Chapitre 25 (partie 2)

Secoué par les épreuves des dernières heures, le jeune homme ramena ses bras contre sa poitrine et abandonna sa tête contre la cloison du véhicule. Ses émotions étaient en pagaille, ses membres endoloris, et c'était à peine s'il arrivait à formuler une pensée cohérente. Il n'avait plus la force de chasser l'attention de Siméon, de consoler Josefina ou de poursuivre la conversation. Tout juste parvint-il à écarter un pan du rideau en percevant le grondement caractéristique d'une fontaine.

Henrik s'attarda sur les sculptures qui semblaient s'animer sous le faisceau des lampadaires. Il aurait reconnu cette place les yeux bandés. Noah et lui y descendaient fréquemment pour y puiser de l'eau et Mariella y passait pour se rendre au théâtre.

Ils n'étaient qu'à quelques rues de l'auberge des trois épis.

Margaret emprunta la direction opposée et s'engagea dans un quartier prisé, où Henrik n'avait jamais mis les pieds. Elle gara le fiacre devant un établissement à la façade brune, bâti sur trois étages et entouré de grilles en fer forgé. Des buissons taillés et des massifs de fleurs bordaient l'allée principale menant au perron. L'écriteau au-dessus de la porte indiquait en lettres capitales : AUBERGE DE MADAME DURAND.

Personne ne les accueillit au comptoir, mais cela n'empêcha pas Anselme et Eugénie de prendre leurs aises. Équipés d'une bougie volée à la réception, ils montèrent les escaliers recouverts d'un tapis de velours. Le silence jouait ses notes apaisantes dans les couloirs vides, brisé à intervalle régulier par le balancier d'une horloge et les ronflements des locataires.

La chambre dans laquelle ils entrèrent était grande et spacieuse, dotée du confort réservé à l'aristocratie. La présence de plusieurs bagages entassés dans un coin et de vêtements éparpillés sur l'édredon fit comprendre à Henrik qu'il se trouvait dans le repère de ses complices.

— Asseyez-vous là, Henrik, l'enjoignit Eugénie en désignant le sofa rembourré. Je vais m'occuper de vos blessures.

À ces mots, le groupe se dispersa dans la pièce. Après avoir allumé la lampe à huile, Anselme ranima le feu dans la cheminée, Fernand entreprit de nettoyer le désordre et Siméon rassembla le matériel médical nécessaire. Josefina, quant à elle, entraîna Margaret dans une salle adjacente. Le choc n'avait pas quitté son visage. À elle seule, son expression agissait comme un rappel cuisant des horreurs dissimulées dans les entrailles de l'entrepôt.

Le venin des Forlonn était une source d'ambre.

Précieuse, inépuisable et sans cesse renouvelée dans le sang.

Unis dans leurs méfaits, les duchés complotaient pour récupérer leur part et s'enrichir sur le dos de leurs victimes ignorantes. Localisateurs, Forlonn, tout le monde y passait. Henrik aurait dû s'en douter à l'instant où Siméon avait mentionné les exploitations du duc Harold. Car c'était là-bas, isolés de la société, que ses ouvriers extrayaient l'ambre si célèbre à Lubban. Encore une farce à laquelle ils avaient tous adhéré les yeux fermés.

Il n'y avait jamais eu d'ambre sur les terres de la Maison Jaune. Seulement des travailleurs exploités réduits à l'état de cobaye.

« Il y avait quelque chose dans leur nourriture, n'est-ce pas ? »

« Harold n'a rien fait pour les aider. Il a envoyé les soldats les exterminer. »

« Tu possèdes donc le pouvoir de transformer un Forlonn en humain. »

« Ta grand-mère a dû te révéler quelque chose. Ou te léguer quelque chose. »

Si Harold avait trouvé le moyen de métamorphoser des humains en créatures, Henrik détenait celui qui pouvait inverser le processus. Comment l'avait-il obtenu ? Cette question commençait à l'obséder autant que Malva. Il lui manquait la pièce finale du puzzle, mais il ignorait comment mettre la main dessus.

— Henrik ? M'écoutez-vous ?

— Quoi ?

Eugénie était assise dans un fauteuil. À sa gauche, une desserte présentait un arsenal d'outils médicaux, dont des ciseaux, une aiguille, du fil et des bandages. Henrik blêmit sous le regard désolé de la jeune femme.

— Je vais m'occuper de votre blessure, expliqua-t-elle. Vous feriez mieux de vous allonger.

— Vous... Vous êtes médecin ?

— Non, mais si cela peut vous rassurer, ce n'est pas la première fois que je suture une plaie. Faites-moi confiance.

Henrik était à court d'option. Le saignement s'était arrêté, mais l'entaille, dont il ignorait la profondeur exacte, pouvait s'infecter à tout moment. Ravalant ses réticences, il s'allongea prudemment et étendit ses jambes sur le canapé. Eugénie lui remit un morceau de tissu.

— Au cas où vous auriez besoin de crier.

Des pas se rapprochèrent et Henrik vit l'ombre de Siméon s'étirer au-dessus de lui. L'inquiétude plissait ses yeux et contractait le coin de ses lèvres. Elle était plus discrète, plus nuancée que dans l'entrepôt, mais d'une sincérité tout aussi désarmante. Henrik s'en détourna, les joues en feu, et fourra l'étoffe entre ses dents.

Les prochaines minutes lui semblèrent interminables. La douceur d'Eugénie ne parvint pas à atténuer la douleur, qui se propagea dans son organisme en un flux étourdissant. Henrik sentait son cœur pulser partout à la fois et la chaleur engourdir ses membres crispés. Alors qu'il s'agrippait au dossier molletonné, la main de Siméon trouva la sienne et Henrik s'y cramponna de toutes ses forces.

Un coup de ciseau plus tard, Eugénie s'écarta et reposa les outils sur la desserte. Le soulagement qui s'empara d'Henrik lui donna le vertige. Il essuya ses joues perlées de sueur et se redressa avec l'aide de Siméon.

— Et maintenant ? demanda-t-il en scrutant le visage d'Eugénie, qui se lavait les mains dans une bassine. On peut aller à l'auberge ?

— Une promesse est une promesse. Nous allons mettre vos proches en sécurité, mais vous ne viendrez pas avec nous.

— Pardon ?

— Le capitaine Lewis nous a raconté comment Malva vous avait retrouvés, intervint Anselme. Je connais ses chiens. Habituellement, ils sont dressés pour la chasse, mais Lady Kala les avait éduqués pour qu'ils pistent n'importe quel type d'odeur. Où que tu ailles, ils te retrouveront. Si tu nous accompagnais, tu mettrais ta famille en danger.

— Je fais quoi, alors ? bredouilla-t-il, désemparé. Puisqu'aucun endroit n'est sûr, où suis-je censé aller ?

— Dans l'Archipel.

Les protestations d'Henrik s'évanouirent dans un souffle choqué. Tandis qu'Eugénie bandait la plaie fraîchement recousue, il dévisagea Anselme avec perplexité, essayant de suivre son raisonnement.

— Nous en avons longuement discuté et c'est le seul moyen pour que tu sois en sécurité.

— En sécurité ? On ne sait même pas ce qui se passe dans l'Archipel. Vous pensez vraiment que les Forlonn vont nous accueillir à bras ouverts ?

— Nous n'avons pas le choix, insista Anselme. Eugénie, Margaret et moi avons de l'influence auprès de la population. Le capitaine Lewis en a dans l'Archipel. Nous allons œuvrer ici pendant que vous essaierez de convaincre les Forlonn de nous aider. Pour obtenir le soutien nécessaire, il faut commencer par changer leur image et cela n'aura pas lieu sans leur entière collaboration.

Le plan paraissait simple : faire des Forlonn leurs alliés pour lutter contre leur véritable ennemi. Mais le serait-il à mettre en pratique ?

Siméon avait mentionné l'existence d'un clan hostile aux humains. Quelle serait leur réaction face à la vérité ? La question se posait aussi du côté des Localisateurs. Cela faisait déjà plusieurs décennies que les Forlonn provoquaient meurtres et ravages sur les côtes de Lubban. Des milliers de Localisateurs avaient péri sous leurs crochets, dont la mère de Margaret et Josefina. La haine était ancrée dans les cœurs comme une racine dans la terre. Accepteraient-ils de croire en la culpabilité des duchés, sans aucune preuve à l'appui ? Parviendraient-ils à enterrer la hache de guerre et à effacer les rancunes du passé ?

Henrik chercha l'attention de Siméon, dont le silence commençait à l'étonner. Posté à côté du sofa, le capitaine posa sur lui un regard inflexible.

— Qu'est-ce que vous en pensez ?

— J'ignore l'accueil qui nous sera réservé, mais nous devons essayer.

— Ça ne sera pas pire que de rester ici, commenta Fernand.

— Parce que tu comptes venir ? s'exclama Henrik.

— Évidemment. Et Josefina aussi. Où pensais-tu que nous irions ?

Henrik n'y avait pas réfléchi, mais à aucun moment il n'envisageait de mêler ses plus précieux alliés à des manigances d'une telle ampleur. La mort leur pendait au nez et ils ne méritaient pas de goûter à son courroux. Aucune des personnes présentes ne méritait ça.

— Fernand, vous en avez déjà fait beaucoup...

— Ça n'a rien à voir avec toi, Henrik, protesta Josefina.

Son amie traversa la pièce d'un pas décidé. Quand elle s'assit, Henrik remarqua d'abord ses paupières gonflées et le cercle rouge autour de ses iris, puis il discerna le brasier qui s'y consumait. Le chagrin n'avait pas englouti sa ténacité légendaire. Josefina était toujours la même. Une battante, jusqu'au bout des ongles.

— Une part de moi en voudra toujours aux Forlonn pour ce qu'ils ont fait à ma mère. Mais je ne suis pas idiote au point de me laisser aveugler par la haine. Je sais qui sont les vrais coupables. Et ils paieront. C'est pour ça que je vais t'accompagner. C'est ce que ma mère aurait voulu. J'en suis certaine.

Margaret serra l'épaule de sa cadette dans un geste de fierté absolue.

— Au sujet de la famille d'Henrik, songea Fernand, avez-vous décidé de l'endroit où la cacher ?

Anselme et Eugénie échangèrent une œillade sceptique. La requête d'Henrik était une entorse à leur plan ; aucun d'eux n'avait eu le temps d'y prêter attention.

— Parce que j'ai peut-être une solution à vous proposer, renchérit Fernand. Mon grand-père habitait une riche demeure dans la banlieue de Villexir. Il me l'a léguée à sa mort, mais je n'ai pas indiqué son adresse sur le registre d'inscription de l'Académie. Personne ne les trouvera là-bas.

— Tu es sûr que ça ne pose aucun problème ? demanda Henrik, touché par sa générosité.

— La maison est déserte, il faut bien qu'elle serve à quelque chose. C'est la meilleure utilité que je peux lui donner. Vous y trouverez aussi des armes et des munitions. Mon grand-père était Localisateur, il en avait toute une collection. Vous pouvez vous en servir.

L'affaire fut close et Henrik s'en tira avec un poids en moins sur le cœur. L'assurance qu'il n'arriverait rien à ses proches lui permettrait de gagner l'Archipel dans de meilleures dispositions.

Avant de partir, Henrik laissa Eugénie s'occuper de ses poignets lacérés par les chaînes, puis fouilla son sac à la recherche d'une chemise propre. La texture rêche du cuir usé avorta ses gestes frénétiques. Le cœur battant, hanté par sa confrontation avec Malva, Henrik s'empara de la ceinture de sa grand-mère.

Cet accessoire avait toujours fait partie de sa vie, raison pour laquelle il ne s'y était jamais intéressé. Il l'avait nouée autour de sa taille un nombre incalculable de fois, nourrissant de temps en temps une pensée pour Lucia et Viktor, mais il n'avait pas pris le temps de la regarder avec un œil neuf.

— Qu'est-ce que tu fais ? s'enquit Fernand.

Pour toute réponse, Henrik se pencha pour examiner la ceinture sous l'éclairage de la lampe à huile. Le cuir abîmé n'était pas agréable au toucher et l'un des crans s'était dilaté tant il avait été utilisé. Bien qu'elle ait été remplacée plusieurs fois, la boucle métallique présentait des signes d'oxydation, preuve de sa piètre qualité. Henrik étudia plus attentivement les coutures qui sillonnaient la sangle.

Un détail l'interpella. Au centre, bordant la ligne supérieure, il remarqua trois points dont la couleur et l'irrégularité tranchaient sur le reste de l'ouvrage. On aurait dit que les fils avaient été modifiés. Intrigué, Henrik lissa la zone du pouce et sentit ce qui s'apparentait à une légère boursouflure, invisible à l'œil nu.

— Passe-moi les ciseaux, murmura-t-il.

Une fois l'outil en main, Henrik défit les coutures avec d'extrêmes précautions, mais il eut besoin d'un couteau pour écarter le cuir épais. À l'intérieur, figé dans cet écrin insolite, reposait un minuscule morceau de papier.

Un mélange d'euphorie et d'appréhension fit accélérer les battements de son cœur. Sous la vigilance de Fernand, qui ne perdait pas une miette du spectacle, Henrik retira le fin papier du bout des doigts. Deux lignes manuscrites à moitié effacées transpercèrent ses rétines curieuses.

Village de Leevdon

Sous le Grand Chêne


Helloooo ~ 

Avant toute chose, je dois avouer que je ne suis pas entièrement satisfaite de ce chapitre. Je l'ai écrit alors que je n'étais pas dans de très bonnes dispositions mentales, on va dire. Ce n'est pas grave, il sera amélioré à la réécriture, mais j'espère que vous l'avez quand même apprécié :) À votre avis, que vont-ils découvrir dans le prochain chapitre ? 

Fun Fact: l'idée du mot dans la ceinture est l'une de mes toutes premières idées, quand je développais l'intrigue il y a un an. Sauf que je n'étais pas certaine que ce soit crédible, donc j'ai fait le test moi-même. J'ai bidouillé une vieille ceinture à moi (OK, ce n'était pas du cuir, mais bon...) et j'y ai glissé un bout de papier haha. Ça fonctionnait bien, donc j'ai gardé l'idée :)


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