Chapitre 15 (partie 2)

Le voile de l'inconscience se déchira et le monde lui revint par bribe. La première chose qui le frappa fut l'absence de douleur. Henrik était de nouveau maître de lui-même, et le réconfort que cela lui procura lui fit monter les larmes aux yeux. Il pouvait penser, bouger, comprendre son environnement. C'est ainsi qu'il perçut le souffle régulier de sa respiration, la texture rêche de la couverture sous ses doigts, le grattement d'une plume sur le papier. Il se laissa bercer quelques instants par ces sensations familières, jusqu'à trouver la force d'ouvrir les paupières.

Les traits fins de Siméon lui apparurent et Henrik songea qu'il n'aurait pu se réveiller sur une vue plus délicieuse. Le capitaine ne se trouvait plus de l'autre côté de la grille, mais assis à son chevet, le nez plongé dans son cahier. Le cœur d'Henrik se serra face à ses cernes et à sa barbe naissante, qui grignotait une partie de sa mâchoire. Siméon avait négligé sa propre santé pour prendre soin d'Henrik. Un tel degré de dévouement lui était intolérable.

Tentant d'échapper à la culpabilité, le jeune homme se redressa péniblement sur les coudes. Ses muscles souffraient le martyre, comme s'il ne les avait pas sollicités depuis une éternité. Un vent de panique fit accélérer les battements de son cœur. Quel jour étaient-ils ? Combien de temps avait-il perdu ? Avant qu'Henrik puisse le questionner, Siméon l'arrêta d'une main sur l'épaule et posa l'autre sur sa poitrine, couverte d'une chemise propre. Les rides de son front se creusèrent d'appréhension.

— Qu'y a-t-il ?

Henrik grimaça. Sa voix était affreuse à entendre et ses cordes vocales extrêmement douloureuses. Siméon ne parut guère s'en préoccuper. Il ne s'écarta d'Henrik qu'après un long moment de silence, mais l'inquiétude brillait toujours dans ses prunelles.

— Comment vous sentez-vous ?

— C'est plutôt à vous que je devrais poser cette question.

— Je ne plaisante pas, Henrik, rétorqua Siméon, le regard dur. Vous avez failli... Votre cœur a manqué de s'arrêter.

Le peu de couleurs que le jeune homme avait retrouvé déserta son visage. Il plaqua d'instinct la paume sur son torse, sentant sous ses doigts la peau boursouflée de son plus grand secret.

Un secret qui n'en était plus un.

— Vous les avez vues, murmura-t-il. Mes cicatrices.

Siméon fronça les sourcils, les lèvres pincées. Ce changement de sujet ne lui plaisait pas, mais il s'exprima d'une voix calme :

— Si vous saviez que l'exception était possible, pourquoi m'avez-vous posé la question ?

— Parce que j'espérais ne pas être le seul.

Siméon s'effaça derrière le silence, l'expression indéchiffrable. Ses mains furent secouées d'un spasme, plus violent que les fois précédentes. Il replia ses doigts en un poing serré, comme s'il en avait honte.

— Nous en rediscuterons plus tard. Pour le moment, il faut que vous mangiez. Vous n'avez rien avalé depuis des jours.

Henrik accepta la diversion. Son ventre criait famine et il devenait difficile de l'ignorer. Il adopta une position plus confortable et repoussa les mèches qui lui tombèrent dans les yeux, fronçant le nez sous la texture grasse de ses cheveux. Un goût atroce lui emplissait la bouche et il ne sentait sûrement pas la rose. Henrik n'avait pas hâte de se regarder dans un miroir.

— Depuis combien de temps suis-je ici ?

— Un peu plus d'une semaine.

Le choc eut l'effet d'un coup de poing dans son estomac. Il n'avait rien vu de cette semaine passée dans la souffrance, mais il lui restait quelques bribes, des images éparpillées sur la toile de sa conscience.

Une image, en particulier, retint toute son attention.

Le corps sans vie d'Aslak au milieu de la chaussée.

Henrik avait oublié certains détails de l'accident, mais il se rappelait la façon dont le chariot avait dévié de sa trajectoire. Les chevaux s'étaient emballés et le véhicule avait foncé droit dans le mur. Hagard, le bras en sang, Henrik avait rampé jusqu'à Aslak, dont le regard vide l'avait pétrifié d'horreur.

Aslak avait dix ans le jour où sa vie s'était arrêtée. Henrik ne lui avait pas permis d'atteindre sa onzième année.

— Mon frère est mort.

Prononcer ces mots de vive voix, en pleine conscience, brisa quelque chose en lui. Un hoquet lui échappa et les larmes inondèrent son visage. Le matelas s'affaissa lorsque Siméon prit place à ses côtés, avant de l'étreindre avec douceur. Henrik pleura tout son soûl dans ses bras généreux, comme enfermé dans une armure qui ne lui ferait jamais défaut.

Sauf que Siméon n'était pas une armure. C'était un être humain, qui avait déjà payé cher le prix des erreurs d'Henrik. Il n'avait pas à endosser une telle responsabilité.

Le jeune homme le repoussa délicatement, forçant les larmes à se tarir et le chagrin à se taire. Il pleurerait plus tard. Seul.

— Vous avez raison, articula-t-il, la gorge nouée. Il faut que je mange.

*

Henrik reposa son assiette – encore à moitié pleine - sur le tabouret, à côté de la pile de livres que Siméon lui avait apportée. Il s'empara du premier volume et déchiffra le titre avant de l'ouvrir : Guerre et Héritage. Cet ouvrage d'excellente qualité, avec sa belle couverture en cuir et ses lettres dorées, provenait de la bibliothèque personnelle de Siméon. L'attention le toucha autant qu'elle amplifia sa culpabilité. Henrik ne valait pas tous ces efforts.

Sur le point de pleurer, le jeune homme renifla et une odeur florale, douce et apaisante, lui monta au nez. Celle-ci émanait d'un pot en terre cuite, posé sur un tabouret plus éloigné, dans lequel brûlaient quelques pétales de coquelicot. Henrik fronça les sourcils en se rappelant l'utilisation de ce mot dans la bouche d'Anselme.

— Quelque chose ne va pas ? s'inquiéta Siméon.

Il s'était absenté quelques minutes afin d'aller chercher une boîte en carton. Henrik avait accepté qu'il ferme la porte de la cellule à clé.

— Anselme est venu ici, n'est-ce pas ? demanda-t-il.

— En effet, acquiesça Siméon. Il est descendu ici quand... quand vous étiez au plus mal. Il s'avère que Lord Anselme est familier de l'hectaly. Il m'a fourni du coquelicot en m'expliquant que cette fleur avait la capacité de contrer les effets de l'hectaly. Elle vous a grandement soulagé.

— Il a fait ça ? souffla Henrik, médusé.

— Vous devez cesser de croire que la Terre entière vous veut du mal, Henrik.

Siméon déverrouilla la porte et déposa le colis à côté de lui. Henrik contempla le joli ruban jaune enroulé autour du paquet, mais n'osa pas le défaire. Quand il interrogea le capitaine d'un regard étonné, ce dernier se contenta de répondre :

— Joyeux anniversaire, Henrik.

— Quoi ? C'est... C'est mon anniversaire ?

— À vrai dire, c'était hier, mais vous n'étiez pas en état de découvrir vos présents.

Les mains d'Henrik tremblèrent au-dessus du carton. Un mélange de honte et de reconnaissance lui écrasa les poumons à l'idée d'être célébré en pareilles circonstances. Il inspira profondément, chassant ses larmes du revers de la main, et dénoua le ruban. À l'intérieur, plusieurs objets étaient entreposés sur une couverture soyeuse. Henrik se saisit du premier, un fil solide au bout duquel dansait un pendentif en forme de fer à cheval. Il sut, avant même de lire le mot d'accompagnement, qui était à l'origine de ce cadeau.

Pour te porter chance. Joyeux anniversaire, Henrik.

Noah

De la part d'Annette, Henrik hérita d'une casquette en laine dotée d'une visière rigide, tout juste assez large pour lui couvrir les sourcils. Fidèle à son talent, Mariella lui avait confectionné un gilet dans du velours bleu nuit, poussant l'excellence jusqu'à ajouter quatre poches et une doublure blanche. Henrik lissa le col du bout des doigts, impressionné par la texture douce et raffinée. Il avait vu Mariella coudre pendant des nuits entières. C'était sa passion, sa raison de vivre. Il savait à quel point elle mettait du cœur à l'ouvrage. Le fait qu'elle ait sacrifié son temps pour lui, malgré les propos odieux qu'il avait tenus, lui lacéra la poitrine. Henrik ne put s'empêcher de verser une larme en lisant le mot d'accompagnement :

Annette se joint à moi pour te souhaiter un joyeux anniversaire.

Rétablis-toi bien. Nous pensons fort à toi. Tu nous manques.

Mariella

Henrik reposa ses nouvelles acquisitions avec d'infinies précautions, et fut surpris de trouver d'autres cadeaux au fond du paquet : une pierre d'ambre de la taille d'un pouce et un sachet de friandises.

On raconte que ça éloigne les mauvais rêves. L'ambre, évidemment, pas les sucreries. Elles, c'est dans ta bouche qu'elles doivent aller. Régale-toi bien !

Tes amis,

Fernand et Josefina

Le ton employé, d'une frivolité rafraîchissante, dessina l'ébauche d'un sourire sur ses lèvres. Henrik referma la boîte à contrecœur, savourant encore quelques instants le bonheur qu'elle contenait. Il ne méritait pas toutes ces merveilleuses attentions, et il méritait encore moins les mots que Siméon prononça :

— Voici mon présent.

Il souleva les livres du tabouret et les déposa sur les genoux d'Henrik, qui secoua la tête, abasourdi.

— Non, ce n'est... Je ne peux pas accepter.

— Pourquoi ? rétorqua Siméon en s'asseyant près de lui. Parce que nous ne sommes pas amis ?

Henrik estimait qu'ils avaient depuis longtemps enfreint les règles de la hiérarchie, mais pouvait-il réellement considérer Siméon comme un ami ? Ce terme résonnait comme un mensonge à ses oreilles.

— Je n'ai rien à vous offrir, déplora-t-il.

— Ce n'est pas mon anniversaire.

— Vous savez ce que je veux dire.

— Très bien, soupira Siméon. Puisque vous vous obstinez, considérez que je vous les offre, non pas pour votre anniversaire, mais pour notre intérêt commun de l'Histoire.

Henrik le dévisagea d'un air troublé.

— Je n'ai jamais dit que j'aimais l'Histoire.

— Vous me l'avez montré.

Il se rappela les efforts de Siméon pour lui changer les idées, alors qu'il commençait à ressentir les effets du sevrage. Le capitaine avait orienté la discussion autour de l'Histoire, emmenant Henrik à la découverte du passé. Il avait dû remarquer son intérêt à ce moment-là. Siméon était la personne la plus attentive qu'il connaisse. Son aptitude à le comprendre était parfois effrayante.

— Pourquoi êtes-vous si gentil avec moi ?

Le visage de Siméon s'assombrit. Il se détourna d'une façon qui n'était pas naturelle, comme dictée par un élan de panique. Durant un court instant, Henrik eut l'impression désagréable de l'avoir insulté.

— Reposez-vous, Henrik. Si tout va bien, vous pourrez sortir demain.

Siméon fit mine de se lever, mais Henrik enroula ses doigts autour de son poignet.

— Vous êtes sûr que c'est une bonne idée ?

Lui qui avait haï son enfermement s'inquiétait désormais d'être libéré. Le monde extérieur était un nid à tentations et Henrik, mieux que quiconque, savait comment se procurer de l'hectaly.

— Je ne sais pas si...

L'angoisse lui comprima la gorge. Siméon recouvrit sa main de la sienne, tendre et indulgent.

— Vous devez continuer à vivre, Henrik. Ce sera difficile, mais n'oubliez jamais que vous n'êtes pas seul. Vous avez un entourage fiable, qui tient à vous. Raccrochez-vous à ça.

Henrik s'abstint de lui demander s'il faisait partie de cet entourage. La réponse était évidente, gravée en lui comme une troisième cicatrice.

Siméon avait raison. Il ne serait jamais seul. 

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