Chapitre 6 (partie 2)
Plusieurs coups de feu retentirent avant qu'il n'ait le temps d'apercevoir les créatures. Celles et ceux qui avaient tiré reculèrent aussitôt derrière leur binôme afin de pouvoir recharger leurs armes en sécurité. Les tirs ne cessaient pas. Chaque déflagration envoyait valser des étincelles meurtrières et obscurcissait le paysage. La fumée se répandait vite sur le rivage, mais elle n'était pas encore assez dense pour camoufler entièrement les environs. Henrik y voyait clair. Trop clair. Son regard cherchait l'action, réclamait l'adrénaline dont son corps était privé.
« Observez »
Sa patience fut mise à rude épreuve, mais elle porta ses fruits lorsqu'un Forlonn à la silhouette massive pénétra son champ de vision. Plusieurs de ses camarades lâchèrent des cris horrifiés, cramponnés au bord de la lucarne comme si leur vie en dépendait. Le Forlonn se déplaçait avec souplesse et vivacité, martelant le sable de ses longues pattes velues. On racontait que leur vue était mauvaise, mais il se mouvait à la perfection, comme s'il connaissait déjà le terrain et savait naviguer au cœur des combats. Henrik fut surpris de voir qu'il n'attaquait pas. Plus tenace que ses congénères, il esquivait les tirs et passait au travers des lances en agitant ses antennes de droite à gauche. Il avait presque atteint le pied de la falaise quand, soudain, sa tête pivota vers la tour de guet où se trouvait Henrik. Ses antennes repartirent dans une danse frénétique et incontrôlable.
Alors que le Forlonn s'apprêtait à gravir la paroi, un Localisateur surgit derrière lui et enfonça son épée dans son abdomen. Le coup ne sembla pas l'affecter plus qu'une simple pichenette, mais il suffit à réveiller sa colère. Acculée, la créature se retourna pour affronter son adversaire. Elle se dressa sur ses six pattes arrière et souleva le reste de son corps d'une poussée terrifiante. Bien que la distance ne permît pas à Henrik de distinguer ses crochets venimeux, il se rappelait leur forme arrondie à l'extrémité pointue, leur taille équivalant à celle d'une main humaine.
L'angoisse lui tordit l'estomac, alourdit ses jambes et brouilla sa concentration. La paume plaquée contre son ventre, Henrik ferma les paupières au moment où le Forlonn se jeta sur sa proie. La bile remonta dans sa gorge, mais il la ravala courageusement. Le moment était mal choisi pour laisser ses souvenirs le submerger. S'il flanchait maintenant, il pouvait dire adieu à sa candidature.
Henrik se força à rouvrir les yeux, mais ce qu'il vit n'arrangea rien à la nausée qui le terrassait. Au bord de l'eau, un Forlonn tentait de déloger une lance fichée profondément dans ses orbes noirs. La Localisatrice en face de lui profita de cette occasion pour lui exploser le crâne d'un tir net et précis. Le sang gicla autour d'eux, retapissant le sable humide avant d'être emporté par les vagues. À quelques pas, encerclé par les combats, un binôme se relayait pour tenir tête aux Forlonn. Leurs tirs étaient francs, sans bavure, comme une machine programmée sur la fonction « agir ». Lorsque l'un d'eux était en position de faiblesse, il se réfugiait derrière son partenaire pour recharger son arme à l'abri du danger. La confiance qu'ils se témoignaient était stupéfiante. Elle leur permettait de garder la tête froide et de se plonger corps et âme dans la bataille.
À l'inverse, certains binômes s'étaient retrouvés amputés d'un membre. Cela faisait d'eux des cibles faciles, des remparts inutiles face à la puissance de leurs ennemis. Tétanisé, Henrik suivit des yeux la course-poursuite entre un Localisateur désarmé et un Forlonn enragé. La bête courait à une vitesse qu'aucun humain n'aurait su égaler. Elle rattrapa sa proie au moment où celle-ci se jeta sur l'échelle de corde déroulée le long de la falaise. L'homme se hissa le plus rapidement possible, mais ses efforts ne suffirent pas. Dressé sur l'arrière de son corps, le Forlonn enfonça ses pattes dans la paroi rocheuse, grimpa à hauteur de sa victime et planta ses crochets dans ses omoplates. Henrik devina plus qu'il n'entendit le hurlement du soldat piégé dans sa mâchoire monstrueuse.
Plusieurs candidats témoins de la scène s'écartèrent de la lucarne en poussant des cris effarés. L'un d'eux, le teint blafard, se couvrit la bouche avant de se ruer à l'extérieur pour vomir son petit-déjeuner. Henrik était à deux doigts de craquer, lui aussi. La vue des combats lui était insoutenable. Il avait l'impression de revivre sa propre agression, dix ans plus tard, dans la peau d'un total inconnu. Garder son attention sur la scène lui demanda un effort surhumain. Le temps semblait s'être arrêté, alors que les Forlonn, féroces et obstinés, affluaient par dizaine de la mer agitée. Grâce à leur supériorité numérique, les Localisateurs leur faisaient face sans jamais ployer. Une épaisse fumée blanche s'était propagée sur la côte d'Arlès sous l'avalanche des tirs, enveloppant le paysage dans un halo aveuglant.
Lorsque la plage ne fut plus visible, Henrik recula contre le mur et s'y adossa. La tension étirait ses muscles à un point tel qu'il ne sentait plus ses membres. Sa gorge était encore plus nouée que son estomac douloureux. Henrik respira profondément, s'efforçant de garder ses mains tremblantes derrière son dos. Bien que ses camarades ne soient pas en meilleure forme que lui, il ne voulait pas afficher ses faiblesses devant eux. Il devait rester digne, concentré sur le moment présent, quoi qu'il lui en coûte.
— Écoutez... murmura une femme assise contre le mur.
Henrik tendit l'oreille, mais ne perçut qu'un silence glaçant.
— Je n'entends rien, admit une voix affolée.
— Justement, il n'y a plus de bruit. Les coups de feu ont cessé...
Les candidats se bousculèrent devant la lucarne. En contrebas, l'écran de fumée commençait à se dissiper, encouragé par les assauts du vent. La plage retrouva une netteté morcelée et ce qu'elle dévoila à Henrik le cloua d'horreur. Ce fut comme révéler une plaie purulente sous un bandage en apparence immaculé.
Des dizaines de cadavres jonchaient le sable fin, étalés au milieu de lances brisées, d'épées tordues et de pistolets cassés. Les rescapés aidaient les blessés à se relever et opéraient un tour du périmètre pour s'assurer de leur victoire. À vue d'œil, les pertes étaient plus nombreuses chez les Forlonn, mais Henrik ignorait si ce constat était le même dans toute la zone. Il n'en avait vu qu'une partie. Une infime partie qui avait manqué de lui faire recracher son repas.
« Observez »
Il avait obéi. Il avait vu. Pendant de longues et interminables minutes, il avait aperçu un fragment de son avenir, de la vie qui l'attendrait s'il franchissait le pas en rejoignant l'Académie. C'était ça, l'objectif de la seconde épreuve : tester la détermination des candidats et leur permettre de faire un choix en toute conscience.
« Observez »
L'Académie ne formait pas des esprits indécis, rongés par l'angoisse et l'incertitude ; elle forgeait une élite capable de résister au pire des envahisseurs. Et alors qu'Henrik continuait à observer l'ampleur du massacre, le doute s'insinua en lui et se nicha au creux de son ventre. Avait-il les épaules assez solides pour faire partie de cette élite ?
*
Quelques heures plus tard, les capitaines Fedwin, Bradson et Lewis rassemblèrent les soixante-trois recrues dans le jardin de la Maison d'Aide. Une table rectangulaire avait été dressée pour l'occasion, et sur cette table, Henrik remarqua des billets de locomotive à côté d'un registre en cuir ouvert à la première page.
Les candidats n'avaient pas prononcé un mot depuis leur retour. Les juges leur accordaient le droit au silence, à la réflexion, sans chercher à recueillir leurs impressions sur la dernière attaque. Avant de quitter la tour de guet, Henrik s'était tout de même renseigné sur le sort d'Armelle et Damian. La capitaine Fedwin, venue les récupérer, lui avait appris qu'ils étaient sains et saufs. Le jeune homme était rentré vidé de ses forces, mais soulagé par la bonne nouvelle.
Le regard d'Anselme avait croisé le sien dans l'omnibus et Henrik y avait lu la même émotion que dans celui de ses camarades. C'était une émotion brute, incontrôlable, qui prenait le pas sur tout le reste. Un cocktail explosif où se mêlaient le choc, la terreur et l'impuissance. Henrik la ressentait encore, des heures plus tard, pénétrer sa chair et grignoter ses os. Il ignorait comment il pouvait tenir debout face aux juges alors qu'il n'aspirait qu'à une chose : disparaître six pieds sous terre.
La capitaine Fedwin effectua un pas en avant, les mains derrière le dos dans une posture solennelle.
— Félicitations à tous ! Vous avez passé cette ultime épreuve haut la main. Vous n'avez pas détourné les yeux, vous n'avez pas cédé à la panique et vous ne vous êtes pas enfuis. Vous avez fait exactement ce que nous attendions de vous. Cependant...
Le cœur d'Henrik s'affola dans sa poitrine, cognant en rythme avec l'anxiété tapie dans son estomac. Il n'appréciait pas la tournure de ce discours décisif.
— Votre réussite à l'épreuve ne sécurise en aucun cas votre place à l'Académie. Parce que cette place, en réalité, ne vous est pas offerte. Elle vous est proposée. Si, et seulement si vous vous sentez à la hauteur. Si, après ce que vous avez vu aujourd'hui, votre courage et votre détermination n'ont pas faibli. Si, malgré les risques et le danger, vous êtes prêts à vous investir corps et âme dans la sécurité de notre royaume.
Rusée, la capitaine marqua une pause afin que ses paroles imprègnent les esprits jusqu'à la dernière syllabe.
— Lorsque votre décision sera prise, je vous demanderai de vous avancer et d'apposer votre signature dans ce registre. Réfléchissez bien. Il n'y a aucune honte à renoncer. Bien au contraire. Respecter ses limites est une preuve de courage et le meilleur service que vous rendrez à tout le monde.
Alors qu'il était si sûr de sa décision trois jours auparavant, Henrik se retrouva paralysé. Il tenta de se raccrocher à la bienveillance d'Armelle et Damian, à sa rencontre avec la petite Amélia et à sa volonté de protéger les gens comme elle, mais rien ne fonctionna. Ses pensées étaient en désordre, assujetties au poison mortel de ses souvenirs.
Henrik eut neuf ans à nouveau. L'air était glacial sur la côte. Autour de lui, les Localisateurs hurlaient des ordres incompréhensibles. Les coups de feu lui déchiraient les tympans, faisant battre son cœur à mille à l'heure. Le Forlonn aux taches d'ambre le maintenait au sol grâce à la force de ses pattes. Sa bouche hideuse ressemblait à un tube de poils donnant sur une cavité profonde. Ses crochets surplombaient Henrik comme la lame d'une guillotine prête à tomber.
— Henrik.
L'intéressé plongea son regard torturé dans celui de Siméon, qui l'avait rejoint au troisième rang.
— Tout va bien ?
Henrik comprit ce qui avait attiré son attention. Il se massait le thorax du bout des doigts, à l'endroit précis où résidaient ses cicatrices boursouflées, cadeau d'adieu du Forlonn aux taches d'ambre. La curiosité de Siméon avait malheureusement attisé celle des autres candidats, dont Anselme. Henrik serra les dents d'agacement. Le feu de la honte se déversa dans ses joues malgré lui.
— Il n'y a pas de mal à abandonner, si c'est ce que vous souhaitez, insista Siméon.
— Qui a parlé d'abandonner ? cracha Henrik.
Plusieurs recrues s'étaient regroupées devant la table. Henrik les imita, la tête haute, forçant ses jambes à avancer. Hors de question de renoncer aussi près du but. Il avait besoin de ce salaire. Annette, plus que n'importe qui d'autre, avait besoin de cet argent. Il refusait catégoriquement de s'avouer vaincu.
Lorsque son tour arriva, le capitaine Bradson lui présenta le registre et lui demanda d'appliquer sa signature en bas d'une page vierge. Henrik s'exécuta, rassuré que sa main ne tremble pas. Il reposa la plume dans l'encrier et s'écarta de la table pour laisser la place aux autres. La capitaine Fedwin lui remit ensuite deux billets de locomotive.
— Celui-ci vous ramènera à Carnak dans la soirée, expliqua-t-elle en désignant le premier du lot. Quant à celui-ci, il est valable pour la semaine prochaine et vous conduira directement à Drek. Nous viendrons vous chercher à la gare.
Henrik rangea son précieux sésame et releva la tête sur la paume tendue de la capitaine. Lorsqu'il la serra, celle-ci s'exclama avec un sourire fier :
— Bienvenue à l'Académie !
Hello hello ! :3 Je prie pour que ce chapitre vous ait plu. Je me souviens avoir adoré l'écrire, même si la deuxième partie n'a pas été de tout repos haha. Qu'en avez-vous pensé ?
À très vite <3
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