Seuls les fous croient la mer

L'île se dressait maintenant au milieu des flots calmes. Le ferry avançait à bonne vitesse, se rapprochant toujours plus de sa destination. Sur les cent cinquante-trois jeunes passagers, cent cinquante et un s'étaient pressés vers l'avant du navire. Ils voulaient tous contempler le futur qui se profilait à eux. La terre jaillissait de la mer, la déchirant sans ménagement de ses falaises blanches. C'était majestueux et impressionnant, digne des légendes qui couraient sur l'endroit.

Tandis que l'un des jeunes, qui n'était pas avec les autres, se trouvait dans les toilettes en train de se délester de son petit déjeuner, le second était à l'arrière du bateau, penché par-dessus la balustrade. Elle regardait avec attention l'eau bouillonner près des moteurs. L'écume se formait en continu et se dispersait en vagues successives. Alors qu'elle allait se percher sur la rambarde, une main sur son épaule la retint.

Elle figea son mouvement et se retourna. Elle fit alors face à un homme blond qui devait faire un peu moins d'un mètre quatre-vingt. Elle n'avait jamais été douée pour estimer les tailles, néanmoins, elle se sentait toute petite à côté de lui. Ses iris pers la fixaient, une lueur réprobatrice, mais en même temps amusée, dans le regard. Lorsqu'il prit la parole, des ridules se formèrent aux coins de ses yeux. Ses traits peu harmonieux entre se tordirent :

« Que faites-vous donc, mademoiselle ? Vous n'avez pas vu le panneau ? »

Elle entendait le léger accent du suédois dans sa voix. Il lui désigna une affiche plastifiée où il était inscrit : « ne pas se pencher par-dessus le bastingage ». Elle l'avait remarqué avant qu'il ne le mentionne. Pour autant, elle se contenta de faire venir un sourire gêné sur son visage :

« Désolée. Je n'avais pas vu. Je voulais simplement regarder s'il y avait des poissons.

- Je ne pense pas que vous puissiez en observer beaucoup : le ferry fait trop de bruits et provoque trop de remous. Ils ont fui depuis longtemps. Et puis, vous ne trouverez aucune espèce exotique en mer d'Irlande, indiqua-t-il dans un petit rire.

- Je sais. Mais ça ne m'empêche pas de chercher. »

Il détailla son profil tandis qu'elle regardait au loin, vers leur lieu de départ maintenant lointain. Elle avait l'air d'avoir une quinzaine d'années. C'était, après tout, l'âge moyen de tous les nouveaux élèves qui transitaient par ce ferry. Ses cheveux, coupés aux épaules, étaient d'un roux clair. Comme on pouvait s'y attendre, son front et ses pommettes étaient constellés de taches de rousseur. Son regard noisette adoucissait son expression sérieuse et concentrée. Elle était toute petite et nageait dans son ciré bleu marine qui laissait découvrir le col d'un pull en laine crème. Son pantalon perle rentrait dans des bottes en caoutchouc jaune poussin.

Même s'il ne pleuvait pas pour le moment, le ciel était gris, encombré ici et là par des nuages sombres. On aurait facilement pu la prendre pour une touriste. Toutefois, le blond voyait plutôt cela comme de la prudence de la part de la jeune fille : la mer était traîtresse. Si à cet instant, elle était calme, si le vent ne soufflait pas avec violence, cela ne voulait pas dire que la seconde suivante, ce ne serait pas le cas.

« Alors, jeune fille, comment vous appelez-vous ?

– Cassandre Vertbois.

– Oh ! Ce n'est pas anglophone ça, remarqua-t-il.

– Non. Mon père est français. Ma mère est un sujet de Sa Majesté.

- Je vois, je vois. Paris... Ville de beaucoup de rêveurs. J'aimerais beaucoup la visiter.

- J'imagine que pour beaucoup de touristes, c'est un endroit intéressant. Toutefois, je peux vous assurer que j'y ai vécu jusqu'à mes onze ans, et je n'en garde pas le souvenir le plus éclatant. Au quotidien, c'est bien moins glamour. Et je ne vous parle pas de la pollution qui sévit de temps à autre.

- Je n'en doute pas, mademoiselle Vertbois. »

Le silence se fit pendant quelques instants avant que la jeune fille engage de nouveau la conversation :

« Vous aimez votre métier, capitaine Blåbjörn ? Je veux dire... Faire sans cesse des allers-retours entre Liverpool et l'île n'est-il pas lassant ?

– Cela fait plaisir de voir que la nouvelle génération s'intéresse à mon boulot ! ça fait bien longtemps qu'on ne m'avait pas demandé ça. Eh bien, voyez-vous, la mer n'est jamais la même. Chaque traversée est une aventure à elle seule. Depuis que je suis tout petit, c'est un sujet de fascination chez moi. Lorsque j'habitais encore en Suède, à Strömstad, je passais des heures à la regarder. Je m'en souviens, ça rendait folle ma mère ! »

Il se tourna vers l'île qui semblait grossir à vue d'œil. Il ne se lassait pas de la contempler, presque autant que les vagues qui venaient s'y fracasser. Il n'avait pas eu l'occasion d'y étudier. La SKEA. Abréviation de Sacred Knowledge of Enchantments's Academy. C'était à cet endroit que l'on formait les nouveaux Enchanteurs du Royaume-Uni et de l'Islande. La jeune fille à côté de lui y passerait, sauf exception, trois ans de sa vie.

« Anxieuse ? lança-t-il.

– Un peu. Comme tous les autres, j'imagine.

- Une idée de quel sera votre élément ? C'est souvent la principale préoccupation, j'ai l'impression. Moi, avant même qu'on me fasse passer le test, j'ai su que ce serait l'eau !

- Je crois savoir, déclara Cassandre. Mais pas question de vous le confier : je ne voudrais pas avoir l'air idiote si je me suis trompée !

- Je vois, je vois... Bon. Eh bien, je suis ravi de vous avoir rencontrée, mademoiselle Vertbois. Je vais reprendre mon poste, nous devrions arriver dans moins de dix minutes. Veillez à ne pas tomber par-dessus bord avant que l'on y parvienne. Je n'aimerais pas avoir à vous repêcher.

- Je vais faire attention, ne vous inquiétez pas.

– Bien. Pourquoi ne rejoindriez-vous pas vos camarades à l'avant ? L'île mérite d'être admirée de ce point de vue.

- Il y a trop de monde. Je n'aime pas la foule.

- Je peux vous assurer que le jeu en vaut la chandelle. »

Cassandre acquiesça puis s'éloigna. Toutefois, alors qu'il croyait qu'elle allait suivre son conseil, il la vit prendre l'escalier qui menait à l'intérieur du bateau. Le murmure d'une voix lui parvint, porté par la brise :

« Au revoir, Linus. Cela m'a fait plaisir de vous revoir. »

Une pensée lui traversa l'esprit à la vitesse de l'éclair et il n'eut pas le temps de la saisir. Il secoua la tête, chassant l'impression tenace et plutôt désagréable. Il y avait quelque chose dans l'air qui l'avait fait tiquer. Et peu importe ce que cela avait été, Linus Blåbjörn était persuadé que ce n'était pas de bon augure.


Segment publié le 23/06/2017.

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