Chapitre 11 (partie 1)

Henrik s'effondra contre le mur de pierre. La nausée lui tordit l'estomac. Il se pencha en avant, les poings serrés, mais ne recracha rien. Son propre corps lui résistait, prisonnier de l'angoisse tapie dans ses entrailles. Le sang pulsait contre ses tempes, lui réchauffait les joues et faisait battre son cœur à mille à l'heure. Respirer était devenu la pire des corvées. Henrik ne savait plus comment s'y prendre. Épuisé, il bascula la tête en arrière et enfonça ses ongles dans la terre. Il laissa son regard se perdre dans les nuages tout en caressant l'herbe chaude. L'un d'eux retint son attention. Il avait la forme d'un chaton jouant avec une balle.

Henrik se rappela le jour où sa grand-mère Lucia en avait rapporté un à la maison. Elle espérait l'égayer et le distraire de l'absence de sa mère, disparue des suites de son accouchement. Le stratagème avait fonctionné. Plus le garçon s'occupait de l'animal et moins ses larmes coulaient. Cette petite âme au pelage tigré avait même permis aux deux frères de nouer un lien. En acceptant que le chaton dorme auprès d'Aslak, Henrik s'était rapproché du nourrisson à son tour. Depuis ce jour, la fratrie ne s'était plus quittée.

La nostalgie éclipsa le rictus maladif du jeune homme, et soudain, il réalisa qu'il allait mieux. Assez pour se redresser dans une position plus confortable. Sa respiration s'était calmée, ses jambes ne tremblaient plus et le nœud dans son estomac s'était relâché. Henrik passa une main lasse dans ses cheveux en bataille. Bien qu'il se soit ridiculisé devant l'ensemble de ses camarades, il était trop fatigué pour en éprouver de la honte.

Seule une question le taraudait : pourquoi avait-il réagi de cette manière ? À Arlès, il aurait compris que la panique le saisisse au point de le paralyser. Mais pas ici. Pas pendant un entrainement. Pas en présence d'une marionnette inoffensive. Son esprit ressemblait à une machine dysfonctionnelle, comme si le mécanisme avait été monté à l'envers. Henrik ignorait comment remettre de l'ordre dans ses rouages.

— Puis-je m'asseoir ?

Le jeune homme plongea son regard dans celui d'Anselme. Ce n'était pas lui qu'il s'attendait à voir, ni qu'il désirait voir.

— Qu'est-ce que tu veux, Anselme ? soupira-t-il. Tu es ici pour jubiler ? Je préférerais que tu le fasses dans ton coin, si ça ne te dérange pas.

Henrik se voulait sarcastique, mais la platitude de sa voix n'eut pas l'effet escompté.

— Je ne suis pas ici pour me moquer de toi et je ne chercherai pas non plus à savoir ce qui s'est passé. J'aimerais simplement discuter avec toi.

— Tiens donc, tu veux discuter maintenant ? Ce n'est pas comme si tu avais eu toute la semaine pour le faire.

Les épaules d'Anselme s'affaissèrent.

— J'ai essayé de trouver le bon moment, mais...

— Et tu crois que c'est le bon moment, là ? s'énerva Henrik. Tu me vois en position de faiblesse, alors tu en profites ? Comme l'autre jour, dans les bains ?

— Pardon ?

— Ça ne sert à rien de nier, Anselme. Je sais que c'était toi.

— Mais qu'est-ce que tu racontes ? persista son rival. Je ne t'ai jamais vu dans les bains. Tu te laves toujours après nous.

Henrik se releva si vite qu'il chancela sur ses jambes. Anselme voulut le rattraper, mais il dégagea violemment son bras et s'appuya au mur.

— Tu connais donc mes habitudes, siffla-t-il.

— Tout le monde les connaît, rétorqua Anselme. L'Académie n'est pas grande, au cas où tu l'aurais oublié.

— Si ce n'est pas toi, alors qui aurait eu l'idée de venir m'espionner ?

— Pourquoi aurais-je fait une chose pareille ?

Henrik se frotta les tempes, à bout de nerfs. Cette discussion était puérile et n'arrangeait rien à son mal de tête. Devait-il accorder le bénéfice du doute à Anselme ? Aussi irritable soit-il, son camarade n'avait pas pour habitude de nier ses mauvaises actions. Au contraire, il les revendiquait haut et fort, faisant fi des conséquences.

— Écoute, Henrik... J'aimerais enterrer la hache de guerre et avoir une conversation sérieuse avec toi. C'est très important.

— Si c'est aussi important que tu le prétends, pourquoi tu ne l'as pas fait avant ?

— Je te l'ai déjà expliqué, j'essayais de trouver le bon moment. Ce n'est pas un sujet qu'il est facile d'aborder avec quelqu'un comme toi.

— Quelqu'un comme moi ? s'indigna Henrik. Qu'est-ce que ça veut dire, au juste ?

Le visage d'Anselme se tordit d'une grimace d'excuse.

— Je me suis mal exprimé. Ce que je voulais dire, c'est que...

— Bon, ça suffit. Je n'ai pas envie de t'écouter, Anselme. On n'est pas amis, toi et moi, et on ne le deviendra jamais. Maintenant, s'il te plaît, fous-moi la paix !

Henrik poussa Anselme dans un accès de fureur. Son camarade recula d'un pas, mais ne chercha pas à riposter. Son manque de combativité lui rappela leur altercation à la Maison d'Aide. Anselme s'était laissé maltraiter sans lever le petit doigt, et dans son regard brillait la même impuissance.

— Tout va bien, Henrik ?

L'arrivée de Fernand sonna comme une bénédiction. Henrik desserra les poings et avala une grande bouffée d'oxygène.

— Ça va, murmura-t-il.

— Je suis désolé, j'ai voulu te suivre, mais le capitaine Lewis me l'a interdit.

— Il t'interdit de sortir, mais il autorise Anselme à le faire ? grinça Henrik. Ça sent le favoritisme à plein nez. Ça ne m'étonne pas de lui.

— Il ne s'agit pas de favoritisme, Henrik, répliqua Siméon.

Le jeune homme étouffa un juron en avisant la présence du capitaine derrière Fernand.

— J'ai empêché mademoiselle Grivel de vous suivre, car Lord Anselme avait déjà proposé de vous accompagner. J'ai pensé que vous ne souhaiteriez pas vous sentir submergé.

Henrik roula des yeux face à l'audace d'un tel mensonge. Siméon prétendait s'inquiéter pour son bien-être, alors qu'il savait la haine réciproque que ses élèves entretenaient. Qu'espérait-il obtenir comme résultat, sinon la garantie d'empirer la situation ? Cela n'avait d'ailleurs pas manqué. Sa dispute avec Anselme avait vidé Henrik de ses dernières forces. Il n'était pas en état de tenir tête à Siméon.

— Retournez à l'intérieur, s'il vous plaît, ordonna celui-ci.

Anselme et Fernand s'exécutèrent, mais Siméon arrêta Henrik en posant la main sur son épaule.

— Pas vous, Henrik. Vous êtes excusé jusqu'à demain. Retournez dans votre chambre et reposez-vous.

— Je n'ai pas besoin d'un traitement de faveur, grommela-t-il. Je vais très bien.

Siméon le considéra avec une lueur de désespoir. Henrik ne put soutenir son regard bien longtemps, frissonnant sous l'intensité de ses yeux gris.

— C'est un ordre, conclut le capitaine, avant de tourner les talons.

Henrik n'eut pas l'énergie de lui courir après. Siméon avait raison : il avait besoin de repos, autant que d'oublier l'humiliation cuisante qu'il venait de subir. Dépité, le jeune homme retourna au dortoir en traînant les pieds.

Il somnola pendant deux heures, terrassé par des cauchemars qui le laissèrent pantelant. Henrik ne s'était pas senti aussi vulnérable depuis des années. L'Académie avait ouvert la porte de ses secrets et il ignorait comment la refermer. Tout juste pouvait-il s'assurer qu'ils ne franchissent pas le seuil, au risque d'attirer une attention malvenue. Comment ses camarades réagiraient-ils en découvrant ses cicatrices ? Comment Fernand et Josefina réagiraient-ils ? À ce jour, seule Annette était au courant. Elle avait soigné les blessures d'Henrik après son accident, acceptant son silence sans chercher à déterrer la vérité. Ils étaient liés l'un et l'autre par ce secret inavouable. Henrik savait qu'il pourrait toujours lui faire confiance.

Agacé de rester au lit, il récupéra son cahier d'étude et migra dans le salon commun. Loin de lui l'envie de croiser Anselme à son retour des cours. La pièce était composée d'une cheminée au manteau sculpté, d'une table de jeux et de banquettes moelleuses. Le jeune homme désigna le fauteuil le plus confortable et s'assit en tailleur près de la fenêtre entrebâillée. Il survola ses notes, essayant de faire bonne figure, mais son esprit finit par divaguer.

Que se passerait-il lorsqu'il remettrait les pieds dans l'arène ? Son corps allait-il le trahir une fois de plus ? Henrik ne pouvait se permettre un écart supplémentaire. Siméon s'était montré indulgent à son égard, mais sa tolérance avait des limites. En tant que capitaine, il détenait le pouvoir de le faire expulser, et autant dire qu'Henrik lui avait fourni de bonnes raisons d'user de ce pouvoir.

Du vacarme dans le couloir lui fit lever le nez de son cahier. Henrik frotta ses yeux fatigués et déplia ses jambes endolories. Le soleil se couchait à l'horizon, ce qui voulait dire que les cours étaient terminés depuis plus d'une heure. Ses ruminations l'avaient tenu à l'écart du temps ; il n'avait même pas songé à allumer les chandelles. Les élèves qui entrèrent dans le salon se chargèrent d'y remédier. Des gouttes d'eau perlaient de leurs cheveux humides, indiquant qu'ils venaient de sortir du bain. L'un d'eux lui jeta un regard avant de murmurer quelque chose à l'oreille de sa voisine. Celle-ci pinça les lèvres, ravalant un sourire narquois. À la table de jeu, trois adolescents le fixaient en échangeant des messes basses.

Henrik se figea, la gorge nouée, les joues brûlantes de honte. Visiblement, la nouvelle de son humiliation s'était répandue bien plus vite qu'il ne l'avait envisagé.

— Hé ! s'écria-t-il. Je suis juste ici, comme vous l'avez tous constaté. Alors, si vous avez quelque chose à me reprocher, dites-le-moi en face.

Personne n'avait anticipé ce coup d'éclat. Quelques élèves prirent aussitôt la fuite, enlisés dans leur propre lâcheté ; les autres, gênés, décidèrent d'ignorer sa présence. Henrik n'avait pas l'intention de rester une minute de plus dans la même pièce que ces hypocrites. Il referma son cahier dans un claquement sec, mais l'arrivée de Fernand et Josefina le garda cloué dans son fauteuil. La jeune femme avait enroulé sa chevelure dans une serviette qui formait un cône sur le dessus de sa tête.

— Ah, tu es là ! s'exclama-t-elle. On se demandait où tu étais passé.

— Comment te sens-tu ? s'enquit Fernand.

Henrik leur adressa un léger sourire de gratitude. Jamais il n'avait été aussi heureux de voir apparaître ses meilleurs alliés.

— Beaucoup mieux, abrégea-t-il.

Il n'était pas d'humeur à rentrer dans les détails. Par chance, Fernand n'insista pas. Il contourna le fauteuil et s'appuya contre la fenêtre en croisant les bras. Josefina opta pour la rudesse du plancher. Elle déroula un torchon dans lequel étaient emballés un assortiment de petits pains, du fromage et une orange.

— On a récupéré ça au réfectoire, expliqua-t-elle. Le pain est encore chaud, tu as de la chance.

— Oh... Merci, bredouilla Henrik.

Cet acte de gentillesse lui noua le ventre. Il accepta l'offrande avec reconnaissance et croqua dans le pain frais, savourant la texture de la mie moelleuse.

— Qu'est-ce qu'il te voulait, Anselme ? interrogea Josefina.

— « Avoir une conversation sérieuse avec moi », cita Henrik en mimant des guillemets. Je ne comprends pas quel est son problème. Il menace de me faire renvoyer, et du jour au lendemain, il me parle comme s'il ne s'était rien passé.

— Je peux essayer de le questionner, si tu veux ? Il se confiera peut-être si j'arrive à être persuasive.

— Vous vous entendez si bien que ça ? demanda Henrik, incrédule.

— Pas vraiment, mais... Je serais ingrate de ne pas reconnaître ses qualités.

— Parce qu'il en a ?

Fernand lâcha un ricanement que son coéquipier interpréta comme un compliment.

— Ce que tu peux être mauvais.

— Ça me coûte un peu de l'admettre, ajouta Josefina, mais il est vraiment doué. Et surtout, il m'écoute. Je le croyais prétentieux et j'avais peur qu'il m'impose ses décisions, mais en réalité, il est très attentif.

— Je dirais même trop attentif, maugréa Henrik.

Son regard s'égara vers l'entrée, où se tenait Siméon, appuyé contre le chambranle de la porte. Le jeune homme prit soudain conscience de la position dans laquelle il se trouvait : affalé en travers du fauteuil, une jambe sur l'accoudoir et un quartier d'orange dans la bouche. Mort de honte, Henrik se redressa précipitamment et manqua de s'étouffer en avalant. Il aurait juré voir un sourire sur les lèvres de Siméon, mais lorsqu'il releva la tête, celui-ci s'était volatilisé.

— Suivez-moi, Henrik, ordonna le capitaine.

L'inquiétude contracta l'estomac d'Henrik comme un met qu'il n'aurait pas digéré. Contraint d'obéir, il confia son repas de fortune à Josefina et se fraya un chemin jusqu'à la sortie. 

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