Les deux hommes descendirent l'escalier dans un silence qui ne présageait rien de bon. Siméon allait-il le conduire auprès de la directrice ? Voulait-il simplement le sermonner d'avoir mangé dans un lieu inapproprié ?
— Vous allez me renvoyer ?
Siméon se stoppa net et dévisagea Henrik avec une expression de pure incompréhension.
— Pourquoi ferais-je une chose pareille ?
Henrik aurait pu lui citer une liste infinie de raisons, mais il s'en tint au silence. Inutile d'aggraver son cas.
— Où allons-nous ?
— Vous verrez.
Cette réponse ne rassura pas Henrik, mais la beauté du crépuscule lui fit oublier ses protestations. Il adorait ce moment de la journée, où le soleil et la nuit se côtoyaient dans une dernière étreinte, avant de laisser place aux ténèbres. Il pouvait encore distinguer la forme des arbres et la masse imparfaite du château qui s'éloignait derrière eux.
Lorsqu'ils s'enfoncèrent en pleine forêt, Henrik comprit où ils allaient. Une montée d'angoisse le submergea et il sentit malgré lui ses pas ralentirent. Siméon lui jeta un coup d'œil par-dessus son épaule, comme pour l'inciter à accélérer.
Quelques minutes plus tard, l'Arène se déploya dans toute sa splendeur, figée dans la pénombre.
— Que faisons-nous ici ?
— J'aimerais que vous me racontiez ce qui s'est passé cette après-midi, déclara Siméon. Pour quelle raison avez-vous paniqué ?
— Pourquoi voulez-vous le savoir ? rétorqua Henrik, méfiant.
— Parce que vous êtes sous ma responsabilité et qu'il est de mon devoir de vous aider.
Décidément, Siméon excellait dans l'art de l'hypocrisie. Henrik ne put s'empêcher de lui rire au nez, las de cette comédie ridicule.
— Ne faites pas semblant que ça vous intéresse. Je sais que c'est faux.
— Dans ce cas, je vais reformuler ma question, soupira Siméon. Pour quelle raison me détestez-vous autant ?
— Vous n'en avez réellement aucune idée ?
— Si c'est à cause du différend que nous avons eu lors de notre première rencontre...
— Vous appelez ça un différend ? s'exclama Henrik. Vous m'avez frappé et vous avez retourné la situation contre moi !
— Et j'en suis désolé !
Le cri de Siméon résonna comme un coup de tonnerre dans le paysage couronné de verdure.
— C'est ça que vous souhaitez entendre ? Parce que je suis prêt à m'excuser mille fois si cela nous permet de repartir sur des bases saines. Je suis désolé de vous avoir agressé, Henrik. Ce n'est pas une excuse, mais je venais d'apprendre que... Je venais d'apprendre une mauvaise nouvelle et je n'étais pas en état de... Je n'étais pas moi-même. Je n'aurais pas dû m'en prendre à vous. J'en suis sincèrement navré.
Henrik crut que son ouïe l'avait dupé, fabriquant de toutes pièces ce discours improbable, mais le regard désespéré de Siméon lui prouva le contraire. C'était la première fois qu'il voyait sur ses traits une expression aussi vulnérable, dépouillée de tout artifice. La première fois qu'il surprenait une fausse note dans sa voix mesurée. La première fois que ses épaules n'étaient pas raidies par une quelconque tension.
Henrik eut soudain le sentiment de faire connaissance avec Siméon Lewis, l'homme faillible. Pas Siméon Lewis, le parfait capitaine. Cette nouvelle rencontre, qu'il n'espérait plus, éradiqua les derniers vestiges de sa colère.
— Merci, murmura-t-il. J'apprécie vos excuses. Et je... Enfin, je... suppose que j'ai moi aussi des torts. J'aurais dû vous laisser tranquille au lieu d'insister comme je l'ai fait. Je suis désolé.
— Votre attitude découlait d'une bonne intention, reconnut Siméon. Je vous remercie de vous être arrêté pour moi. Personne d'autre ne l'a fait.
— Il faut dire que vous n'êtes pas facile à approcher, renchérit Henrik.
Son visage était chaud comme la braise malgré la fraîcheur du soir.
— Je n'ai jamais été doué pour tisser des liens, admit Siméon. La communication n'est pas mon fort.
— Alors pourquoi êtes-vous devenu instructeur ?
Siméon promena son regard à travers les arbres, hésitant, comme en proie à un dilemme infernal.
— Un jour, peut-être que je répondrai à cette question. Mais pour l'instant, nous avons une affaire plus urgente à régler. N'ayez pas peur d'être honnête, Henrik. Je ne vous jugerai pas. Dites-moi ce qui vous a fait paniquer.
La vérité lui brûlait les lèvres, mais si elle venait à éclater, elle lui brûlerait aussi les ailes. Henrik n'était pas prêt à renoncer à sa liberté pour une quête futile de réponses. Cela n'en valait pas la peine.
— Je me suis imaginé à la place de Josefina, avoua-t-il dans un demi-mensonge. Je me suis demandé ce que je ressentirais dans cette situation et... ça m'a fait peur.
— Vous devez apprendre à maîtriser cette peur, Henrik, ou vous ne serez jamais capable de vous défendre.
— Est-ce nécessaire de le faire maintenant ? répliqua Henrik, gêné d'imposer une séance nocturne à Siméon. Je veux dire, les cours sont terminés et il est déjà tard. Vous n'avez pas autre chose à faire ?
— J'ai pensé que vous seriez plus à l'aise sans public autour de vous.
Henrik fronça les sourcils, troublé par cette marque de considération. Siméon n'avait aucune raison de sacrifier sa soirée pour un élève insolent, qui n'avait cessé de le provoquer. Pourquoi se montrait-il aussi obligeant ?
— Allons-y, ordonna-t-il en ouvrant la porte.
L'arène était plongée dans l'obscurité, mais Siméon y remédia en allumant des flambeaux qu'il planta autour du Forlonn mécanique. L'effet sur Henrik fut immédiat. En un claquement de doigts, tout lui revint en mémoire : le sable sous ses omoplates, la clameur des détonations, la gueule immonde de la créature, ses crochets aussi coupants que des lames de rasoir.
— Respirez, Henrik, souffla Siméon, la main dans son dos. Vous êtes en sécurité ici. Il ne peut rien vous arriver.
Il ne pouvait rien lui arriver, parce que le mal était déjà fait. Il le portait sur son torse comme un vêtement trop serré, impossible à retirer.
— Vous sentez-vous la force de vous approcher ?
Henrik acquiesça. Cette fois, l'angoisse ne lui avait ôté aucune faculté. Il parvint à contourner la marionnette et même à la toucher, glissant ses doigts sur le bois sombre, inanimé. Avec la permission de Siméon, il s'essaya à la manipulation des leviers et prit le temps d'étudier le mécanisme.
— Combien de temps a-t-il fallu pour construire un tel engin ? s'intéressa Henrik.
— Je n'en ai aucune idée. Un an ou deux, peut-être.
— Ça m'étonnerait... De nos jours, il faut moins d'un an pour construire une locomotive, et même si cette marionnette est impressionnante, elle n'a pas l'air aussi complexe que ça.
— Vous semblez vous y connaître, remarqua Siméon.
Henrik secoua la tête avec un léger sourire.
— Mon père était conducteur de locomotive. Il travaillait pour la FDT. Il était passionné par les machines et les véhicules à vapeur... C'est ce qui a causé sa mort.
— Je suis désolé.
— Ne vous en faites pas, c'était il y a longtemps.
Après avoir réglé la créature en position d'attaque, Henrik longea ses pattes et rejoignit Siméon à l'avant de sa tête.
— Était-il chargé du transport de marchandises ou de personnes ? interrogea le capitaine.
— De marchandises, je crois, se souvint Henrik. Il assurait la liaison entre la Maison Jaune et la Maison Verte.
— Savez-vous ce qu'il transportait ?
— Aucune idée, fit Henrik dans un haussement d'épaules. Il ne m'en a jamais parlé. J'étais trop jeune.
De son vivant, Viktor Alton était un travailleur acharné. Il n'hésitait pas à s'absenter plusieurs jours selon les trajets qu'on lui confiait. Parfois, quand il avait du temps libre, il emmenait Henrik à la gare et l'asseyait sur ses genoux à l'arrière de la locomotive. Le jeune homme avait toujours été fasciné par la puissance de cet engin, capable de remorquer deux à trois wagons à la fois et de les propulser à une vitesse phénoménale.
— Pensez-vous pouvoir réaliser un exercice ? reprit Siméon.
— Quel type d'exercice ?
Le capitaine se décala pour lui offrir l'espace nécessaire.
— Vous allonger sous le Forlonn.
C'était prévisible, mais Henrik n'était pas certain de pouvoir s'y soumettre sans paniquer. Siméon dut remarquer ses réticences, car il ajouta prudemment :
— Prenez le temps qu'il vous faut. Je serai juste à côté de vous.
Il émanait de sa voix une fermeté apaisante, comme une promesse de ne jamais faillir à sa sécurité. Henrik avait passé la semaine entière à douter de ses intentions, mais il avait soudain le pressentiment qu'il pouvait lui faire confiance. Prenant son courage à deux mains, il s'agenouilla lentement, puis s'allongea sous la mâchoire du Forlonn. Les torches formaient des cocons de chaleur autour de lui et répandaient une douce lumière sur le sable fin.
Cette lumière intime, propice à la sérénité, lui rappela le coucher de soleil qui s'était fait témoin de son agression. Ce soir-là, le Forlonn s'était révélé comme un nuage noir camouflant ses derniers rayons. Henrik avait côtoyé la mort en face, il l'avait vue s'abattre sur lui sous la forme de deux gigantesques lames aiguisées. Que se serait-il passé s'il n'avait pas été un enfant ? S'il avait su comment se défendre ? Une larme coula le long de sa tempe, humidifiant la racine de ses cheveux. Henrik murmura d'une voix rauque :
— Pouvez-vous... Pouvez-vous simuler l'attaque ?
— Vous êtes sûr de vous ? s'inquiéta Siméon.
— Non, mais je veux essayer.
D'après ses observations et la puissance du mécanisme, les crochets de la marionnette n'étaient pas destinés à blesser sérieusement les élèves. S'il échouait, Henrik ne récolterait qu'un hématome. Il attendit de voir les pas de Siméon s'éloigner avant de lever les yeux vers le Forlonn. Son rythme cardiaque s'accéléra dans un mélange de peur et d'adrénaline. Henrik enfonça ses mains dans le sable tiède, les muscles bandés sous la pression qu'il s'imposait. Un léger crissement résonna dans les entrailles du monstre, puis, comme un couperet, ses crochets tombèrent.
Henrik n'écouta que son instinct. Au lieu de rouler sur le côté comme l'avait fait Josefina, il empoigna ses appendices et arrêta le coup in extremis. L'effort fourni à lutter contre le mécanisme lui engourdit les bras et vrilla ses épaules d'un éclair de douleur. Mais le jeune homme ne céda pas. Il conjugua toute la force dont il était capable et parvint avec détermination à redresser la tête de la marionnette, dont les rouages grincèrent dans un son distordu. Henrik remarqua une échappatoire sur sa gauche : un espace isolé entre un flambeau vacillant et la patte avant droite du Forlonn. Sans réfléchir, il relâcha sa prise et bondit hors d'atteinte. Les crochets de la créature s'abattirent à l'endroit précis où se tenait Henrik une seconde auparavant.
À bout de souffle, il s'appuya sur ses coudes et examina la scène de crime avec stupéfaction. En se dégageant, son pied avait heurté la patte en bois, mais la douleur n'était qu'une entité abstraite. Elle ne pouvait rien contre l'euphorie délirante qui rugissait dans sa poitrine.
— Vous avez vu ça ? s'écria-t-il.
— Vous avez de beaux réflexes, le complimenta Siméon. Comment vous sentez-vous ?
Henrik ne pouvait pas répondre à cette question. Il ne pouvait pas lui dire que cet exploit insensé avait colmaté le début d'une fêlure dans son cœur d'enfant. Il se trahirait inévitablement.
— Mieux, reconnut-il.
— Je suis ravi de l'entendre.
Le sourire de Siméon était fin, léger comme une caresse, mais il rayonnait autant que les flammes alentour. Henrik baissa les yeux, incapable de soutenir son regard magnétique.
— Merci... de ne pas m'avoir laissé tomber.
— Vous êtes sous ma responsabilité. Je ne vous laisserai jamais tomber.
Siméon combla les derniers mètres qui les séparaient. Sa main tendue incarnait aussi bien le serment d'un capitaine que l'offre de paix d'un rival. Toujours au sol, Henrik la saisit sans l'ombre d'une hésitation.
Alléluia, le premier rapprochement entre Henrik et Siméon est enfin là ! Si vous saviez comme j'avais hâte de poster ce chapitre (et plus encore les suivants ;)). J'espère qu'il vous a plu. Qu'en avez-vous pensé ?
À la semaine prochaine <3
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