Henrik demeura planté au milieu de la pièce, les bras ballants. Cet espace ne lui appartenait pas et l'idée même de se l'approprier lui paraissait déplacée. Forcé de patienter, il se laissa tomber au bord du lit et croisa les mains sur ses cuisses. Que pouvait-il donc se passer dans le bureau de la directrice ? Siméon allait-il défendre son cas avec la même ferveur que dans l'Arène ? Henrik était arrivé depuis deux semaines et il ne faisait que lui causer des problèmes. Se débarrasser d'un élève gênant était, selon lui, la solution la plus adaptée.
L'attente s'éternisa et il devint de plus en plus difficile pour Henrik de rester immobile. Afin de calmer les soubresauts de sa jambe, il se leva et entama une ronde à travers la pièce. Très vite, ses yeux quittèrent la monotonie du plancher pour s'intéresser à son environnement. Il dut reconnaître que Siméon était un homme organisé. Son lit était impeccable. Les oreillers reposaient contre un traversin noué par des rubans bleus et n'arboraient pas le moindre pli. Les draps étaient à peine froissés, sauf à l'endroit où Henrik s'était assis.
Le jeune homme s'approcha des étagères suspendues au-dessus du bureau. Sur la première figuraient plusieurs livres à la couverture en cuir : Lubban, roi novateur ; Guerre et Héritage ; La création des Duchés. Siméon semblait féru d'histoire, alors qu'Henrik ne connaissait même pas le nom des grands ducs, fils de Lubban et pères fondateurs des quatre duchés.
Sur l'étagère du bas trônait une collection d'objets désassortis : un coquillage à côté d'un rouage, une pièce d'un lys près d'une fiole remplie de sable, un ruban rose en forme de fleur, le dessin au fusain d'une femme enceinte... et ce qui ressemblait aux restes d'une griffe noire. Henrik s'en saisit pour l'examiner à la lueur des chandelles. Elle mesurait presque la taille de sa main, mais la pointe était légèrement abîmée. Une seule créature était connue pour posséder des griffes d'une telle longueur. Comment Siméon avait-il obtenu celle-ci ? L'avait-il volé sur le cadavre d'un Forlonn lors d'une ronde sur une plage ? Henrik la reposa en frissonnant. Il n'aurait pas pu trouver mieux comme objet insolite dans la chambre de Siméon.
Son inspection reprit de plus belle, mais le capitaine ne détenait aucun bien d'une quelconque valeur. Sans ouvrir la penderie, il l'imagina aussi bien rangée que la paperasse du bureau. Le cahier que Siméon utilisait pour noter ses observations pendant les entraînements semblait lui tendre les bras, disposé sagement à côté d'une pile de documents. Henrik amorça un pas en arrière, mais la curiosité décima ses maigres hésitations. L'occasion ne se représenterait pas de sitôt ; il ne pouvait pas passer à côté.
Henrik jeta un coup d'œil à la porte fermée, puis ouvrit le cahier avec l'impression de commettre un crime. Une feuille volante contenant la liste des noms de la classe 3 glissa de la page de garde. Lorsqu'Henrik repéra le sien à la dernière place, son cœur rata un battement d'effroi.
Théodore Darcouges* Henrik Alton
Les deux noms avaient été rédigés dans une écriture différente. Le premier provenait d'une presse à imprimer, mais Siméon l'avait barré d'un trait noir, comme pour rectifier une erreur. Cette erreur n'était autre qu'Henrik lui-même, ajouté à la dernière minute dans une belle écriture manuscrite.
Ce changement résultait-il de la volonté de Siméon ou la liste avait-elle été modifiée sans son accord ? Henrik ignorait comment se déroulait la composition des classes, mais il avait beau chercher un raisonnement logique, il ne croyait pas à une simple coïncidence. Quelque chose lui soufflait que Siméon avait joué un rôle dans cet échange incompréhensible.
Dans ce cas, pourquoi l'avait-il choisi, lui ?
La stupéfaction poussa Henrik à approfondir ses recherches. Chaque page était consacrée à un binôme, avec une section individuelle réservée aux notes personnelles. Siméon s'étalait beaucoup. Il se montrait observateur et prenait soin de rapporter le bon comme le mauvais chez chacun de ses élèves. D'après lui, Anselme était habile et rapide, mais trop fougueux ; Josefina était dotée d'un esprit de stratège, mais prompt à l'énervement. Cassandre était ceci, Gustave cela, et ainsi de suite. Ses notes n'en finissaient pas.
Henrik tomba sur son profil au moment où la porte s'ouvrit.
— Je suis navré de vous avoir fait...
Siméon se figea à la vue d'Henrik penché sur son cahier. Lui d'ordinaire peu expressif cligna des yeux sous la surprise.
— Puis-je savoir ce que vous êtes en train de faire ? demanda-t-il en refermant la porte.
Henrik s'écarta comme si le bureau l'avait personnellement insulté.
— Ce n'est pas ce que vous croyez ! Je n'étais pas...
— En train de fouiller dans mes affaires ?
L'ironie de la situation lui arracha un rictus contrit : Henrik était justement là parce qu'il avait lui-même accusé Anselme d'avoir fouillé dans ses affaires.
— Je suis désolé, bredouilla-t-il. Je ne suis pas comme ça d'habitude, mais je... Enfin, je n'ai pas d'excuse.
Siméon dut ressentir sa sincérité, car les muscles de son visage se relâchèrent et il traversa la pièce d'un pas tranquille. Il jeta un coup d'œil au cahier resté ouvert, puis, se redressant lentement, demanda :
— L'avez-vous lu ?
— Pas cette page-là, avoua Henrik, mal à l'aise.
Siméon lui tendit le livre dans une invitation claire, mais le jeune homme ne mordit pas à l'hameçon. Seule sa fierté encore intacte l'empêchait de prendre la fuite. Comprenant ses réticences, Siméon ramena le cahier vers lui. Sa voix, douce et mesurée, s'éleva comme une berceuse dans la lumière tamisée.
— Henrik est un jeune homme attentif et réfléchi. Il s'intéresse à ce qu'on lui raconte, n'hésite jamais à formuler ses interrogations et n'oublie pas d'écouter son coéquipier lorsque c'est nécessaire. Il apprend vite et bien, mais il manque de confiance en lui et a tendance à se comparer aux autres, notamment à Lord Anselme et à Mademoiselle Mercier. Sa volonté de toujours bien faire pourrait lui être préjudiciable s'il ne fait pas attention.
Cette description pointilleuse laissa Henrik sans voix. Siméon l'avait cerné avec une facilité déconcertante, soulignant des détails dont son élève n'avait lui-même pas conscience. Son sens de l'observation était aussi fascinant qu'effrayant.
— Comment pouvez-vous savoir que je me compare à Anselme et Josefina ? demanda Henrik.
— Parce que vous les regardez souvent, expliqua Siméon.
— Et vous, c'est moi que vous regardez.
— C'est mon travail.
Siméon reposa le cahier sur son bureau.
— D'autres choses ont-elles retenu votre attention ? Ceci, par exemple ?
Il s'empara de la griffe posée sur l'étagère, mais n'y accorda aucun intérêt spécifique. Ses prunelles métalliques scrutaient celles d'Henrik dans l'attente d'une réponse qui tardait à venir. En réalité, le jeune homme ignorait si l'offre du capitaine était sincère ou s'il essayait simplement de le duper.
— Vous allez vraiment me répondre si je vous interroge à ce sujet ?
— Bien sûr. Pourquoi ne le ferais-je pas ?
« Parce qu'il s'agit de votre vie personnelle et que vous n'êtes pas obligé de m'en parler », songea Henrik.
Ces paroles vibraient dans sa boîte crânienne, mais il les remplaça par une question plus naturelle :
— C'est une griffe de Forlonn, n'est-ce pas ?
— Oui, acquiesça Siméon. Je l'ai trouvée au pied des falaises d'Arlès. J'imagine qu'un Forlonn a dû la perdre en essayant d'escalader la paroi.
— Pourquoi l'avez-vous gardée ? Vous faites ce que vous voulez, bien sûr, mais n'est-ce pas un peu étrange de l'exhiber sur une étagère ?
— Plus étrange que les aristocrates et leur passion pour les têtes d'animaux empaillées ?
Henrik lâcha un rire amusé, soufflé par cette répartie. Vu sous cet angle, il devenait difficile de blâmer Siméon pour son attrait envers les objets insolites. Une griffe isolée, détachée de son support, n'était qu'un élément de décor parmi tant d'autres. On ne reprochait pas à un archéologue de collectionner des fossiles ou des ossements d'animaux.
— Autre chose ? poursuivit Siméon.
Appuyé contre le bureau, les bras rejetés en arrière, il semblait disposé à lui partager tous les fragments de sa vie privée. Les chandelles illuminaient son profil en semant des traînées d'or dans ses cheveux noirs, comme un mystère sur le point d'être révélé. Henrik avait la sensation qu'il pouvait lui poser n'importe quelle question et que Siméon lui répondrait. Trois semaines plus tôt, il n'aurait jamais cru cela possible.
Ce fut en observant sa posture délicate, détendue, comme il l'était rarement en présence d'un élève, que trois mots échouèrent au bord de ses lèvres :
— Je suis désolé. Pour tout à l'heure, je veux dire. Je n'avais pas l'intention de vous blesser, mais j'étais en colère et je...
Et il comprenait enfin pourquoi Siméon l'avait agressé, le jour de leur rencontre. Son geste n'était pas prémédité. Tout comme lui, il avait perdu le contrôle de ses émotions face à une situation qui le dépassait.
— Comment allez-vous ? renchérit Henrik.
Siméon posa la main sur son ventre avec un sourire indulgent.
— Ce n'est plus douloureux.
— Je suis renvoyé, n'est-ce pas ?
— J'ai réussi à négocier avec la directrice, révéla Siméon. Je lui ai assuré que vous ne créeriez plus aucun problème. Ai-je votre parole ?
Siméon l'avait défendu, encore une fois. Il semblait nourrir en Henrik une foi inébranlable, comme si sa volonté la plus chère était de le guider jusqu'au diplôme, en dépit des obstacles.
— Pourquoi avez-vous fait ça pour moi ? souffla Henrik d'une voix étranglée.
— Avez-vous oublié ce que je vous ai dit dans l'Arène ? Je ne vous laisserai jamais tomber.
La reconnaissance forma un nœud serré dans sa gorge. Henrik avait conscience de ne pas mériter un aussi grand soutien après toutes les erreurs qu'il avait commises. Désormais, il ne tenait qu'à lui de s'en montrer digne.
— Je vous promets de faire de mon mieux.
Cette réponse plana entre eux dans un silence paisible. Puis un murmure s'éleva, celui qu'Henrik n'espérait plus :
— Je vous crois.
*Comme dit dans la narration, le nom est censé être barré d'un trait noir, ce que j'ai fait dans mon document word, mais wattpad l'a effacé (je ne sais pas pourquoi)
Hello Hello ! Je suis très contente de pouvoir enfin poster ce chapitre. J'ai adoré l'écrire, faire naître ce petit rapprochement entre Henrik et Siméon. J'espère que vous avez aimé le lire. Qu'en avez-vous pensé ?
Des bisous et... je m'excuse par avance pour ce que vous allez lire la semaine prochaine <3
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