Chapitre 5 (partie 1)
Le voyage jusqu'à Arlès dura quarante-cinq minutes. Henrik se réjouissait de vivre dans une ère de grandes inventions, lesquelles avaient permis de propulser les locomotives à plus de quarante kilomètres par heure. Depuis une dizaine d'années, la Fondation Ducale des Transports œuvrait à l'élaboration de nouveaux modèles capables d'améliorer l'espace pour les marchandises et le confort des passagers. Henrik regrettait simplement que son père, passionné par ces engins, ne soit plus de ce monde pour assister à leur développement.
Le jeune homme se fraya un chemin difficile sur le quai de la gare. Les voyageurs affluaient comme des mouches, blottis dans les bras de leurs proches ou pressés d'atteindre la prochaine locomotive. Henrik s'engouffra dans le hall du bâtiment, constitué d'un simple guichet placé sous une arche de pierre. Un groupe de personnes était amassé à quelques mètres de l'entrée, sous une pancarte indiquant : « 2ème épreuve d'admission de l'Académie de Drek ». À vue d'œil, ils ne devaient pas être plus d'une quarantaine : des hommes et des femmes âgés de quinze à trente-cinq ans, tous avides de faire leurs preuves dans cette dernière compétition.
Henrik se faufila parmi les candidats en se questionnant sur la marche à suivre. Un juge n'était-il pas censé les accueillir ? Combien de recrues attendaient-ils pour cette seconde épreuve ? L'incertitude le rendit nerveux. Henrik posa son bagage à ses pieds et enfonça les mains dans ses poches afin de ne pas être tenté de se ronger les ongles ; il avait déjà fait suffisamment de ravages.
L'attente sembla durer des heures, mais quand le jeune homme consulta la grande horloge au-dessus du guichet, dix minutes seulement s'étaient écoulées.
— « Ne soyez pas en retard », marmonna Henrik dans une piètre imitation. À qui le dites-vous ?
Le groupe s'était élargi, atteignant des proportions écrasantes pour un endroit aussi modeste que le hall d'une gare. Le volume sonore commençait d'ailleurs à irriter le guichetier, comme pouvait en témoigner son regard exaspéré. Par chance, l'arrivée de Siméon et de ses collègues – les mêmes que la veille - lui évita de s'en mêler. Le silence s'abattit sur les candidats comme si quelqu'un avait appuyé sur un bouton magique.
— Bonjour à tous, et bienvenue à Arlès ! déclara la femme. Veuillez nous excuser pour le retard, l'un de nos omnibus a perdu une roue en chemin, mais le problème est résolu. Permettez-moi de me présenter : je suis la capitaine Miranda Fedwin, et voici les capitaines Henry Bradson et Siméon Lewis.
Siméon Lewis. Voilà un nom qu'Henrik n'était pas près d'oublier. Il se serait bien passé d'avoir affaire à lui une seconde fois. Les pouces coincés dans les poches de son pantalon, Siméon scrutait la foule avec une intensité saisissante, comme s'il désirait imprimer chaque visage au fin fond de son esprit. Henrik se réfugia aussitôt derrière un candidat plus baraqué. Loin de lui l'envie d'attirer l'attention de Siméon.
— Nous allons faire l'appel afin de vérifier que tout le monde est bien là, annonça la capitaine Fedwin. Lorsque vous entendrez votre prénom, dirigez-vous vers la sortie et attendez-nous devant le bâtiment.
Henrik ne patienta pas longtemps avant que son tour arrive. Il s'échappa du groupe en veillant à ne pas croiser le regard de Siméon et rejoignit les candidats sur le trottoir. À l'inverse de Carnak, la gare d'Arlès n'était pas située dans une zone industrielle, mais plutôt en périphérie du centre-ville. Le jaune criard des immeubles alentour, attribué aux foyers modestes, agressait les pupilles comme un soleil trop éclatant. Depuis qu'il vivait sur les terres de la Maison Jaune, Henrik s'était mis à détester cette couleur oppressante, au même titre que ses cheveux blonds, aussi clairs que le blé.
Trois omnibus flambant neufs étaient garés le long du trottoir, ravissant la place aux véhicules de seconde main. La peinture blanche de la carrosserie faisait tache dans le paysage urbain, mais représentait en parallèle un véritable plaisir pour les yeux. L'inscription « Académie de Drek » était imprimée sur les portes dans une belle écriture cursive, d'un noir d'encre. Mains sur les hanches, Henrik félicita cet accueil renversant d'un sifflement admiratif. L'Académie n'avait pas lésiné sur les moyens pour impressionner ses candidats. Tous ouvraient des yeux ronds face à la prestance du cortège, certains n'hésitant pas à le contourner ou à se pencher afin d'en apprécier tous les rouages. Seule une personne demeura insensible à l'effusion générale.
Henrik supposa d'un regard que l'inconnu, âgé d'une vingtaine d'années, était membre de la haute société ; son allure empestait l'argent à des kilomètres. Il avait glissé sa cravate noire à froufrous dans le col de son gilet en velours carmin, comme seul un aristocrate aurait su le faire. Serrée à la taille, sa redingote s'évasait le long des cuisses, frôlant le haut de ses bottes lustrées. Ses cheveux bruns, rejetés en arrière, étaient arrangés comme s'il s'apprêtait à pénétrer dans une salle de bal. Henrik faisait pâle figure avec son gilet en lin et son manteau délavé assorti d'une vieille ceinture en cuir. Mariella lui avait suggéré plus d'une fois de se débarrasser de cette ceinture, mais celle-ci ayant appartenu à sa grand-mère, il n'avait jamais pu s'y résoudre. C'était le seul souvenir de sa vie passée.
Lorsque tous les candidats furent regroupés à l'extérieur, Miranda Fedwin reprit la parole d'une voix audible :
— Vous êtes soixante-trois. Je veux donc vingt-et-une personnes dans chaque omnibus. Nous allons commencer par vous conduire à la Maison d'Aide, où vous serez logés pendant les prochains jours, puis nous vous expliquerons le reste du programme quand vous serez installés.
Les Maisons d'Aides, fondées par lady Eugénie, fille cadette du duc de la Maison Bleue, représentaient des établissements caritatifs dont l'objectif visait à accueillir les rescapés et les témoins traumatisés des attaques de Forlonn. Des bénévoles leur offraient asile, écoute et réconfort en attendant qu'ils puissent rejoindre leur famille dans de meilleures dispositions. L'hiver, elles ouvraient également leurs portes aux mendiants transis par le froid. Henrik et Aslak avaient profité plus d'une fois de leur charité. À Drek et à Satbury, dans le duché de la Maison Verte, ainsi qu'à Alendor, capitale du duché de la Maison Rouge. Loger les candidats dans une Maison d'Aide lui paraissait un moyen astucieux de garder un œil sur tout le monde.
La foule se dispersa. Henrik prit soin de ne pas monter dans le même omnibus que Siméon. Moins il aurait affaire à lui et mieux il se porterait. Il se retrouva finalement dans le même véhicule que la capitaine Fedwin, assis entre une jeune femme à la peau basanée et l'aristocrate qu'il avait aperçu sur le trottoir. Celui-ci serrait son bagage contre lui comme un père protégeant vigoureusement son enfant. Un individu de son rang ne devait pas être habitué à emprunter les transports publics.
Dix minutes plus tard, l'omnibus les déposa aux portes d'un immense édifice en pierre jaune. Les capitaines se regroupèrent à l'entrée, devant les candidats impatients, et Siméon sonna la cloche. Une femme vêtue de blanc et coiffée d'un chignon haut leur ouvrit. Son sourire affable tranchait sur l'air renfrogné de Siméon. Henrik, qui se trouvait dans sa diagonale, ravala un rictus moqueur en constatant l'absence de réaction sur son visage.
Leur hôte les fit pénétrer dans une galerie couverte bordée de colonnes sculptées. Des fleurs de lys tapissées de feuilles d'or illustraient les chapiteaux, guidant les pas des voyageurs dans une clarté douce et apaisante. Au-delà de la galerie s'étendait un grand jardin dans lequel se promenaient quelques pensionnaires. Bien que l'établissement soit situé en plein cœur de la ville, l'épaisseur des murs permettait un isolement total. Henrik n'entendait pas un bruit à l'extérieur de ses prestigieuses fondations.
Le jeune homme accéléra le pas pour rejoindre le groupe qui l'avait distancé. Après s'être abîmé les genoux dans un escalier aux marches hautes, ils pénétrèrent dans une pièce construite toute en longueur. Les torches suspendues aux murs tissaient une atmosphère tamisée, sereine, propice à la détente et à l'endormissement. Des couchettes rudimentaires formant deux rangées compactes étaient disposées de part et d'autre de la salle. Une serviette propre avait été déposée sur chacune d'entre elles.
— Voici l'endroit où vous dormirez, annonça la capitaine Fedwin. À l'Académie, les hommes et les femmes occuperont des dortoirs séparés, mais c'est un luxe que nous n'avons pas ici. Il faudra vous en contenter.
Henrik frissonna, soudain tendu. Il n'était pas habitué à vivre en collectivité. À l'auberge, il bénéficiait d'une chambre privée et pouvait choisir ou non de partager ses repas avec quelqu'un. Annette, Mariella et Noah ne lui avaient jamais reproché son besoin de solitude. S'isoler était facile. À l'Académie, les choses le seraient beaucoup moins. Il y aurait des règles à respecter, des cours à suivre, des liens à nouer. Henrik appréhendait déjà son adaptation à cette nouvelle routine.
— Choisissez votre couche et placez-vous devant, ordonna la capitaine.
Les candidats s'exécutèrent sans piper mot. Henrik opta pour la troisième couchette sur sa gauche. L'aristocrate semblait avoir eu la même idée. Il lança un regard mauvais à Henrik, qui haussa les sourcils d'un air perplexe.
— Bah quoi ? Ce n'est qu'une place. Il y en a une pour tout le monde.
Forcé de lui donner raison, le jeune homme déposa son bagage sur la couchette opposée. Sa mine grincheuse égalait presque celle de Siméon, à la différence qu'il n'avait rien d'intimidant. Il ressemblait davantage à un enfant qui se serait vu refuser un caprice absurde.
— Je n'arrive pas à croire qu'il ait osé lui dire ça, murmura la voisine d'Henrik au garçon sur sa droite.
— Tu penses qu'il va avoir des problèmes ?
— Je ne suis pas sourd, hein ! grommela Henrik. Si vous avez quelque chose à dire, vous pouvez me le dire en face.
La jeune fille, qui ne devait pas avoir plus de quinze ou seize ans, tordit ses mains devant elle avec nervosité. Elle se rapprocha d'Henrik et profita de l'agitation pour s'exprimer clairement :
— Tu ne sais pas qui il est ?
— Je devrais ?
— Tu étais sûrement dehors quand ils ont appelé son nom, comprit-elle. Tu n'as pas entendu.
Elle jeta un coup d'œil vers l'aristocrate avant de reporter son attention sur Henrik.
— C'est Lord Anselme. Le troisième fils du duc de la Maison Rouge.
L'information se nicha dans l'esprit d'Henrik avec incrédulité. Que pouvait bien faire un individu de son rang dans un endroit pareil ? Le duc l'avait-il envoyé ici pour faire ses preuves ? Il n'était pas rare que les derniers nés d'une famille riche soient contraints de se tourner vers une carrière militaire. Quelle qu'en soit la raison, Henrik comprenait mieux la réaction puérile d'Anselme. Monsieur le fils du duc n'était sûrement pas habitué à voir ses désirs éconduits.
— Et alors ? lâcha Henrik, les mains dans les poches. S'il est ici, c'est pour la même raison que nous. Il n'a pas à recevoir un traitement de faveur.
— Votre attention !
Le silence tomba dans la salle. Satisfaite, la capitaine Fedwin balaya l'assemblée du regard. Sa grande taille et la portée de sa voix en imposaient autant que les pistolets attachés autour de ses hanches. Henrik remarqua qu'une mèche blonde s'était échappée de son chignon et se baladait sur son front large.
— Vous avez quartier libre pendant une heure. Vous trouverez de quoi vous restaurer dans le réfectoire. À midi, je veux que vous soyez tous rassemblés dans la galerie. Nous vous conduirons sur la côte d'Arlès et vous serez ensuite répartis dans les six tours de guet qui la composent.
Henrik avait anticipé un choc plus rude, des visages sidérés, des yeux écarquillés de terreur. Pas une angoisse modérée, flottant dans les rangs comme une brise légère. Il comprit alors que ses camarades s'étaient eux aussi préparés à cette annonce.
— Qu'attendez-vous de nous exactement ? interrogea une femme.
— La dernière attaque des Forlonn à Arlès remonte à trois jours, relata la capitaine. Vous avez lu les journaux. Je ne vous apprends rien en vous disant que leurs apparitions se font de plus en plus rares, ces temps-ci. Néanmoins, ils n'ont pas disparu pour autant et il est de notre devoir de nous tenir prêts en toutes circonstances. L'épreuve qui vous attend est la suivante : vous assisterez les Localisateurs dans leur travail de surveillance jusqu'à la prochaine attaque des Forlonn.
— Et ensuite ? demanda la personne au premier rang. Que ferons-nous quand les Forlonn reviendront ? Nous ne sommes pas encore qualifiés pour les combattre.
— Vous n'aurez rien à faire, expliqua le capitaine Bradson d'un ton flegmatique. Rien, à part observer.
Henrik déglutit, flairant le piège à plein nez. Il ne croyait pas à l'aspect théorique de cette épreuve. Comment pouvaient-ils espérer se démarquer si leur mission consistait à se tourner les pouces dans une tour ?
— Je ne comprends pas, admit un jeune homme troublé. Si nous ne faisons rien, comment sélectionnerez-vous les candidats ? Comment savoir qui mérite ou non sa place à l'Académie ?
Alors qu'il n'avait pas prononcé un mot depuis leur arrivée, Siméon trancha, énigmatique à souhait :
— Ne vous inquiétez pas. Nous saurons.
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