Une manufacture.
Dispersés à différents postes, des dizaines d'ouvriers œuvraient à la tâche qui leur était confiée. Henrik considéra les lieux avec une vue d'ensemble, mais lorsque sa curiosité l'embarqua à la découverte des ateliers, le sang déserta son visage. Et il comprit que c'était ça, le véritable cauchemar.
Derrière des tables en fer, des hommes munis de gants en cuir réceptionnaient les têtes des Forlonn qui avaient été sectionnées au préalable. Comme s'ils répétaient une danse apprise par cœur, ils ouvrirent la gueule des créatures pour en arracher les chélicères à la seule force de leurs mains. Précis et minutieux, ils vérifièrent que les crochets étaient en bon état avant de les jeter dans des bacs en métal que leurs collègues récupérèrent ensuite. Les crânes déchiquetés furent abandonnés à même le sol comme de vieux déchets destinés à la fosse commune.
Plus loin, d'autres ouvriers vêtus d'un tablier crasseux étudiaient les chélicères avec une extrême concentration. Armés d'outils et d'ustensiles aux noms imprononçables, ils effectuèrent une série de manipulations qui leur permit d'extraire la substance contenue dans les crochets.
Le venin des Forlonn.
Celui-ci fut ensuite transvasé dans un tonnelet, dont Henrik apercevait plusieurs rangées compactes sur une autre table.
Ses yeux naviguèrent jusqu'au dernier poste, attirés malgré lui par l'horreur qui s'y déroulait. Évoluant autour des chariots massifs qu'Henrik avait repérés sur la plage, des hommes baraqués soulevaient les corps des Localisateurs et les disposaient sur un grand établi en bois.
Mais ces corps, en réalité, n'en avaient plus que le nom. Il n'en restait plus aucune trace. La chair et les organes internes s'étaient entièrement désintégrés. Seul demeurait le squelette emprisonné dans un cocon à la couleur d'ambre. Un moule de feu aux reflets chatoyants qui avait immortalisé la position du cadavre au moment de sa mort, comme s'il s'était greffé à la peau pour progressivement la remplacer.
Tétanisé, Henrik vit les ouvriers s'emparer de marteaux et de maillets en fer, puis les abattre sur les dépouilles. Coup après coup, ils broyèrent la coquille ambrée comme on pilonnerait du verre brisé, et se débarrassèrent des ossements les plus volumineux. Ils récoltèrent de cette façon des pierres d'ambre de taille et de forme variées, allant d'un bloc amputé à partir d'un buste à un minuscule morceau provenant d'un orteil.
Alors qu'Henrik assimilait doucement ce sinistre spectacle, une image émergea dans son esprit. Non, pas une image. Un souvenir.
Il se remémora son passage avorté au Marché des Curiosités. Avant de perdre ses amis dans la foule, il s'était arrêté pour admirer un siège sculpté dans de l'ambre et avait aperçu de fins éclats enfermés dans la résine. Henrik avait pensé à du bois ou à des résidus d'ossement animal.
Le choc tordit son estomac en deux.
Non, ce n'était pas des ossements d'animaux.
— Je crois que je vais vomir, souffla Josefina.
Étouffant un haut-le-cœur, son amie le repoussa sans ménagement et se précipita à l'extérieur. Henrik s'échappa des bras de Siméon pour la rejoindre, mais son corps le trahit au bout de trois pas. Anselme l'escorta dehors, où Josefina recrachait son dernier repas contre le mur. Ses traits crispés et ses yeux exorbités criaient sa colère et son dégoût. Henrik savait ce qu'elle avait vu sur cet établi en bois, en lieu et place de ces pauvres gens réduits en morceaux.
Sa mère était Localisatrice.
Henrik baissa les yeux, démuni face à sa douleur. À ses côtés, Eugénie, qui avait retiré son masque de chat, était d'une pâleur sans nom. Anselme s'assura qu'elle n'allait pas s'écrouler avant de s'approcher de Josefina. Sa main trouva son épaule dans une tentative maladroite de réconfort.
— Je comprends ton chagrin, mais nous devons partir immédiatement.
Son attention dévia sur Henrik.
— Peux-tu marcher ?
— Oui.
— Alors, dépêchons-nous.
Henrik ne chercha pas à savoir où étaient les gardes, soulagé de pouvoir s'enfuir. Le poids léger d'un vêtement lui tomba sur les épaules avant qu'il ait le temps d'avancer. Surpris, il serra d'instinct le col rigide entre ses doigts et pivota en direction du coupable. Dépossédé de sa redingote, Siméon dédaigna ses remerciements en agrippant délicatement son bras.
— Allons-y.
La nuit battait son plein, mais la lune, complice et discrète, éclairait suffisamment le paysage pour qu'ils puissent s'orienter. En quête de repères, Henrik passa en revue son environnement. De part et d'autre d'un chemin gravillonné s'étiraient une longue rangée de conifères ainsi qu'une vaste pelouse fraîchement tondue, dont la brise charriait encore les effluves agressifs. La route menait à un édifice qui devait paraître impressionnant en plein jour, mais qui perdait son pouvoir une fois la nuit tombée. Henrik ne distinguait rien d'autre que des traînées lumineuses derrière les multiples fenêtres.
Claquant des dents, il allongea le pas pour marcher à côté de Siméon. La rosée de l'herbe mouillait ses chaussures et lui refroidissait les pieds, malgré le rythme soutenu de leur progression.
— Où sommes-nous ?
— Chez le duc de la Maison Jaune.
— Carnak ? souffla-t-il, estomaqué.
« L'auberge des trois épis n'est pas très loin d'ici. Il paraît que le service y est impeccable. Je serais curieuse de m'y aventurer. »
Un frisson de terreur mordit la peau d'Henrik, qui ne put s'empêcher de ralentir. La menace était réelle. À l'instant où Malva apprendrait sa fuite, elle enverrait ses hommes chez Annette.
— Il faut qu'on aille à l'auberge.
— C'est le premier endroit où ils vous chercheront, raisonna Siméon. Vous ne mettrez pas les pieds là-bas.
Têtu, Henrik s'arrêta au milieu de la pelouse, forçant le groupe à l'imiter. Son masque de renard à la main, Fernand dardait sur lui un regard anxieux.
— Malva a menacé de s'en prendre à eux. Quand elle verra que j'ai disparu, elle...
Cette pensée le paralysa.
— Je ne peux pas laisser faire ça. Je ne permettrai pas qu'elle leur fasse du mal !
— Et moi, je ne permettrai pas que vous vous mettiez une fois de plus en danger, rétorqua Siméon.
— Si vous ne voulez pas m'accompagner, ça m'est égal. J'irai seul.
— Essayez de comprendre, Henrik. Les risques sont trop importants. Vous courrez à votre perte !
La colère fusa dans la poitrine d'Henrik à la vitesse d'un éclair aveuglant. Les mots jaillirent avant qu'il puisse les retenir :
— Vous n'êtes qu'un sale égoïste ! Vous ne vous préoccupez de la vie des autres que lorsqu'ils peuvent vous être utiles. Le reste du temps, vous n'en avez rien à faire. Vous vous moquez bien de ce que je peux ressentir. Vous ne voyez même pas que je vous...
— Henrik.
Ferme et tranchante, la voix de Fernand vibra dans la pénombre comme une lame dégainée de son fourreau. Henrik en eut le souffle coupé. Derrière le voile obscur qui noircissait les prunelles de Fernand, il aperçut l'effroi, le choc et la panique. Autant d'émotions réprimées qui menaçaient à tout moment d'éclater.
— Calme-toi, s'il te plaît, supplia-t-il. Ce n'est pas le moment de se disputer. Il faut d'abord que nous partions d'ici.
— Et ensuite ? murmura Henrik, au bord des larmes. On se sauve et on les abandonne ? C'est ça, que tu proposes ?
Une part de lui regrettait de décharger ses nerfs sur ses amis, qui avaient risqué leur vie pour le libérer, mais il n'arrivait plus à réfléchir. À chaque battement de cils se superposait le cadavre d'Annette, gisant dans la cuisine de l'auberge. Il voyait Mariella avec une épée dans le ventre et Noah avec une balle dans la tête.
Puis Aslak, étendu sur la chaussée.
Son père, fauché par une locomotive.
Sa mère, baignant dans son propre sang.
Sa grand-mère, emportée par une maladie incurable.
Les sanglots lui vrillèrent la poitrine, balayant la veste de Siméon qui glissa sur ses épaules.
— Je ne veux pas les perdre aussi, hoqueta Henrik. Il faut faire quelque chose. Je vous en supplie...
Siméon et Fernand amorcèrent un pas dans sa direction, mais Eugénie les devança. Abandonnant son masque sur l'herbe, elle cueillit le visage d'Henrik de ses mains chaudes et rassurantes. Ses pouces tracèrent des courbes réconfortantes sur ses pommettes mouillées.
— Respirez, Henrik, intima-t-elle d'une voix douce. Tout va bien se passer. Malva est au manoir, ils organisent un bal masqué pour l'anniversaire de sa mère. Elle ne reviendra pas avant plusieurs heures. Les gardes non plus. Nous avons le temps de quitter le domaine et de nous mettre en sécurité. Ensuite, nous nous occuperons de votre famille. Je vous le promets.
— Comment est-ce que je pourrais vous croire ?
— Je n'ai malheureusement rien d'autre à vous apporter que cette promesse. Vous devez me faire confiance.
Eugénie était à l'origine de la création des Maisons d'Aide. Sa réputation faisait d'elle une âme chaleureuse, qui avait à cœur le bien-être des plus démunis. Elle avait mis en péril son amitié avec Malva pour lui porter secours. Ses actes valaient mille fois plus que n'importe quelle promesse.
Le jeune homme y puisa la force de ravaler son chagrin. Il obligea ses poumons à se remplir d'oxygène et rajusta la redingote sur ses épaules nues. Le spectre de la douleur hantait la blessure gravée sur son torse, mais il se força à l'ignorer. Progressivement, ses jambes molles, cassées par le poids de ses émotions, se remirent en état de marche.
Avantagé par sa connaissance des lieux, Anselme mena le groupe à travers des foulées énergiques, mais ses complices avancèrent près d'Henrik, comme un rempart désireux de protéger ses fondations fragiles. Huit bras prêts à le soutenir au moindre obstacle. L'attention qu'ils lui témoignaient tous lui fit regretter son attitude et ses paroles blessantes, mais il ne pouvait rien contre la honte qui l'accablait. Eugénie avait raison. Ils devaient quitter cet endroit le plus vite possible.
Postée à l'entrée d'un fiacre, Margaret guetta leur arrivée sur un sentier dérobé entouré d'arbres feuillus. L'inquiétude creusa ses traits quand elle avisa l'état déplorable d'Henrik et le regard brisé de Josefina, mais elle garda son sang-froid et leur ouvrit la porte. Les explications attendraient.
Le jeune homme s'affaissa contre la banquette moelleuse et resserra le col du tissu autour de son cou. Le contraste entre la fraîcheur extérieure et la chaleur de l'habitacle le fit frissonner. Fernand et Josefina s'installèrent à ses côtés ; Siméon, Anselme et Eugénie face à eux.
Le carrosse s'ébranla dans une légère secousse. Pendant de longues minutes, personne ne parla. Les non-dits flottaient dans l'air et dans les regards qu'ils se lançaient à la dérobée. Un gouffre s'était ouvert dans les yeux de Josefina et faisait trembler ses poings serrés. Fernand frôla sa cuisse du bout des doigts en un rappel silencieux de sa présence, d'une épaule sur laquelle elle pouvait s'appuyer. Face à lui, Siméon fixait le rideau carmin avec une expression indéchiffrable. L'inquiétude poignante qu'il avait manifestée un peu plus tôt s'était entièrement dissipée, balayée par une rafale destructrice. Son cœur s'était refermé comme une porte que l'on claquerait violemment. Henrik tenta de croiser son regard, mais Siméon lui en refusa l'accès.
— Comment m'avez-vous retrouvé ?
Il espérait que cette question lui délie les lèvres, mais Anselme ouvrit la bouche en premier. Il expliqua de quelle façon Siméon et Margaret l'avaient contacté - par le biais d'un courrier urgent – et relata l'interrogatoire qui avait suivi. Comme Henrik s'en était douté, Anselme n'était pas au courant de la véritable nature des Forlonn et des manigances des différentes Maisons. Sa famille l'avait tenu à l'écart de la vérité, tout comme Eugénie qui avait accepté de leur apporter son aide. Grâce à son amitié avec Malva, elle avait obtenu de ses gardes personnels toutes les informations qui leur manquaient, de la capture d'Henrik par Lord Edouard à l'emplacement même de sa séquestration.
— Pourquoi est-ce que vos parents ne vous ont jamais mis dans la confidence ? s'étonna le jeune homme.
— Par manque de confiance, devina Anselme. Mon père et moi avons toujours entretenu une relation conflictuelle, alors que mes frères l'adorent. Pendant que je veillais sur ma mère malade, ils se préparaient à reprendre le flambeau. Je suppose que ma volonté de partir leur a bien facilité la tâche.
Anselme s'enfonça dans la banquette avec un rictus écœuré. Sensible à ses états d'âme, Eugénie entremêla délicatement ses doigts aux siens. Sa jupe ample formait un nuage cotonneux dans l'espace confiné du fiacre.
— De mon côté, la situation est quelque peu différente, admit-elle. J'aime profondément ma famille et j'ai toujours eu à cœur de la rendre fière de moi. Je pensais y être parvenue en fondant les Maisons d'Aide... Quelle sotte ai-je été...
L'amertume enrobait sa voix comme le plus cruel des poisons. Eugénie était aussi ravissante qu'une rose, mais cette nuit, elle avait révélé l'existence de ses épines. Henrik savait que la tige ne ferait que grandir. Un jour ou l'autre, Eugénie déploierait ses pétales et recouvrirait les atrocités du monde de son ombre rédemptrice. Elle était née pour être duchesse, cela ne faisait aucun doute.
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