Chapitre 14 (partie 2)

Ses prochains duels l'obligèrent à admettre une vérité agaçante : Anselme était le meilleur escrimeur de tous. Il se battait avec une volonté de fer, démontrant un esprit alerte et une gestuelle fluide, là où ses camarades tremblaient encore à la vue d'une arme, même en bois. L'entraînement n'était pas que physique, il aidait le mental à s'endurcir et le cerveau à se concentrer. Anselme avait déjà franchi ce palier, ce qui n'était pas le cas de ses futurs collègues. Pas encore, du moins.

Au total, Henrik décrocha trois victoires sur dix, contre sept pour Fernand et cinq pour Josefina. Son score minable ne lui donna pas envie de jeter un coup d'œil au classement. Ses amis le rassurèrent toutefois : la compétition ne faisait que commencer. Il leur restait cinq mois pour gravir les échelons.

À la fin de la deuxième épreuve, les classes patientèrent dans les gradins tandis que les professeurs préparaient le terrain pour la suivante. Penché en avant, le menton dans les mains, Henrik les regarda installer les cibles de tir à une distance d'environ vingt mètres, portée maximale de leurs pistolets. Bien qu'il se sentît plus confiant à l'idée de manier une arme à feu, la fatigue accumulée pouvait à tout moment faire chavirer sa concentration. S'il échouait, Henrik entraînerait Fernand avec lui, et cela était inenvisageable.

— Tu en fais une drôle de tête, commenta son coéquipier.

— Je ne suis pas serein, grommela Henrik, maussade.

— Pourquoi ça ?

— Parce que je n'arrive toujours pas à viser correctement. Tes tirs sont plus précis que les miens et tu es moins hésitant.

Fernand posa une main apaisante sur son épaule.

— Ça ne veut pas dire que tu n'as pas progressé.

— Fernand a raison, intervint Josefina en renouant sa queue-de-cheval. Personnellement, j'ai remarqué que tu étais très habile dans tes gestes et que tu avais une bonne prise en main de ton arme. Ce n'est pas rien.

— Ce n'est pas ça qui va réussir à tuer un Forlonn...

— Ne sois pas impatient, Henrik, renchérit Fernand. Ça ne fait même pas un mois que nous sommes ici. Chaque chose en son temps.

Henrik espérait que ce temps si précieux ne lui filerait pas entre les doigts. Il l'avait dit à Aslak et il le pensait d'autant plus à cet instant précis : six mois ne représentaient rien dans une vie. S'il souhaitait progresser, il ne devait pas perdre une seconde.

Lorsque le matériel fut prêt, les élèves se munirent chacun d'un pistolet et se rassemblèrent à l'entrée du terrain, face à la cible correspondant au numéro de leur classe. Siméon ordonna à chaque binôme de former un rang devant lui. Henrik et Fernand se retrouvèrent en première position, parés à ouvrir la voie.

— Vous passerez à tour de rôle et tirerez deux fois chacun, expliqua le capitaine. Une recharge, un tir, puis vous cédez la place à votre partenaire. Comme à l'entraînement, cette épreuve me permettra d'évaluer votre vitesse de recharge et la précision de vos tirs. Des questions ?

Il n'y en eut aucune.

Fernand se positionna à l'entrée du terrain tandis qu'Henrik patientait derrière lui. Au son du signal, il dégaina son pistolet d'un geste vif et entreprit de le charger. Siméon le chronométrait à seulement deux mètres, mais Fernand l'ignora avec brio. Henrik fut de nouveau soufflé par son extrême concentration et sa capacité à garder son calme. Ployant sous la pression, leurs camarades se précipitaient et commettaient ainsi des erreurs simples. Pas Fernand.

Il fut le premier à presser la détente. La détonation en surprit plus d'un, mais Henrik s'y était préparé. Les deux amis échangèrent de place en une fraction de seconde. Le jeune homme serra les dents en constatant que ses mains tremblaient, mais il ne paniqua pas et répéta les gestes qu'il avait appris. Déchirer l'enveloppe ; verser la poudre dans le bassinet et le reste dans le canon ; bourrer l'arme ; tasser avec la baguette ; redresser le chien ; viser.

Puis tirer.

Henrik ne vérifia pas la trajectoire de la balle et céda aussitôt la place à Fernand. Une fois leur tour terminé, ils s'écartèrent du rang et attendirent la fin de la première manche. Henrik ne réagissait plus au bruit fracassant des détonations, devenu à ses oreilles un simple bourdonnement. Il s'inquiétait en revanche des points qu'il avait récoltés et de l'annonce des résultats.

Lorsque tous les binômes furent passés, les capitaines se rassemblèrent pour faire le bilan. Amara Holbe en profita pour expliquer aux élèves le déroulement de la deuxième partie de l'épreuve :

— Les dix binômes qui auront atteint la première place s'affronteront dans une nouvelle série de tirs. Viendra ensuite le tour des deuxièmes places, et ainsi de suite jusqu'à la dernière. Est-ce bien clair ?

Henrik acquiesça en chœur avec les autres, puis se pencha vers Josefina et Fernand :

— Je n'ai rien compris, souffla-t-il. Vous m'expliquez ?

Josefina leva les yeux au ciel, mais accepta tout de même de lui répondre :

— Admettons que Fernand et toi ayez décroché la troisième place. Vous passerez donc en troisième et vous affronterez les binômes des autres classes qui sont arrivés à la même position que vous. C'est plus clair, maintenant ?

— Parfaitement ! s'exclama Henrik en mimant un salut militaire.

Les résultats tombèrent quelques minutes plus tard et Henrik manqua de s'effondrer sous le choc : Fernand et lui avaient raflé la première place, précédant Anselme et Josefina. Abasourdi, il se planta devant Siméon avec des yeux ronds.

— Vous êtes sûr que vous n'avez pas fait une erreur ?

Sa stupeur arracha un léger sourire au capitaine.

— Faites confiance à mon jugement, Henrik. Et apprenez également à vous faire confiance.

Plus facile à dire qu'à faire, mais le jeune homme ne broncha pas et savoura cette étonnante victoire.

Jusqu'à la deuxième manche, où l'excitation dégringola de son piédestal. Henrik se sentait incapable de reproduire un exploit similaire. Comme la foudre qui ne tombait jamais deux fois au même endroit, la chance ne pouvait pas frapper deux fois la même personne. Fernand tâcha d'apaiser ses craintes.

— Même si notre score est moins bon, nous serons forcément dans les dix premiers de l'Académie. Tu imagines ce que ça représente ?

— Tu as raison, soupira Henrik. C'est idiot de s'inquiéter autant.

— Faisons de notre mieux, et je suis sûr que tout ira bien.

Fernand avait vu juste. En se libérant de la pression qu'il s'imposait, Henrik éprouva un certain plaisir à concourir. Il évita toutefois de surveiller la cible à chaque passage, au risque de se comparer aux autres. Ce défaut lui collait à la peau. Il n'avait pas encore trouvé le moyen de s'en débarrasser.

À l'issue de l'épreuve, la directrice regroupa tout le monde dans les gradins pour le discours de clôture. Bien que lessivé, Henrik retint que les résultats finaux et le classement général seraient affichés le lendemain dans le hall d'entrée du château. Il savait d'ores et déjà quel serait son premier réflexe en se réveillant.

*

Henrik descendit dans le vestibule à huit heures tapantes, alors que la moitié de l'Académie dormait encore. Il aurait juste le temps de prendre connaissance des résultats avant de sauter dans un omnibus qui le conduirait à la gare. Comme il l'avait promis à Aslak, le jeune homme s'était débrouillé pour acheter un billet et comptait passer l'après-midi à Carnak. Il se réjouissait de retrouver ses proches, mais il craignait aussi que la santé d'Annette et la situation financière de l'auberge aient empiré. Il avait hâte d'être fixé.

Henrik inspecta les murs, mais ne trouva aucune affiche. Déçu, il enfonça les mains dans les poches de son manteau et soupira longuement. Il était encore tôt. Les résultats ne seraient probablement dévoilés que dans l'après-midi. Il les verrait à son retour. Après avoir vérifié qu'il n'avait oublié ni son billet ni sa pipe, Henrik se glissa à l'extérieur.

Le soleil caressait la cime des arbres de sa douce lumière matinale. Les ramures fournies du saule pleureur dansaient sur la surface du ruisseau, dont Henrik pouvait entendre le clapotis de l'entrée du château. Enfermé dans l'Arène ou dans une salle de classe, le jeune homme en oubliait parfois la beauté du cadre et savourait encore moins sa chance d'étudier ici. Il se demanda si le domaine était la propriété de la Maison Verte ou s'il appartenait à une famille aristocratique qui le louait au duché. Il essaierait de se renseigner à la bibliothèque.

Perdu dans ses pensées, Henrik accéléra le pas pour rejoindre la sortie du parc. L'herbe était encore humide des averses de la veille et ses chaussures se retrouvèrent vite trempées. Ce ne fut pourtant pas ce léger inconvénient qui le fit ralentir, mais la présence incongrue de trois personnes devant le bâtiment d'étude.

Siméon, Mariella et le docteur Lampron.

La réalité sembla soudain se fractionner. Henrik ne savait plus où se situer. Il ignorait ce qui avait pu se passer pour réunir trois personnes qui n'avaient rien à faire ensemble. Puis la réponse le frappa comme une évidence : quelque chose de grave s'était produit à l'auberge et Mariella voulait d'aborder en informer le responsable d'Henrik. Le jeune homme pensa à Annette, à Aslak, puis à Noah. Une sueur froide dévala ses omoplates, le clouant au milieu de l'herbe humide.

Lorsqu'ils pénétrèrent dans le bâtiment, Henrik trouva la force de bouger. Un faible courant d'air envoya la porte claquer dans son dos, mais personne ne remarqua sa présence. Siméon et ses visiteurs avaient déjà disparu dans la salle de classe numéro 3, dont la porte était entrouverte. Henrik s'apprêtait à entrer, mais la voix tendue de Mariella le figea dans son élan.

— ... m'a envoyé une lettre cette semaine. Je ne pouvais plus rester les bras croisés.

— Je vous écoute, répondit Siméon.

Henrik retint son souffle. Les battements de son cœur s'emballèrent, rongés par l'anxiété.

— C'est un sujet délicat à aborder. Je ne sais pas très bien comment m'y prendre.

— Souhaitez-vous que je parle, Mariella ? proposa le médecin.

— Non... C'est à moi de le faire.

La jeune femme inspira et Henrik crut percevoir le tremblement de sa respiration. Il l'imagina jouer avec une mèche de ses cheveux, ce qu'elle faisait quand elle était nerveuse.

— Connaissez-vous l'hectaly, capitaine Lewis ?

— Vaguement, admit Siméon. Il me semble que c'est une plante utilisée en médecine.

— En effet, acquiesça le docteur Lampron, mais seulement à faible dose. Elle permet d'engourdir l'esprit afin d'aider les patients à supporter la douleur. C'est une plante à manipuler avec beaucoup de précautions.

— Où souhaitez-vous en venir ?

— Henrik consomme de l'hectaly depuis plus de quatre ans, confessa Mariella. Il en fume une fois par jour. Parfois même deux. Tout a commencé après la mort de son frère... Henrik et lui vivaient dans la rue, mais un soir, Henrik a volé un chariot et il a perdu le contrôle des chevaux. Son frère a été éjecté du véhicule. Il est mort sur le coup. L'accident a eu lieu devant l'auberge des trois épis, où je travaille. J'ai aidé Annette, la gérante de l'établissement, à soigner les blessures d'Henrik et nous l'avons recueilli. Mais...

Mariella se racla la gorge, submergée par une émotion trop forte.

— Henrik se sentait coupable de la mort de son frère. Il refusait notre aide et disparaissait on ne savait où. Un jour, je l'ai suivi jusqu'à une maison close et j'ai découvert qu'il se prostituait pour obtenir de l'hectaly. Cette plante... Cette plante le rend malade. Elle lui fait perdre prise sur la réalité. Depuis quatre ans, Henrik est persuadé que son frère est toujours en vie. Il le voit comme je vous vois. Il lui parle et...

La voix de Mariella se brisa.

— Je vais continuer, Mariella, intervint le docteur Lampron. Il faut savoir qu'à forte dose, l'hectaly devient une plante extrêmement hallucinogène. Il y a environ trois ans, j'ai tenté de soigner Henrik, mais cela n'a pas fonctionné. Il a refusé d'entendre la vérité. Il s'est montré très agressif, et a menacé de quitter l'auberge. Annette ne souhaitait pas prendre ce risque, elle craignait qu'il commette une folie. Hélas, l'évitement n'est pas une solution à long terme. L'hectaly est un poison qui dévore le cerveau d'Henrik. Si nous ne faisons rien pour l'aider, il sera mort d'ici cinq ans.

Henrik repoussa la porte de son poing. Il s'était résolu à se taire, déterminé à conserver la colère dans l'écrin de sa poitrine, mais ces propos étaient révoltants. Intolérables. Comment ce misérable médecin de pacotille pouvait-il répandre de telles horreurs sur sa personne ? Et comment Mariella, sa meilleure amie, osait-elle se faire complice de ça ?

Il n'était pas fou. Ni menteur. Ni violent. Aslak existait. Il avait survécu à cet accident. Avant son arrivée à l'Académie, Henrik dormait avec lui toutes les nuits. Ils se parlaient au creux de l'oreille, se racontaient des histoires et rêvaient de leur avenir. Aslak était un être de chair et de sang. Henrik l'avait touché, enlacé. Il avait vu la lumière du soleil sur sa peau, le reflet des chandelles dans ses cheveux, les larmes perler sur ses joues. Il avait senti son cœur battre contre le sien.

Tout ceci était réel. Il en avait la certitude.

Henrik foudroya le docteur Lampron d'un regard meurtrier.

— Je savais que vous étiez mesquin et cruel, mais je n'imaginais pas que vous feriez preuve d'une telle méchanceté !

— Henrik, s'il te plaît, calme-toi, souffla Mariella.

La pauvre femme était blanche comme un linge et ses yeux humides souffraient d'une détresse profonde.

— Et toi, alors ! cria-t-il, l'index pointé vers elle. Comment peux-tu dire des choses pareilles sur moi ? Je croyais que nous étions amis !

— Bien sûr que nous le sommes ! Mais tu as besoin d'aide, Henrik. Je t'en prie, tu dois nous laisser faire.

— Comprenez-vous l'urgence de la situation ?

Henrik se tourna vers Siméon, toujours assis, à qui le médecin venait de s'adresser. Il avait besoin de son soutien, mais l'inquiétude qu'il déchiffra sur son visage lui fit comprendre qu'il ne l'obtiendrait pas. Siméon était tombé dans ce piège magnifiquement préparé. Son image d'Henrik avait changé, sa confiance s'était ébranlée. C'était ça, le plus difficile. Le fait qu'il ne le verrait plus jamais de la même manière.

— En effet, déclara le capitaine en se levant.

Ces mots résonnèrent comme une sentence, alors que le venin de la trahison parcourait les veines glacées d'Henrik.

— Ne vous approchez pas...

La panique lui comprima la gorge. Il recula d'un pas, puis d'un deuxième. Mais jamais d'un troisième.

Siméon se précipita vers lui à la vitesse d'une tornade, le pistolet retourné dans sa main. Henrik n'eut pas le temps d'esquiver. Une douleur fulgurante explosa dans sa boîte crânienne et il sombra dans l'inconscience. 


Oups... 

Vous vous y attendiez ? J'ai hâte d'avoir votre avis.

À la semaine prochaine <3

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