Chapitre 10

Les derniers cours de la journée semblèrent durer une éternité. Assoupi après un déjeuner copieux, Henrik peina à s'investir pleinement dans les activités prévues par Siméon. Tout d'abord, son initiation aux armes blanches le rendit assez frileux. Il n'était pas aussi à l'aise avec une épée dans la main qu'avec un pistolet. Peut-être parce que l'épée avait le pouvoir de tuer facilement, en toutes circonstances, là où une arme à feu devenait inutile une fois déchargée. Henrik développa toutefois un certain intérêt pour la lance à double pointe. Celle-ci avait été conçue pour crever les yeux des Forlonn en cas de combat rapproché. Bien qu'elle ne soit pas aussi maniable qu'une épée, elle n'en demeurait pas moins un atout intéressant et stratégique. Siméon demanda à chaque binôme de se former et les initia aux positions et aux mouvements de base. L'entraînement, quoique simple, se révéla aussi intense que terriblement ennuyeux. Seul le risque de blesser Fernand aida Henrik à rester concentrer jusqu'à la fin.

Vinrent ensuite les deux heures d'exercice physique. Après un échauffement rigoureux, Siméon les fit courir dans le parc, grimper aux arbres et braver une série d'obstacles qui coupa le souffle d'Henrik à plusieurs reprises. Durant la dernière demi-heure, le jeune homme assuma de traîner la patte derrière les autres et retourna au point de départ en boitant. Il ne fut pas le seul. Fernand et plusieurs de ses camarades revinrent dans un état aussi déplorable que le sien. Indulgent, Siméon les attendait à l'arrivée avec un rafraîchissement qu'Henrik accepta de bon cœur. L'eau coula dans sa gorge comme un cadeau du ciel, pur et désaltérant. Jamais boire ne lui avait semblé aussi merveilleux.

À la fin de la journée, tout le monde se précipita dans les bains. Tout le monde, sauf Henrik. Se laver avec les autres n'était pas une option. La présence de ses cicatrices au milieu de sa poitrine n'engendrerait que de la méfiance et soulèverait des questions auxquelles le jeune homme ne pouvait pas répondre. Il avait passé des mois entiers à s'interroger, à s'inquiéter, à revivre la scène avec toujours plus de précision. Son obstination à percer le mystère n'avait abouti qu'à des angoisses paralysantes et à des cauchemars incessants. Au bout du compte, Henrik s'était résigné à demeurer dans l'ignorance. Il était vivant, fruit d'un véritable miracle, et c'était tout ce qui lui importait.

Tandis que ses camarades prenaient leur bain, le jeune homme en profita pour fumer. La nuit s'imposait timidement face aux derniers rayons de soleil. La brise secouait les branches du saule pleureur sous lequel Henrik s'était faufilé pour être en paix. Adossé contre le tronc massif, il replia une jambe contre sa poitrine et y déposa son bras, la pipe coincée au creux de ses lèvres. Il glissa la main sous sa tunique et chercha à tâtons ses cicatrices boursouflées. La blessure avait guéri, mais sa peau gardait la trace de son plus cuisant traumatisme.

Après l'avoir mordu, le Forlonn l'avait relâché et s'était enfui dans l'eau. Henrik gémissait de douleur, étendu dans le sable, quand une Localisatrice l'avait saisi par le bras pour le traîner hors de la plage. Tétanisé, il s'était blotti contre elle comme un oisillon cherchant refuge sous les ailes de sa mère. La jeune femme s'était figée à la vue de ses blessures.

« Attends-moi ici, c'est compris ? », lui avait-elle dit avant de repartir vers la plage.

À son tour, Henrik avait baissé les yeux sur son torse ensanglanté et son cœur avait manqué de s'arrêter. Sous sa chemise déchirée, les plaies béantes causées par le Forlonn étaient en train de se refermer. Les tissus se régénéraient comme si son corps avait la possibilité de s'autoréparer. Comme si, cinq minutes auparavant, un Forlonn n'avait pas enfoncé ses crochets dans sa chair sensible. La terreur et l'incompréhension avaient poussé Henrik à fuir avant le retour de sa sauveuse.

Il se demandait parfois si elle avait vu la même chose que lui. Si oui, en avait-elle parlé à quelqu'un ? L'avait-on crue ? D'après l'Académie, aucun humain ne pouvait survivre à une morsure de Forlonn. Sans preuve du contraire, qui aurait-elle pu convaincre ?

— As-tu reconsidéré ta décision ?

Henrik tendit l'oreille en reconnaissant la voix de la capitaine Fedwin quelques mètres plus loin. Celle-ci se promenait en compagnie de Siméon, aveugle à la présence d'un jeune intrus fumant la pipe.

— J'y réfléchis encore, répondit son collègue.

— Tu ferais une erreur, Siméon. Je sais que tu traverses une période difficile, mais tu es l'un de nos meilleurs éléments.

— Ce n'est pas ce que tu disais quand j'avais dix-sept ans.

Henrik crut relever une pointe de sarcasme dans la voix de Siméon. La capitaine Fedwin ricana avant d'ajouter :

— Pour ma défense, comment aurais-je pu deviner que l'élève le plus médiocre de ma classe deviendrait capitaine aussi jeune ? Tu as parcouru un long chemin, Siméon. Tu t'es surpassé comme personne ne l'a fait avant toi. Je n'accepterai pas que tu démissionnes. La directrice non plus, j'en suis certaine.

Le silence s'étira, emporté par la brise qui dansait dans les cheveux d'Henrik. Siméon ne semblait pas pressé de le briser.

— Qu'est-ce qui ne va pas, Siméon ? soupira sa collègue. Tu peux m'en parler, non ? Nous sommes amis.

— Je n'ai...

Ce murmure sonnait comme la naissance d'un aveu, d'une vérité trop fragile pour être révélée à haute voix. Un pincement inexplicable serra le cœur d'Henrik.

— Merci pour ta sollicitude, Miranda, reprit Siméon. J'apprécie le sentiment. Ne t'inquiète pas. Pour le moment, je n'ai pas rédigé ma démission.

— Et j'entends bien à ce que les choses restent ainsi.

Les capitaines s'éloignèrent, laissant à Henrik le soin de digérer ces nouvelles informations. Il ignorait que Siméon s'était retrouvé sous les ordres de la capitaine Fedwin et qu'il avait été jadis un véritable cancre. Henrik avait beau faire un effort, il ne l'imaginait pas du tout en dernier de la classe. Siméon lui semblait un professeur sérieux, guindé, droit dans ses bottes et qui ne connaissait pas la fonction « sourire ». Il était aussi un soldat hors pair, défenseur dans l'âme, qui avait accédé très jeune au titre de capitaine. Pourquoi envisageait-il de démissionner ? Miranda Fedwin avait évoqué une période difficile, mais était-ce une raison suffisante ? Henrik se souvint de sa première rencontre avec Siméon, de son regard humide, de son teint pâle et du tremblement de sa voix. Son état émotionnel était-il lié à sa volonté de rendre les armes ?

Henrik y pensait encore lorsqu'il monta dans sa chambre récupérer sa serviette et ses vêtements de nuit. Tout le monde s'était rassemblé au réfectoire, il avait donc quartier libre. Les bains étaient aménagés au sous-sol et séparés en deux sections identiques : la première pour les femmes ; la deuxième pour les hommes. Henrik pénétra dans la grande pièce circulaire occupée en son centre par un immense bassin. Un léger voile de vapeur flottait au-dessus de l'eau et le carrelage était encore humide des pieds qui l'avaient foulé. Henrik jeta un rapide coup d'œil dans le couloir, déposa ses affaires sur un banc et se déshabilla. Un frisson de plaisir dévala sa peau nue lorsqu'il entra dans l'eau chaude.

— Oh merci..., souffla-t-il dans le vide.

Le jeune homme se laissa choir au fond du bassin et ferma les yeux de soulagement. Ses muscles noués se délièrent un à un, délivrés du supplice de l'après-midi. Après plusieurs minutes à se prélasser, les paupières lourdes, Henrik entreprit de se savonner. Ses pensées le guidèrent naturellement vers Aslak et leur vie dans la rue.

Un jour, Henrik avait volé un carré de savon dans le panier d'une dame et avait attendu que la pluie se mette à tomber pour se laver. Son frère l'avait éclaboussé en riant à tue-tête, alors qu'il était lui-même recouvert de mousse. Ce souvenir s'accrocha au cœur d'Henrik avec douceur et nostalgie. Ils s'étaient réellement amusés ce jour-là. La terre était glissante sous leurs pieds nus et ils voyaient leur reflet déformé dans les bulles de savon. Une frénésie étrange s'était emparée d'eux. Ils en avaient oublié leurs vêtements trempés, leur estomac vide et l'ignorance d'un endroit où passer la nuit. Rien d'autre ne comptait plus que ces quelques minutes d'insouciance volées à la vie.

Henrik était à deux doigts de s'endormir, engourdi par la chaleur de l'eau, quand un claquement métallique l'interpella. Il se redressa prudemment, le torse toujours immergé, et scruta la pièce avec inquiétude.

— Il y a quelqu'un ?

Sa voix résonna dans un écho fébrile qui le fit grimacer. Aussitôt, des bruits de pas s'élevèrent du couloir et Henrik tourna la tête juste à temps pour apercevoir une ombre s'évanouir à l'angle du mur. L'individu s'était enfui.

— Hé ! hurla le jeune homme.

Il se rua hors du bassin, glissa sur les dalles mouillées avant de se rattraper, puis enfila ses vêtements sans se sécher. Henrik se précipita dans le couloir en sachant pertinemment qu'il avait raté sa chance. Il avait perdu trop de temps. Qui qu'il soit, l'intrus était déjà loin.

Agacé, Henrik tourna les talons pour récupérer ses affaires. Qui cela pouvait-il être ? Une jeune fille curieuse de se rincer l'œil ? Ou un jeune homme, pour ce qu'il en savait. S'agissait-il plutôt d'un domestique venu nettoyer les lieux ? Impossible, il ne se serait pas enfui de cette manière. Peut-être l'un de ses camarades avait-il souhaité l'effrayer ? Le visage méprisant d'Anselme se matérialisa dans les pensées d'Henrik et la colère enfla dans sa poitrine.

C'était forcément lui. Son rival l'avait menacé à deux reprises et il avait passé la journée entière à l'observer. Hélas, Henrik n'avait aucun moyen de le prouver et confronter Anselme directement ne l'avancerait pas non plus. Car si monsieur le fils du duc assumait son comportement en privé, il mettait un point d'honneur à le cacher en public. Aux yeux de tous, rien ne permettait d'affirmer qu'il avait une dent contre Henrik. Ce combat était perdu d'avance.

Le jeune homme s'engagea dans le couloir, frustré, son uniforme sous le bras, quand il croisa Fernand qui arrivait du rez-de-chaussée.

— Qu'est-ce que tu fais ici ? demanda-t-il, surpris.

— Je pourrais te poser la même question, rétorqua son binôme. Tu ne t'es pas lavé avec les autres ?

— Non, je... je suis assez pudique, à vrai dire.

Ce n'était pas à proprement parler un mensonge, et Fernand sembla s'en accommoder.

— Et toi, alors ? insista Henrik. Pourquoi tu ne t'es pas joint aux autres ?

— C'est que... Pour être honnête, je ne suis pas à l'aise à l'idée de partager le bain des femmes.

— Pourquoi ? Tu n'as aucune raison d'être gêné.

Henrik prit conscience de sa maladresse avec une seconde de retard. Le rouge de la honte se répandit dans ses joues brûlantes, là où le visage de Fernand s'était subitement décomposé.

— Excuse-moi ! s'écria-t-il. Je ne... Ce n'est pas ce que je voulais dire !

— Ce n'est pas grave, le rassura son coéquipier. Tu as raison. J'ai l'apparence d'une femme, alors ça ne devrait pas me déranger.

— Fernand, tu n'as pas à te justifier...

— Non, mais je veux que tu comprennes ce que je ressens. Je déteste ma poitrine, mes hanches, mes cuisses... Je ne m'observe jamais dans le miroir parce que tout me rappelle que je suis né dans le mauvais corps.

Fernand aventura son regard vers les bains réservés aux femmes. Ses sourcils se froncèrent de regret et de déception.

— Je ne veux pas me baigner avec les femmes, parce que ça réveillerait tous mes complexes. Ça me ferait plus de mal que de bien, tu comprends ? Et je ne veux pas non plus me laver avec les hommes, parce que ça me rappellerait ce que je n'aurai jamais. De toute façon, je ne pense pas qu'ils seraient d'accord.

Henrik enfonça la main dans ses cheveux, à court de mots. Fernand vivait dans une cage constituée de chair et de sang, en décalage permanent avec ce qu'il voyait, ce que le monde voyait de lui, et ce qu'il était réellement. Henrik n'osait même pas imaginer la souffrance qu'il ressentait au quotidien.

— Je suis désolé, murmura-t-il.

— Ne le sois pas, répéta Fernand avec un sourire indulgent. J'ai l'habitude.

— Ce n'est pas une excuse. J'ai été maladroit dans mes paroles et j'en suis sincèrement navré. Je ferai plus attention à l'avenir.

— Merci, Henrik. Je sais que tu es honnête.

Rassuré d'avoir éclairci la situation, Henrik esquissa un pas de côté et désigna les bains d'un geste théâtral.

— Le bassin est à vous, monsieur Grivel.

— Tu as retenu mon nom de famille ? pouffa Fernand.

— Il m'arrive d'être attentif, plaisanta Henrik. Oh, pendant que j'y pense... Aurais-tu aperçu quelqu'un en descendant ?

— Non, pourquoi ?

— J'ai entendu du bruit tout à l'heure, révéla Henrik en scrutant le couloir. Je suis certain que quelqu'un m'observait.

Fernand suivit son regard comme s'il était capable de voir à travers les murs.

— L'endroit est peut-être hanté. Nous sommes tout de même dans le sous-sol d'un château...

— Crois-moi, j'aurais préféré qu'il s'agisse d'un fantôme.

— Si tu n'es pas rassuré, tu devrais peut-être en parler au capitaine Lewis ? Enfin, je veux dire... à Siméon.

Un sourire moqueur retroussa les lèvres de Fernand. Henrik fit mine de le frapper derrière la tête, mais son coéquipier esquiva le coup sans effort avant de s'élancer dans la pièce adjacente.

— À demain, Henrik !

*

Les jours défilèrent, et sans qu'Henrik ne s'en rende compte, une semaine était passée. Personne n'avait de nouveau tenté de l'espionner, mais il maintenait sa vigilance. Anselme le surveillait toujours, comme un chasseur guettant le moment idéal pour bondir sur sa proie. Henrik avait vu clair dans son jeu. Il savait que le moindre faux pas lui serait fatal. Anselme saisirait la première opportunité pour l'attaquer de front. Malheureusement pour lui, celle-ci ne s'était pas encore présentée. Son camarade de chambre faisait preuve d'un comportement exemplaire et fuyait sa compagnie dès qu'il en avait l'occasion.

En dehors des cours, Henrik passait le plus clair de son temps avec Fernand et Josefina. Ils débriefaient sur leurs leçons quotidiennes, lisaient dans la bibliothèque ou se disputaient autour d'une partie de jeux. Les journées se ressemblaient toutes, mais Henrik appréciait cette nouvelle routine. La veille, il avait pris plaisir à s'installer dans le salon commun pour écrire une longue lettre à Annette et une, plus personnelle, à Aslak. Il lui avait raconté le déroulement de sa semaine, ses premiers liens d'amitié avec Fernand et Josefina, puis avait pris des nouvelles de l'auberge. Il lui tardait désormais de recevoir sa réponse.

À son arrivée dans l'arène pour le cours d'entraînement aux armes blanches, Henrik remarqua immédiatement que quelque chose avait changé. Au fond du terrain, il pouvait apercevoir un objet colossal dissimulé sous une bâche noire. Anselme s'en approcha, accompagné de quelques élèves intrigués, mais il renonça à soulever la toile. Henrik l'examina à distance, tapotant ses ongles rongés contre sa hanche.

— Tu ne saurais pas ce qu'il y a là-dessous, par hasard ? demanda-t-il à Josefina.

— Pourquoi je le saurais ?

— Ta sœur t'en a peut-être parlé, déclara Henrik en haussant les épaules.

— Elle a passé la formation il y a dix ans. Certaines choses ont dû changer depuis.

Faisant fi de la confusion générale, Siméon les invita à se munir d'une épée sur le présentoir et à se disperser en binôme sur le terrain.

— Excusez-moi, capitaine Lewis, intervint un homme dont Henrik avait oublié le nom. Quelle est cette chose, là-bas ?

— Nous verrons cela tout à l'heure.

Personne n'insista, mais Henrik sentait planer la curiosité comme un air chaud qui les engourdissait. Afin de préserver toute sa concentration, il entraîna Fernand le plus loin possible de l'objet mystère et se mit en position. Siméon leur ordonna de revoir les techniques d'attaque rudimentaires, l'un portant les coups et l'autre devant les parer. Henrik exécuta l'exercice avec plus de facilité que la semaine précédente. Bien qu'il souffre encore de douloureuses courbatures, ses muscles commençaient à s'habituer à l'effort. Ses coups gagnaient en souplesse et en puissance, et ses réflexes défensifs se développaient à vue d'œil. À force de répéter les mêmes gestes, Henrik n'y réfléchissait plus. Son esprit reconnaissait le danger et son corps agissait pour lui.

Siméon observa chaque binôme pendant cinq minutes en prenant des notes dans un cahier. Henrik tenta d'ignorer sa présence, mais se savoir ainsi scruté le perturba. Seul le soutien silencieux de Fernand l'aida à se ressaisir. Son coéquipier n'avait pas levé les yeux une fois sur Siméon. Il se battait comme s'ils étaient seuls au monde et qu'aucune tâche n'était plus importante que celle-ci. Il émanait de lui une force de concentration étonnante et une stabilité dont Henrik se servit comme point d'ancrage.

Il ne réalisa qu'à la fin de l'exercice que Siméon s'était éloigné.

— Approchez, s'il vous plaît.

Le capitaine avait migré au fond du terrain. Henrik s'y dirigea en s'essuyant le front avec sa manche, soulagé de pouvoir souffler. L'épée qu'il apprenait à manier n'était pas lourde, mais elle le devenait au bout d'une heure d'entraînement.

Le silence s'imposa de lui-même lorsque Siméon souleva la toile, dévoilant aux esprits médusés une statue grandeur nature d'un Forlonn. Sculptée dans un bois clair aux rainures sombres, la créature se dressait sur ses pattes arrière dans une splendeur épouvantable. On aurait dit qu'elle s'était immobilisée en pleine action, comme si quelqu'un l'avait subitement interrompue au milieu d'une attaque. Sa gueule béante, ouverte sur le monde, corroborait cette impression saisissante. Henrik s'attarda sur ses crochets recourbés, suspendus dans les airs, prêts à s'enfoncer dans la chair appétissante de sa proie. Plus haut, l'extrémité de ses antennes affaissées se reflétait dans les boules de verre noires qui remplaçaient les globes oculaires. Le soin du détail apporté à cette sculpture la rendait presque aussi terrifiante qu'un véritable modèle. Même en bois, Henrik ne pouvait nier l'effet que le Forlonn avait sur lui.

— Ça va, Henrik ? murmura Fernand en effleurant son avant-bras. Tu es très pâle, tout à coup.

— Je vais bien.

Il allait bien, oui. Mais l'enfant de neuf ans qui sommeillait en lui, recroquevillé sur la plage, ne désirait qu'une seule chose : prendre ses jambes à son cou et quitter la pièce aussi vite que possible.

— Suivez-moi, ordonna Siméon.

Il contourna le Forlonn afin d'accéder à une série de leviers emboîtés à l'arrière de son abdomen. Le sang d'Henrik se glaça dans ses veines. Il comprit ce qui allait se passer avant même que Siméon actionne le premier levier. Un crissement métallique à demi étouffé résonna dans le ventre de la bête. La seconde suivante, le Forlonn referma son immense mâchoire dans un claquement terrifiant. La classe entière opéra un mouvement de recul sous la surprise. Siméon releva la deuxième manette en douceur et cette fois-ci, la créature reposa ses pattes avant sur le sable. Le troisième levier lui permit de se redresser sur toute sa hauteur et le quatrième de remuer la tête de haut en bas.

— C'est une marionnette mécanique, comprit Anselme.

— Exactement, acquiesça Siméon. Il s'agit du nouveau prototype de marionnette de Forlonn, sorti des ateliers il y a environ un an. Nous nous en servirons comme base pour l'entraînement au combat rapproché.

Un sourire intéressé transfigura le visage d'Anselme, sourire qu'Henrik fut incapable de reproduire. Il aurait aimé ressentir la même trépidation, mais c'était au-dessus de ses forces. Un mauvais pressentiment pulsait dans sa cage thoracique, transperçait son estomac comme des lames de couteaux. Nerveux, Henrik croisa les mains derrière son dos et frotta l'ongle de son pouce avec son index.

Siméon empoigna la garde de son épée en bois, mais ne la dégaina pas.

— Qui peut me rappeler quelles sont les parties les plus vulnérables d'un Forlonn ?

Josefina leva une main résolue.

— Mademoiselle Mercier ?

— La jonction entre la tête et le thorax, et celle entre le thorax et l'abdomen, récita-t-elle d'une voix claire et limpide. La chair du Forlonn est plus fine à cet endroit-là, donc plus facilement neutralisable. Viennent ensuite sa bouche, ses pattes et la partie inférieure de son abdomen.

— C'est excellent, la félicita Siméon. Pouvez-vous approcher, mademoiselle Mercier ?

Le capitaine lui remit l'épée en bois et lui demanda de s'allonger sous le Forlonn, sa tête parallèle à la sienne. Josefina s'exécuta avec entrain. Elle exultait autant qu'Henrik était tétanisé. Siméon retourna se placer derrière le Forlonn et abaissa les trois premiers leviers. La créature mécanique se dressa sur l'arrière de son corps, les pattes avant relevées, et dévoila sa gueule imposante surmontée de ses chélicères.

— Imaginez que vous vous retrouvez dans cette situation, expliqua Siméon. Vous n'avez plus de pistolet, il ne vous reste que l'épée dans votre main, et le Forlonn s'apprête à vous mordre. Que faites-vous ?

— Je lui transperce la bouche de ma lame, suggéra Josefina en mimant le geste.

— Quoi d'autre ?

— Si la situation le permet, j'essaie d'esquiver son attaque, je me relève et je lui tranche les pattes.

La jeune femme roula sur le côté au moment où le Forlonn plongea ses crochets dans le sable. Elle se redressa avec l'agilité d'un félin et, poussant un fabuleux cri de guerre, fit claquer son épée en bois contre les pattes vulnérables de la créature.

Henrik s'effaça au son des applaudissements qui suivirent. Il ne voyait pas Josefina qui s'était relevée, fière et conquérante, mais un garçon d'à peine dix ans coincé dans la mâchoire d'un monstre. Une douleur aigüe traversa son abdomen et la bile lui monta dans la gorge.

— Henrik, souffla Fernand, alarmé. Qu'est-ce que tu as ?

— Je vais... Je crois que je vais vomir...

— Henrik ?

C'était la voix de Siméon, mais le jeune homme n'eut pas la force de lui répondre. Il tourna les talons et se précipita à l'extérieur. 


Et voilà pour le chapitre 10 ! :3 C'est un peu cruel de ma part de le terminer là-dessus, je le reconnais haha. J'espère que vous apprécierez d'autant plus le prochain chapitre, qui verra s'opérer un premier rapprochement entre Henrik et Siméon... Mais je n'en dis pas plus !

Bon week-end et à la semaine prochaine <3

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