Chapitre 13 (partie 1)

— Comment est-ce possible ? murmura Fernand, interloqué.

— Je n'en sais rien. Personne ne le sait. Elle a demandé à l'enfant de l'attendre, mais à son retour, il avait disparu.

Henrik dut s'éclaircir la voix avant de réussir à articuler :

— Elle en a parlé à quelqu'un ?

— Oui, et ça lui a coûté très cher, regretta Josefina. Ses collègues lui ont ri au nez. Ils ont pensé qu'elle racontait des histoires pour attirer l'attention, et comme Margaret n'en démordait pas, cette affaire est très vite montée aux oreilles de la hiérarchie. Sa chef l'a sanctionnée en l'envoyant à la campagne, où il ne se passe jamais rien. C'est pour ça que Margaret a voulu devenir capitaine. C'était le seul moyen pour elle de restaurer sa réputation. Depuis, elle n'en parle plus à personne.

— Et toi, qu'est-ce que tu en penses ? osa Henrik.

Josefina darda sur lui un regard brûlant.

— Je fais entièrement confiance à ma sœur. Elle n'aurait jamais inventé une histoire comme ça. Je pense qu'on ne sait pas tout sur les Forlonn. Les dernières recherches datent d'il y a presque cent ans, ils ont pu encore évoluer.

— Ça fait froid dans le dos, admit Fernand. Où cet enfant peut-il être aujourd'hui ?

— Je me pose la même question tous les jours.

Henrik tira une dernière longue bouffée, absorbant la fumée au même titre que son identité. Il appréciait sincèrement la confiance que leur témoignait Josefina, mais il n'était pas encore prêt à lui rendre la pareille. Il n'avait aucune garantie qu'elle ne rapporterait pas ses confidences à Margaret et Margaret à ses supérieurs. Henrik refusait de courir un tel risque. Il ne deviendrait pas l'objet d'une étude scientifique.

— Comment a-t-il pu arriver sur la plage ? se demanda Fernand. Pourquoi les Localisateurs l'ont-ils laissé passer ?

— Apparemment, les Forlonn étaient nombreux ce jour-là, raconta Josefina. Les lignes arrière ont dû déserter leur poste pour prêter main-forte aux lignes de front. Personne n'aurait pu imaginer qu'un enfant débarquerait à ce moment-là.

C'était vrai. Le soir de l'attaque, aucun Localisateur n'avait tenté d'arrêter la course d'Henrik. Il s'était retrouvé sur la plage avant même de comprendre ce qui l'y avait poussé. Peut-être avait-il songé que le milicien à sa poursuite n'oserait pas s'y risquer.

Quelle pensée idiote.

— C'est pour ça que je me méfie de ce qu'on nous enseigne à l'Académie, ajouta Josefina. Il y a forcément d'autres personnes comme cet enfant. Des gens qui ont la faculté de résister au venin des Forlonn.

— Tu penses que ça pourrait provenir d'un gène ou quelque chose comme ça ?

— Qui sait ? rétorqua la jeune femme en haussant les épaules.

Fernand et Josefina se mirent à cogiter, nourrissant l'espoir insensé de résoudre cette énigme. Henrik s'amusa intérieurement de la situation. Lui qui portait leurs interrogations sur son torse ne se souciait pourtant pas le moins du monde d'y trouver une réponse. Ou du moins, il ne s'en souciait plus. Ses cicatrices étaient comme de vieilles amies qui n'avaient plus rien à lui apprendre. Fernand et Josefina ne pouvaient pas réussir là où Henrik lui-même avait échoué.

En fin d'après-midi, Anatole déposa tout le monde à la gare. Le groupe guetta l'arrivée de leur locomotive respective sur les quais. Margaret était attendue au quartier général de Satbury à dix-huit heures trente pour une réunion. Fidèle à elle-même, Josefina ne tarda pas à la questionner sur l'objet de ladite réunion, mais sa sœur resta très vague. Pas par obligation professionnelle, mais parce qu'il n'y avait rien d'intéressant à partager.

— Nous voulons simplement faire un bilan sur les attaques des derniers mois, résuma-t-elle en consultant sa montre à gousset. Pourquoi ont-elles diminué drastiquement ? Que manigancent les Forlonn ? Ce genre de choses.

— Vous avez des théories ? s'informa Josefina.

— Rien de plausible, grimaça son aînée. Il est difficile d'émettre des hypothèses alors que nous ignorons encore tant de choses sur ces créatures. Quoi qu'il en soit, nous ne sommes pas tranquilles. La semaine dernière, aucune attaque n'a été recensée. Ce n'est pas arrivé depuis des décennies.

Henrik grignota l'ongle de son pouce en réfléchissant. Que pouvait bien signifier la soudaine disparition des Forlonn ? S'agissait-il d'un bon ou d'un mauvais présage ?

— Vous pensez qu'ils ont pu connaître des problèmes dans l'Archipel ? avança Fernand, qui scrutait les rails toutes les dix secondes. Comme... Je ne sais pas, la menace d'un prédateur ?

— Quel genre de prédateur pourrait s'en prendre aux Forlonn ? rétorqua Josefina, sceptique.

— C'est juste une idée.

Adossée contre le mur de la gare, Margaret tapotait la crosse de son pistolet en fixant le vide. Son regard froid et ses sourcils froncés d'inquiétude la vieillissaient d'au moins dix ans. Henrik imaginait sans mal comme cette situation devait la tourmenter.

Margaret les quitta quelques minutes plus tard, mais le trio dut patienter encore une demi-heure avant l'arrivée de sa locomotive. Le trajet fut calme, chacun plongé dans ses propres pensées. Henrik somnola au son entêtant des roues glissant sur les rails, mais l'odeur de la fumée âcre l'empêcha de sombrer complètement.

Ils furent de retour à l'Académie juste à temps pour le couvre-feu. Henrik était lessivé. Le voyage, la foule et ses retrouvailles inopinées avec Aslak l'avaient vidé de ses forces. Désireux de rejoindre son lit, il abandonna Fernand et Josefina au réfectoire et grimpa dans sa chambre. Eugène et Théodore, ses colocataires de la classe 4, s'esclaffaient autour d'une partie de cartes. Henrik les salua d'un signe de la main avant de s'agenouiller devant la penderie. Il gardait ses réserves d'hectaly au fond de son sac et avait l'habitude de classer les sachets par paire, formant ainsi trois rangées de dix. Aussi, lorsqu'il découvrit son précieux trésor, le jeune homme remarqua aussitôt que quelque chose clochait.

Les sachets n'avaient pas bougé en apparence, mais plusieurs d'entre eux étaient à l'envers. Or, Henrik ne les disposait jamais de cette façon. L'irritation enfla dans sa poitrine comme un magma brûlant et ses doigts se crispèrent sur l'ouverture de son sac. Le coupable ne pouvait être qu'une seule et unique personne, celle qui avait déserté la chambre avant son retour.

Henrik se redressa et claqua la porte de la penderie. Dos à lui, Eugène demanda d'un ton inquiet :

— Ça va ?

— À merveille, grinça Henrik. Où est Anselme ?

— Dans le salon, je crois.

— Il écrit encore à Lady Eugénie, ricana Théodore.

— Ce ne serait pas sa troisième lettre ce mois-ci ?

Henrik refusa d'en entendre davantage. Les histoires de cœur de son rival l'indifféraient autant que la météo du lendemain. Il dépassa à toutes jambes les étudiants qui remontaient du réfectoire ou des bains et débarqua comme une tornade dans le salon. La providence avait placé Anselme dans sa ligne de mire, juste en face de lui. La tête penchée sur une lettre déjà bien épaisse, son colocataire s'appliquait à écrire en arborant un effroyable sourire niais. Sourire qu'il perdit rapidement à l'arrivée d'Henrik. Ses sourcils se froncèrent d'agacement :

— Quoi ?

— On ne t'a jamais appris à ne pas fouiller dans les affaires des autres ? siffla Henrik.

— De quoi parles-tu encore ?

— Ça suffit, Anselme. J'ai fait beaucoup d'efforts pour t'ignorer, mais tu ne m'aides pas du tout.

— Je ne comprends rien à ce que tu racontes, soupira Anselme, exaspéré.

Henrik serra les poings, écœuré par tant d'hypocrisie. L'obstination d'Anselme à nier l'évidence était à deux doigts de lui faire perdre le contrôle.

— Je sais que c'est toi qui as fouillé dans mon sac. Qu'est-ce que tu espérais trouver ? Tu voulais de l'hectaly, c'est ça ? Tu ne vas quand même pas me faire croire qu'un aristocrate dans ton genre n'a pas les moyens de s'en procurer.

Anselme garda le silence un court instant, mais Henrik discerna le moment où il céda et il comprit que sa réponse n'allait pas lui plaire. Son rival repoussa sa chaise avec une lenteur délibérée et s'appuya contre la table en le toisant d'un air arrogant.

— Je n'ai pas fouillé dans tes affaires, Henrik. Je n'en vois franchement pas l'intérêt. Mais même si c'était le cas, qu'est-ce que tu ferais, dis-moi ? Tu n'as aucune preuve et le capitaine Lewis ne te fait pas confiance. De nous deux, qui serait-il le plus à même de croire ?

Le coup partit avant même qu'Henrik s'aperçoive avoir bougé. Ses phalanges rencontrèrent le profil effronté d'Anselme et l'accompagnèrent dans une chute brutale. Un craquement sec résonna sous la pression de ses doigts, mais Henrik n'y prêta pas plus attention qu'au gémissement plaintif de son rival étalé au sol. La fureur le rendait sourd à toute forme de pitié, éclipsant la douleur derrière un nuage noir. Henrik n'écouta que les pulsions de son corps et se jeta sur Anselme comme un animal enragé. Le nez en sang, celui-ci réussit tout de même à parer le coup. Il enveloppa son poignet dans une prise tremblante et le força à reculer. La résistance dont il faisait preuve décupla la colère d'Henrik, qui tenta de dégager sa main pour reprendre de l'élan.

Avant d'y parvenir, deux bras robustes lui ceinturèrent la taille et l'éloignèrent de son adversaire. Le jeune homme réagit d'instinct en envoyant son coude dans le ventre de l'intrus. Enfin libre, il leva les poings, prêt à en découdre, mais se figea d'horreur à la vue de Siméon plié en deux contre la table. Le capitaine toussait par saccade, tentant de reprendre le souffle qu'Henrik lui avait volé.

Cette image épouvantable évapora le brouillard de ressentiment qui l'aveuglait. Henrik eut l'impression de remettre les pieds sur terre, comme si ce qui s'était passé au cours des cinq dernières minutes n'avait jamais eu lieu. Comme s'il n'avait été que le témoin impuissant de toute cette violence. Il regarda Siméon, appuyé contre la table, une main sur le ventre ; Anselme, qui s'était redressé sur un coude et comprimait son nez ensanglanté ; les étudiants entassés autour d'eux comme des bêtes curieuses.

Henrik devint livide, paralysé d'angoisse. Le mot « renvoi » scintillait de mille feux au-dessus de sa tête. Cette fois, il était allé trop loin. Aucune excuse ne pourrait justifier son comportement ni effacer son erreur. Alors que le silence s'épaississait, Siméon se ressaisit, lissant le col de sa chemise, et asséna d'une voix tranchante :

— Henrik, Anselme. Dans mon bureau immédiatement.

Le jeune homme pensait traverser toute l'Académie jusqu'à leur salle d'étude, mais Siméon les conduisit à l'étage supérieur, réservé aux chambres des professeurs. Anselme avançait dignement malgré son allure pathétique. Le mouchoir pressé contre son nez ne semblait être à ses yeux qu'une commodité. À l'inverse, Henrik n'avait subi aucune blessure physique, mais il marchait comme un condamné à mort.

La nuit étant presque tombée, Siméon alluma les trois bougies du chandelier et le posa sur son bureau. Henrik n'osa pas le regarder en face. Son assurance légendaire s'était fait la malle, ne laissant derrière elle qu'une carcasse couverte de honte.

— J'attends des explications, exigea Siméon.

— Il m'a accusé d'avoir fouillé dans ses affaires, puis il m'a agressé quand j'ai répondu que je n'y étais pour rien, résuma Anselme.

Le mouchoir étouffait sa voix en la réduisant à un couinement ridicule. Henrik grimaça. La nervosité manqua de le faire éclater de rire, mais il se domina. Se moquer d'Anselme alors qu'il avait déjà tous les torts ne ferait qu'empirer sa situation.

Siméon sembla soudain prendre conscience de la gravité de son cas. Il soupira, excédé, puis ordonna :

— Allez faire soigner votre nez, Lord Anselme. Je viendrai vous voir plus tard.

Anselme décocha un regard meurtrier à son rival avant de quitter la pièce. Henrik se concentra sur la résonance de ses pas dans le couloir pour oublier l'attention que Siméon lui portait.

— J'attends votre version, Henrik.

À défaut de massacrer ses ongles, le jeune homme grignota l'intérieur de sa joue jusqu'à sentir le sang couler dans sa bouche.

— Anselme dit vrai. Je n'ai... Je n'ai rien à ajouter.

— Pourquoi pensez-vous qu'il est coupable ?

— Parce qu'il me pourrit la vie depuis l'épreuve d'Arlès, murmura-t-il entre ses dents. À la Maison d'Aide, il m'a dénoncé parce qu'il espérait me faire renvoyer. Il me l'a avoué droit dans les yeux. Il m'a menacé plusieurs fois, il m'observe sans arrêt et maintenant il se permet de fouiller dans mes affaires.

— Avez-vous des preuves de ce que vous avancez ?

Henrik releva la tête en sursaut, le ventre noué d'injustice.

— Évidemment que non, mais ça aussi, il le savait ! Il m'a dit que vous ne me feriez pas confiance. Et il a raison, pas vrai ? Vous ne me faites pas confiance !

Ces mots claquèrent dans la pénombre tel un coup de fouet sur une plaie béante. La vision d'Henrik se brouilla et il baissa à nouveau les yeux pour cacher ses larmes. Il regrettait de s'être emporté, mais il aurait aimé que Siméon prenne sa défense. Qu'il l'écoute et le comprenne. Comme ce soir-là, dans l'arène. Henrik voulait revivre ce moment authentique, où ils étaient enfin parvenus à communiquer, à relier le fil de leurs pensées sans faire de nœuds.

— J'aimerais vous croire, Henrik, répondit calmement Siméon, mais sans preuve, je ne peux pas me le permettre. Ce serait faire du tort à Lord Anselme et je... je me dois d'être impartial.

Henrik déglutit, à bout de nerfs. Il lui coûtait de reconnaître que Siméon avait raison. Il ne détenait aucune preuve, avait agressé physiquement Anselme devant plusieurs témoins et, pour couronner le tout, s'en était pris à son propre instructeur. Il n'avait plus rien à faire ici.

Anselme avait gagné.

— Je... Je pense que je ferais mieux de préparer mes bagages.

Trois coups retentirent derrière la porte avant que Siméon n'ait le temps de répondre. Miranda Fedwin glissa la tête dans l'entrebâillement.

— La directrice souhaiterait vous voir tous les deux, annonça-t-elle.

Henrik aurait dû se douter que son séjour à l'Académie se solderait par un passage dans le bureau d'Amara Holbe. Sa confrontation avec Anselme avait fait trop de bruit pour passer inaperçue. Cependant, il ne s'attendait pas à sentir la main de Siméon sur son épaule et à l'entendre dire :

— Attendez-moi ici. Je m'en occupe.

— Mais je...

Sa réponse se stoppa net au claquement de la porte. Henrik cligna des yeux, l'air ahuri. Siméon venait de l'abandonner à son sort, dans sa propre chambre. 

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