Chapitre 16 (partie 2)

Au réfectoire, Henrik fit la queue en évaluant le buffet d'un air indécis. Il mangeait à nouveau, mais son appétit lui jouait des tours. Le peu qu'il parvenait à avaler depuis la veille le rendait nauséeux. Conscient qu'il avait besoin de reprendre du poids, il se força néanmoins à remplir son assiette – optant pour une cuisse de poulet accompagnée d'une louche de légumes – et suivit ses amis jusqu'à une table libre.

Au moment de s'asseoir, Henrik repéra Anselme trois rangées plus loin, seul. L'hésitation lui fit serrer les doigts sur le rebord de son plateau ; la décision qu'il prit au bout de dix secondes les décrispa légèrement.

— Commencez sans moi. Je vous rejoins.

Henrik contourna la marée humaine qui lui faisait obstacle et se campa devant la seule personne silencieuse. Anselme, qui s'apprêtait à boire, haussa un sourcil étonné à son arrivée.

— Je peux m'asseoir ? demanda Henrik.

Anselme zieuta la table de Fernand et Josefina dans sa diagonale, comme s'il ne comprenait pas la présence d'Henrik à la sienne. Il reposa son verre sans avaler une goutte.

— Je t'en prie.

L'invitation était froide, nimbée de vigilance, mais le jeune homme s'empressa de briser la glace avant qu'elle ne s'installe.

— Je voulais te remercier pour ce que tu as fait. Je ne savais pas que... que tu connaissais l'hectaly. C'est de ça que tu essayais de me parler, n'est-ce pas ?

Anselme passa la main sur son menton soigneusement rasé. Le pli entre ses yeux indiquait sa contrariété, mais une ombre douloureuse masquait ses prunelles humides.

— J'ai vu ma mère souffrir à cause de l'hectaly, avoua-t-il. C'était une femme malheureuse, qui se faisait constamment violenter par mon père. Les premiers mois, l'hectaly lui apportait la sérénité dont elle avait besoin, mais la situation a très vite empiré. Au fil du temps, elle est devenue violente, verbalement et physiquement. Elle s'enfermait dans sa chambre et parlait à l'enfant qu'elle avait perdu à la naissance. Dix ans plus tard, elle ne me reconnaissait plus. Elle vivait dans un monde imaginaire... Un monde auquel je n'avais plus accès.

Ces aveux secouèrent Henrik jusqu'au fond de son âme. Il ignorait ce qui était le plus terrifiant : la lente descente aux enfers de cette pauvre femme ou le fait qu'il ait lui-même présenté les symptômes décrits par Anselme. D'après le docteur Lampron, sa consommation ne lui donnait pas l'espoir de vivre au-delà de cinq ans. Henrik avait tristement conscience d'être passé à côté du pire.

Anselme repoussa son assiette du bout des doigts. Son regard était celui de quelqu'un ayant vu des choses qu'il n'aurait jamais dû voir, et dont les souvenirs continuaient de le hanter.

— Je connais les dangers de l'hectaly mieux que je ne me connais moi-même, ajouta-t-il d'une voix légèrement rauque. Quand j'ai su que tu en consommais, à la Maison d'Aide, j'ai paniqué. Il fallait à tout prix que je t'éloigne d'ici. Je ne pouvais pas te laisser apprendre à manier des armes, à blesser les autres. Cela aurait été une folie !

— Puisque c'était aussi important, pourquoi tu n'as pas dit la vérité à Si... au capitaine Lewis ?

— Parce que je pensais qu'il ne me croirait pas. Beaucoup de gens ont entendu parler de l'hectaly, Henrik, mais très peu connaissent ces effets à long terme. Ceux qui en sont victimes ne vivent pas assez longtemps pour raconter leur histoire. Hormis dans le domaine médical, où des recherches plus poussées commencent à être menées, l'hectaly circule principalement dans les milieux pauvres, dont personne ne se préoccupe.

— Mais ta mère était duchesse, songea Henrik. Elle a dû recevoir de l'aide, non ?

Anselme secoua la tête avec dépit. Il avait les épaules basses, le dos voûté, comme si le poids de cette conversation devenait trop lourd à porter.

— Deux ou trois médecins ont bien essayé, mais ils manquaient de connaissances et... et il aurait fallu prendre des mesures drastiques auxquelles mon père n'a jamais consenti. Reconnaître les dangers de l'hectaly l'aurait contraint à en cesser la production. Évidemment, cela ne faisait pas partie de ses projets.

La rancœur insufflait à la voix d'Anselme une force tragique. Henrik regretta soudain de l'avoir provoqué à ce sujet dans le jardin de la Maison d'Aide. Dans son malheur, il avait pu compter sur le soutien et la loyauté de son entourage ; ce n'était pas le cas d'Anselme.

— Je suis vraiment désolé.

Son camarade le dévisagea un long moment, les traits tirés.

— Tu me crois maintenant ?

— De quoi tu parles ?

— Quand j'affirme que ce n'est pas moi qui t'ai espionné dans les bains et qui ai fouillé dans tes affaires. Tu me crois ?

Délaissant son assiette, Henrik croisa les bras sur la table. Ces événements semblaient provenir d'une dimension parallèle. Il s'y sentait étrangement déconnecté.

— Oui, mais je ne sais toujours pas de qui il s'agit.

— Sans doute un élève qui aura cherché à t'effrayer. Malheureusement, tu ne jouis pas d'une excellente réputation.

— Merci, je l'avais remarqué, grimaça Henrik.

— C'est peut-être Gustave ? suggéra Anselme.

Henrik haussa les épaules. Découvrir l'identité du coupable n'était plus sa priorité. Il refusait de gaspiller son peu d'énergie dans une tâche aussi futile.

Soulagé d'avoir parlé à Anselme, le jeune homme recula sa chaise et se leva. Son assiette était encore intacte ; il n'avait pas eu le temps d'y plonger sa fourchette.

— Au fait... Si tu veux te joindre à nous, aujourd'hui ou plus tard, tu es le bienvenu.

— Ne te force pas à te montrer gentil avec moi, Henrik. Je n'ai pas besoin de ta reconnaissance.

— Ce n'est pas de la reconnaissance. Enfin, peut-être que si, mais... Josefina t'apprécie et je pense que ça lui ferait plaisir de nouer un lien avec toi en dehors des cours. Moi aussi, j'aimerais apprendre à mieux te connaître.

Anselme développa une fascination soudaine pour le contenu de son assiette, à laquelle il n'avait quasiment pas touché. Il ne s'attendait visiblement pas à une offre aussi généreuse.

— J'y réfléchirai, murmura-t-il.

Henrik l'entendit à peine par-dessus le brouhaha, mais sa réponse lui suffit. Satisfait, il tourna les talons et s'éloigna dans la foule.

*

Le cours d'EAB – entraînement aux armes blanches – fut une torture sans nom. Après plus d'une semaine d'inactivité et un régime alimentaire douteux, Henrik peinait à se remettre en selle. Le moindre effort le faisait haleter et sollicitait l'usage de ses muscles rouillés. Son épée pesait aussi lourd dans sa paume moite que la douleur enracinée dans sa poitrine. Malgré les difficultés, Henrik ne se lamenta pas. Les cours l'éloignaient de son chagrin et l'empêchaient de sombrer dans des idées noires. Il avait besoin de cette routine, de s'en tenir à ses objectifs, ou il était sûr de perdre la tête.

Hélas, Fernand ne semblait pas du même avis. Il serrait les dents à chaque coup d'épée et mesurait volontairement sa force, comme s'il cherchait par tous les moyens à ménager Henrik. À quelques pas d'eux, Siméon surveillait leur entraînement avec un œil de lynx. Il ne disait rien, caché derrière un masque d'impassibilité, mais ses épaules tendues et son regard alerte témoignaient d'une émotion réprimée. Une émotion qui ramena Henrik au premier jour de sa captivité : l'inquiétude.

Afin de lui prouver qu'il allait bien, le jeune homme consacra son énergie à s'entraîner. Ses gestes manquaient de fluidité et son endurance avoisinait celle d'un débutant, mais il sentait comme l'exercice le soulageait. Très vite, la douleur de ses membres relégua celle de son cœur au second plan, éclipsant le visage d'Aslak qui l'obsédait depuis la veille. Henrik recueillit chaque sensation physique comme un cadeau empoisonné : le tiraillement dans ses bras ; la lourdeur de ses jambes ; la brûlure de l'air au fond de sa gorge ; les bouffées de chaleur qui l'engourdissaient. Il s'y perdit avec la force désespérée d'un naufragé tentant de rester à la surface.

Le retour de bâton fut aussi brutal qu'inattendu. Une seconde, Henrik essayait de contourner Fernand par la droite ; la suivante, il était à terre, et trois visages flous le scrutaient. À bout de souffle, le jeune homme battit des paupières pour dissiper le brouillard qui l'aveuglait. Les prunelles orageuses de Siméon, voilées d'une colère sourde, happèrent son attention en premier.

— Qu'est-ce... Qu'est-ce qui s'est passé ? bredouilla-t-il.

— Tu as perdu connaissance, révéla Fernand, le front plissé d'inquiétude. Ça n'a duré que quelques secondes, mais...

— Mais c'est arrivé, trancha Siméon. Et c'est ma faute. Je n'aurais pas dû vous faire participer à ce cours. Vous n'êtes pas en condition.

Henrik se redressa en douceur, exaspéré. Siméon l'avait mis en garde à la sortie de sa cellule, mais il ne l'avait pas écouté. Ou plutôt, il n'avait pas voulu écouter les signaux de son corps. La faute était entièrement sienne et il ne supportait pas que les rôles soient inversés de cette manière.

Josefina l'aida à se relever, mais ce fut Fernand qui le guida jusqu'aux gradins. Autour d'eux, les combats avaient cessé et tous observaient ce binôme insolite, dont l'équilibre précaire ne tenait qu'à leur seule détermination. Personne ne croyait en eux. Personne ne misait sur leur réussite, à l'exception de Josefina, Siméon, et peut-être Anselme. Accroché au bras de Fernand, les jambes tremblantes, Henrik ne s'était jamais senti aussi minable.

Ridicule.

Il se reposa pendant l'heure suivante, Fernand s'entraînant avec Siméon, et fut exclu du prochain cours. Henrik s'enferma dans le salon commun, bien décidé à rattraper ses cours. Il n'y resta cependant que quelques minutes ; l'intendant du château, bras droit de la directrice, l'informa que celle-ci désirait le voir dans les plus brefs délais.

Henrik se présenta dans son bureau tel un condamné à mort montant sur l'échafaud. Après les ennuis qu'il avait causés, cette entrevue ne lui inspirait aucune confiance. La pièce était plus sobre, mais également plus sombre qu'il ne l'aurait pensé. Le papier peint rouge et noir réduisait le volume de l'espace à une impression d'étouffement. Henrik se sentait presque claustrophobe. Seuls les deux fauteuils installés devant la cheminée, dans laquelle flambait un feu discret, ôtaient en partie le caractère formel des lieux.

Amara Holbe était assise à son bureau, face à lui. L'immense tableau accroché derrière elle la faisait paraître insignifiante, mais Henrik savait qu'elle était loin de l'être. Il fallait posséder d'indéniables qualités pour diriger un établissement aussi réputé que l'Académie de Drek. Sans la cheminée, l'unique source de lumière se résumait à un chandelier posé à l'extrémité de la table. Henrik pensa d'abord qu'il n'y avait pas de fenêtre, avant de comprendre que la directrice avait simplement fermé les volets.

— Bonjour, monsieur Alton, dit-elle d'une voix chaude, légèrement cassée. Asseyez-vous, je vous prie.

Le jeune homme s'exécuta avec une assurance feinte. Son cœur tambourinait si fort qu'il craignit de faire un nouveau malaise.

— Comment vous sentez-vous ?

Ce n'était pas la question à laquelle il s'attendait. Le mensonge voleta au bord de ses lèvres dans un souffle hésitant :

— Je vais bien.

— Mieux, vous voulez dire.

L'embarras lui fit baisser les yeux, mais il respira calmement en sachant que ses joues rouges n'étaient pas visibles dans la lumière tamisée.

— J'ignore si vous mesurez votre chance d'étudier sous la tutelle du capitaine Lewis, monsieur Alton.

Henrik releva la tête à la mention de Siméon. Un éclat de curiosité illumina les prunelles de son interlocutrice, qui croisa les mains sur sa pile de documents.

— J'irai droit au but : suite à votre altercation avec Lord Anselme, mon intention était de vous renvoyer. Mais, voyez-vous, le capitaine Lewis a plaidé en votre faveur avec un... dévouement, oserais-je le dire, que je ne lui connaissais pas. Il m'a assuré que je pouvais avoir confiance en vous et que vous cesseriez de créer des problèmes.

Amara Holbe se garda de mentionner qu'Henrik avait échoué dans cette tâche, mais les mots étaient palpables, tangibles comme le plancher sous ses pieds. Il réalisa également ce qu'ils impliquaient et ce qu'il n'avait pas compris avant.

Siméon avait payé à sa place.

— Qu'avez-vous fait ?

La directrice ne cilla pas face à son ton accusateur.

— Moi ? Rien du tout. En revanche, je n'ai pas apprécié que le capitaine Lewis me tienne tête une seconde fois. Qu'il protège un élève est une chose que je peux accepter - cela est tout à son honneur - mais il n'aurait pas dû franchir la ligne en me faisant du chantage.

— Quoi ? souffla Henrik, les yeux écarquillés.

— Vous avez bien entendu, monsieur Alton. Lorsque j'ai appris la vérité sur votre consommation illégale, j'ai ordonné votre renvoi immédiat. Mais le capitaine Lewis s'y est formellement opposé. Il a dit, et je cite « Renvoyez-le et je démissionne sur-le-champ ». Comme l'Académie ne pouvait se permettre de perdre un aussi bon instructeur en cours d'année, je me suis résolue à accepter ses conditions. Mais ce petit jeu ne durera qu'un temps. Personne n'est irremplaçable. De ce fait, j'ai bel et bien l'intention de renvoyer le capitaine Lewis à la fin de la formation.

Henrik planta ses ongles dans sa paume, au bord des larmes. La culpabilité lui nouait la gorge, le soumettant au regard intraitable d'Amara Holbe. Il repensa à la discussion entre Siméon et Miranda Fedwin. Il ignorait si son instructeur avait pris une décision quant à sa démission, mais il ne pouvait tolérer que celle-ci lui soit retirée de force.

Après le troisième essai, sa voix résonna en une supplication rauque :

— Tout est ma faute... C'est moi qui ai mis le capitaine Lewis dans cette situation. Est-ce qu'il y a un moyen d'arranger les choses ? Je ferai n'importe quoi.

Le visage de la directrice se fendit d'un sourire intrigué, comme si Henrik lui avait fourni exactement la réponse qu'elle désirait entendre.

— Je suis une femme indulgente, monsieur Alton. Je sais comme le capitaine Lewis est doué. C'est un excellent soldat et un professeur talentueux. C'est pourquoi je suis prête à faire l'impasse sur toute cette histoire... à condition que vous me prouviez votre valeur. Montrez-moi que Siméon Lewis a eu raison de vous défendre aussi ardemment. Montrez-moi que vous avez votre place dans cette Académie.

— Si j'y arrive, il restera ici ?

— Il fera ce que bon lui semblera, déclara Amara Holbe. Je vous l'ai dit : toute cette histoire sera oubliée.

— Mais si j'échoue...

— Alors, ma décision prendra effet dans cinq mois.

Henrik accusa le coup en respirant profondément. Il songea au retard accumulé, à l'entraînement qui l'attendait, à cette épreuve mythique qui pouvait tout chambouler. Il n'avait pas le choix. Pour obtenir les faveurs de la directrice, il ne devait pas seulement faire de son mieux. Il devait se surpasser, décrocher cette victoire convoitée de tous.

Il n'avait plus droit à l'erreur.

Le compte à rebours était lancé. 

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