Chapitre BONUS
[Chapitre qui n'est pas nécessaire à l'histoire et que vous pouvez sauter si vous voulez savoir la suite, il est exceptionnellement long et du point de vue de Jules.]
La nuit fut courte.
Je marche d'un air absent jusqu'aux appartements d'Élie.
Je reviens de l'hôtel particulier de mon frère aîné – je tenais à aborder le sujet avec lui en particulier.
Il savait tout. C'est même lui qui accompagna mon père signer les papiers afin de me légitimer.
Je m'en suis senti humilié.
J'étais le dernier au courant.
Mais celui qui s'en sentit le plus humilié semblait être mon aîné. Il m'apprit qu'il en avait été vivement blessé dans son orgueil, la mère qu'il adorait et respectait tant, avait été infidèle et n'en éprouvait pas le moindre remords. Il avait mis du temps à l'accepter.
Il m'en faudra aussi. Il nous en faudra, mais nous devons être là l'un pour l'autre.
Je peine à regarder en face qui que ce soit, comme s'il était marqué sur mon front que j'étais illégitime. Je ne me suis jamais senti aussi honteux, moi qui aie tant d'aplomb.
Une seule bonne nouvelle : notre cher Amiral de France, Louis-Alex', a été mandé d'urgence sur Dunkerque voir l'état de nos flottes. J'en suis bien aise, je dois avouer que le simple fait de voir son visage me mettait de mauvaise humeur.
En frappant à la porte d'Elie, j'ai un étrange pressentiment, et ce, des plus déplaisants.
— Monsieur.. ? Vous n'êtes pas avec Mlle Elisabeth ? s'étonne Mélanie qui vint m'ouvrir.
— Non, pourquoi donc ?
— Ah, Monsieur ! Vous voilà ! s'exclame un jeune page derrière moi. Je vous cherche en vain depuis une bonne heure. Mlle Elisabeth m'a demandé de vous informer qu'elle vous attend dans les appartements du Comte de Toulouse.
— Comment ..? Une heure, vous dites ? J'y vais, et si elle revient ici faites-le-moi savoir.
J'accours aux appartements de Louis-Alex', au rez-de-chaussée du château.
Serait-ce ce mousquetaire qui aurait tenu parole en nous permettant de fouiller son logis ?
Je suis confus. Un mélange de peur et d'appréhension me noue l'estomac.
Il n'y a personne.
Elie a dû fouiller ces appartements et y trouver des preuves compromettantes, Louis-Alexandre l'aurait appris et pour s'assurer de son silence, se réduire à l'enlever ! Cette hypothèse m'effraie.
Je balaye des yeux chaque pièce, de la chambre à coucher aux arrière-cabinets, tout est en ordre. Je commence alors à ouvrir brusquement tous les tiroirs de son bureau et de sa bibliothèque.
Rien de probant...
Il faut être plus méthodique.
Je sais qu'il est du genre méticuleux, en particulier avec ses effets personnels.
Je scrute des yeux la pièce.
Je connais Louis-Alexandre. Nous n'avions aucun secret...
Il y a deux ans, la bien réputée vertueuse princesse de P. cédait à ses avances, ce soir-là il en était si fier, qu'il me présenta la lettre qui en faisait foi, m'assurant qu'elle ne devait pour rien au monde tomber entre de mauvaises mains.
Non, nous n'étions pas dans ce cabinet. Nous étions dans sa chambre à coucher.
Il me fait signe de garder le silence, et doucement, il pousse son lit sur le côté. Il m'avoue que c'était à cette place-ci qu'était la cheminée avant.
Le sol, son plancher, on voyait qu'une partie de ces planches avaient été ajoutées récemment.
Je m'y précipite, et décale son lit brutalement, le cœur battant. J'essaie de faire sauter ces lames du plancher.
Je réussis.
Rien.
La déception m'accable. J'étais convaincu de toucher au but !
Je passe une main sur mon menton, pensif.
Soit il a été méticuleux et n'aurait rien laissé, soit cela fait longtemps qu'il a brûlé ces plis, qu'Elie n'a rien trouvé, et que j'ai laissé l'imagination m'emporter...
Je soupire, l'esprit embrumé.
Je décide de rejoindre la salle des gardes où j'espère y trouver un mousquetaire.
— Excusez-moi, où puis-je trouver votre capitaine ?
— Il est parti très tôt et on ne l'a pas revu. Mais lorsqu'on le verra, on le préviendra que Monsieur le cherche.
— Merci, mon brave. Et, dites, vous n'auriez pas vu la comtesse Elisabeth de Lisière, par hasard ?
— Non, Monsieur.
Troublé, je décide d'aller à mes appartements où elle aurait pu m'y attendre. Je m'accroche à cet espoir.
Mes gens ne l'ont pas vu de la matinée.
Je fais tout pour taire l'inqualifiable qui émerge dans mon esprit, et court jusqu'aux jardins, que je parcours, haletant.
Elle n'aurait jamais quitté le palais sans me prévenir.
Je pense à son oncle, mais je ne peux décemment croire qu'elle aurait pris une telle décision, et serait allée revoir sa mère ainsi, sans m'en avoir parlé, sans même qu'on se soit d'abord entretenu entre nous sur le sujet.
Je crois que je ne puis plus nier.
Je serre si fort les dents et les poings, je sens mes ongles s'enfoncer dans ma chair ; mais ce n'est rien comparé à la douleur que j'ai dans la poitrine.
C'est impossible.
Je tente de reprendre mon souffle, emparé par la rage.
Elle n'est ni dans les jardins, ni dans ses appartements, ni dans les miens.
Peut-être qu'elle serait avec quelques marquises autour d'un chocolat ? Aussi tôt le matin ? Et avec Son Altesse le Duc de Bourgogne ? Je m'essuie nerveusement le front et décide de frapper à la porte de ses appartements. On m'ouvre et me fait patienter dans l'antichambre.
C'est un adolescent jovial, les bras grands ouverts qui m'accueille :
— Monsieur de Luynes, que me vaut ce plaisir ?
— Votre Altesse, vous n'auriez pas croisé Elisabeth ce matin par hasard ?
— Non, Monsieur. A ce propos, elle paraissait préoccupée hier soir, savez-vous ce qui la chagrine de la sorte ?
— Ne vous inquiétez pas, Votre Altesse. Je vous prie de m'excuser de vous quitter si vite, j'ai une affaire pressée.
— Nenni, nenni. À tantôt.
Je retourne aux appartements d'Elie où j'apprends la terrible nouvelle à ses gens. Deux grosses larmes coulent sur les joues de Mélanie, sa plus fidèle femme de chambre. Sanglotante, elle me supplie du regard de la lui ramener.
— Monsieur Jules, je ne m'en remettrai pas s'il lui est arrivé quoi que ce soit...
Moi non plus.
Soudain, on frappe à la porte, trois coups légers, qui semblent hésitants.
J'entrouvre lentement la porte.
Ah ! Cette vue ne fait qu'exacerber mon humeur. La main sur mon épée, je lui réserve le regard le plus noir qui existe.
Je revois encore ma sœur contenir ses larmes, de cet air chagrin, la tête pleine de ce duc perfide.
Je me contiens, et l'invite d'une main à entrer.
Un peu surpris, il s'avance murmurant des propos inaudibles. Je fais signe aux domestiques de quitter les lieux.
Une fois cela fait, je ne me retiens plus et le saisis nerveusement par le col.
— Où étiez-vous ? Où, Monsieur, étiez-vous lorsqu'elle pleurait votre absence ? Lorsqu'elle attendait un mot de votre part, comme vous l'aviez promis ! Un mois, duc, un mois ! crié-je, sous son regard effaré.
Je le relâche d'un geste brusque.
Il prend un temps pour reprendre son souffle.
— Monsieur, Je... Ils m'ont menacé ! rétorque-t-il, la gorge nouée par l'émotion. Et s'ils me voyaient ici..!
— Menacé..? Qui ils ?
— Je ne sais, des étrangers... Parce que je refusais de les aider dans leurs intrigues douteuses contrairement à mon père avant moi, ni ne voulais me précipiter aventureusement dans cette guerre.. Ils ont alors fait pression en...
Il déglutit, prenant un moment avant de poursuivre.
— En l'évoquant.
Je passe une main sur mon visage en contenant un soupir, profondément irrité.
— J'ai essayé ! hurle-t-il pour sa défense. J'ai essayé de lui écrire une lettre, mais il s'est avéré qu'ils avaient acheté mon valet, et qu'il brûla le pli après avoir acquiescé à mes instructions ! Non, il n'y a pas eu un seul instant où je n'ai pensé à elle et... Si on découvre que je suis ici, mon père je... Je dois me hâter de repartir, mais je me devais de la prévenir, alors... Je vous en prie. Laissez-moi lui parler un instant, et je m'en irai aussitôt..
Je l'interromps.
— Monsieur, prends-je un ton grave. Élie...
Je prends une inspiration.
— Je ne sais où elle est. Elle a disparu.
Ses traits du visage se détendent, ses yeux s'écarquillent légèrement ; il pâlit voyant que je suis sérieux.
— Comment cela disparu ?
— Je l'ignore. Elle a été vue ici pour la dernière fois à huit heures. Elle serait partie aux appartements du Comte de Toulouse, et je devais l'y retrouver, mais je n'étais pas au château ce matin. L'information ne m'est parvenue que trop tard... Elle n'est ni là-bas, ni chez moi, ni dans les jardins, ni en compagnie de Son Altesse Royale..
Il hoche la tête, décontenancé.
— Pensez-vous que... Ce doit être ma faute, ma venue ici, ils l'auraient su et...! s'affole-t-il.
— Monsieur, calmez-vous. Si c'était le cas, vous auriez déjà reçu un mot plein de menaces vous informant de cela.
Il reprend doucement son souffle.
— Oui, vous avez raison.
Mon regard dans le sien, je saisis alors la profondeur des liens qui l'unissent à ma sœur.
— Mes excuses duc, pour cet accueil peu digne d'un gentilhomme, concédé-je. Ce dut être dur pour vous aussi, ces derniers temps.
— Votre colère était légitime. Bien, je vous suis, par où commençons-nous ?
— Ne deviez-vous pas repartir ?
— Plus maintenant. Plus rien d'autre n'a d'importance.
J'inspire, et acquiesce de la tête.
— Bien. Nous sommes des milliers dans ce château, il faut trouver qui l'a vu en dernier. J'ai bien quelques soupçons concernant le ravisseur, mais il s'agit de le confirmer.
Finalement, nous avons questionné la moitié des gardes du château, les palefreniers des écuries, les pages, personne ne l'a vue.
On décide de s'enfoncer dans les jardins, et on interroge chaque jardinier croisé. La plupart ne connaissent ses messieurs dames que de noms, et nous nous retrouvons alors à la décrire physiquement, Mélanie nous ayant précisé qu'Elie était vêtue d'une toilette bleue.
— Une robe bleue et des cheveux blonds vous dites, M'sieur ? C'est probable. J'en ai vu une qui était accompagnée de deux autres dames, et riait très fort.
— Mais c'était une jeune fille ?
— Ah ça non, la quarantaine.
On partage notre déception dans un soupir, saluons puis remerçions l'homme qui retourne à ses occupations.
Après avoir interrogé plus d'une trentaine de personnes, nous commençons à désespérer. Nous parlons peu mais ce silence transmet nos effroyables craintes.
Le soleil est déjà haut dans le ciel. Les jardins commencent à se remplir, et il devient difficile de cacher l'identité du Duc. Jusqu'à ce que deux jardiniers répondent à la description d'Elie.
— Oui, il devait être neuf heures et nous nous étonnions de voir du monde si tôt.
— Sa robe était bleue ? De ce même bleu ciel ? répété-je.
— Oui.
Avec Jérôme, nous hésitons, car les robes bleues ne sont pas rares parmi les courtisanes.
— Avait-elle les épaules nues, reprend-il et les manches ouvertes, ainsi, avec un rang de dentelle, et un tissu fleuri qui venait de la sorte ?
Je m'étonne de ce qu'il nomme tous ses détails que j'ignore moi-même. Le jardinier plus âgé semble réfléchir.
— C'est difficile à dire, ce fut si furtif, on nous a demandé de nous éloigner.
Je sens mon cœur battre. J'ai soudainement chaud. La vérité semble toute proche.
— Avez-vous remarqué quelque chose de particulier ? continue le duc lorrain.
— Hm... Oui, je me souviens d'un bijou, orné de pierres précieuses aux reflets colorés. Il m'avait attiré l'œil.
— Et elle le portait ici, en haut du buste ?
Il acquiesce et il devient alors tout ému.
— C'est bien elle. C'est Elie, murmure-t-il, la gorge nouée. C'est la broche que je lui ai offerte, elle la portait toujours avec cette robe.
— Elle n'était pas seule, c'est cela ? reprends-je.
— Non, il y avait plusieurs hommes avec elle. Dont un que je crois pouvoir avancer au vu de son habit, qu'il était Prince. Il portait une haute perruque aux boucles blondes. Je ne les ai plus revus quand je suis revenu.
C'est donc bien lui.
Louis-Alexandre.
Ma première intuition était sûrement la bonne.
J'espérais, secrètement, qu'il n'y soit pas mêlé. Je l'espérais vraiment.
J'enrage de l'intérieur, et après avoir chaleureusement remercié notre homme, nous regagnons le palais d'un pas ferme. Mes yeux s'embuent.
— J'en fais le serment Élie, nous te retrouverons. Et je sais sur qui je peux compter pour me soutenir dans mon entreprise. Venez, duc.
— Nous allons prévenir les gardes, c'est cela ? demande-t-il, alors que nous montons les escaliers de la Reine.
— Non, Monsieur. Il nous faut voir plus haut, déclaré-je en réajustant mes manches de soie.
— Les mousquetaires ? Le capitaine général de la police intérieure ?
— Encore plus haut..., murmuré-je, voyant que nous approchons.
Le Conseil des ministres doit tout juste venir à sa fin.
— Garçon, je demande une audience d'urgence avec Sa Majesté. Dites-lui seulement : Élisabeth.
Le jeune garde obtempère, sous les mines suspicieuses de ses confrères.
— Quelque chose de grave mon lieutenant ? me questionne l'un d'eux.
Je garde le visage impassible, restant muet.
On revient :
— Elle vous recevra bientôt Monsieur, veuillez patienter.
Le silence s'installe. Un silence affreux qui en dit long sur notre état. J'imagine mille et une situations, Louis-Alexandre est-il à ce point dépourvu d'honneur pour s'en prendre à une jeune fille ? Avant, j'aurais répondu d'un non ferme, maintenant, je ne sais. De quoi est-il capable ?
Le duc vient interrompre mes terribles pensées :
— Me haïssait-elle ?
Il semble contenir ses émotions que ses yeux brillants trahissent.
— Elle ne vous a jamais haï. Elle ne le pouvait. Elle vous savait dans une situation délicate et restait digne. Elle se gardait de juger la situation selon ses sentiments.
Il opine, la tête baissée.
Ils ont beaucoup à se dire.
Elle aurait été si heureuse de l'avoir revu...
On nous fait signe d'entrer. Nous pénétrons alors dans cet étroit cabinet ; sa voix ferme nous parvient et résonne. Deux bonshommes reçoivent un sacré sermon.
Le duc et moi n'osons avancer plus.
— C'est tout ce que vous avez à me dire ? Vous avez été capables de me consigner durant cinq mois, sans qu'on l'ait su, les faits et gestes de l'entourage de Sa Majesté le Roi d'Espagne, mais que vous avez échoué à surveiller mon harpiste ? C'est cela que vous tentez de me faire croire ?
Le Roi avait fait suivre Elie ?
— Ah Messieurs, venez-vous me confirmer cette nouvelle inouïe ? Élisabeth s'est fait enlever ?
Nous avons du mal à acquiescer. A mes yeux c'est encore et toujours inimaginable.
— Oui, Sire. Elle aurait été vue pour la dernière fois dans les jardins... en compagnie du Comte de Toulouse et du marquis de Vayres.
A l'entente de ce nom, il paraît un peu embêté.
— Je vous crois. J'ai eu vent de quelques-unes de ces pratiques... Nous irons chercher sur la route de Dunkerque mais, Monsieur, c'est encore vous qui connaissez le mieux mon fils, sauriez-vous où il aurait pu l'avoir amenée ?
Quelque peu embarrassé, j'acquiesce.
— Je connais bien quelques adresses à Paris, où nous... Il a l'habitude d'aller.
Il me tend une plume et du papier, j'écris puis lui rends. Il y note quelques mots d'une main pressée et le donne aux deux bonshommes, qui le reçoivent d'une main fébrile.
Ils restent tête baissée, le papier toujours tendu.
— Eh bien, hâtez-vous de faire circuler mon ordre et de me la retrouver ! s'écrie-t-il.
— Sire... votre sceau, bredouille l'un d'eux.
Nerveusement, le Roi cachette le papier, et leur rend. Les deux bruns s'inclinent devant nous, et se précipitent vers la sortie.
— Avez-vous prévu de dissimuler cette affaire ? s'adresse-t-il à moi.
— Oui, Sire, il me faut seulement l'évoquer avec son oncle. Tout le monde pensera qu'elle est au chevet de sa mère malade.
— Bien... Monsieur le duc ? remarque-t-il en s'asseyant. Vous voici bien loin de Vienne et de votre oncle l'empereur Léopold Ier.
Posant une main sur son épée, il répond gravement :
— Oui Sire. J'avais une promesse à tenir.
Il est vrai que je lui ai toujours trouvé un air digne.
— Nous aurons à parler.
Puis, alors qu'il semblait se perdre dans ses pensées, il lève ses yeux vers nous et prononce d'un ton formel :
— Enquêtez Messieurs, il nous faut savoir pourquoi il est allé jusqu'à cette extrémité. Rançon ? Lui soutirer des informations ? Il doit avoir laissé un indice sur ses intentions.
Jérôme et moi échangeons un rapide regard, et d'un hochement de tête quasi-militaire, nous recevons solennellement cette mission de la plus haute importance.
Le Roi revêt soudain un visage plus morose, rêveur. Il est attaché à ma sœur. Je le perçus bien, lors de ses représentations musicales, il avait toujours ce fin sourire.
— J'excuserai Élisabeth si elle cède et leur donne ce qu'ils souhaitent. Elle qui paraissait si abattue hier soir, encore plus que de coutume..
Mes yeux me piquent.
— Elle dont le seul crime est d'avoir mis son bon sens au service de ses amis et de son Roi. L'innocence même. Mes hommes me rapportaient à son propos uniquement lectures, musique, et dévouement pour l'éducation de mon petit-fils ainsi que dans les affaires de Messieurs de Luynes...
Je vous en prie, ne dites rien à Son Altesse, conclut-il.
— Cela va de soi, Votre Majesté.
Il se relève de sa chaise, nous surplombant de son regard autoritaire.
— Bien. Partez devant Monsieur. J'ai à m'entretenir en privé avec le duc.
Je prends congé d'une inclination du buste, encore remué.
Nous te retrouverons, Elie.
Je reste près de la porte, entrouverte, leur voix sont indistinctes.
— J'en suis bien conscient, Votre Majesté. Je tâcherai à ce que ma présence ici ne soit point ébruitée.
J'entends qu'il s'approche de la porte de sortie.
— Allons-y. Je propose qu'on prévienne d'abord sa mère et son oncle, qu'il puisse nous aider à cacher son absence.
— Je vous suis. Je vous laisserai parler, vous leur êtes familier.
Nous sortons donc du palais, et rejoignons cet hôtel particulier, en deçà de la ville.
Je dois avouer que ce n'est pas avec plaisir que je pénètre de nouveau ici, et encore moins que je retrouve son oncle maternel qui était si insolent la veille.
On nous accueille et nous fait patienter, jusqu'à ce que le maître des lieux nous reçoive, large sourire aux lèvres.
— Ah, Messieurs, me voilà bien surpris de votre visite, mais ne vous y trompez pas, cela est toujours un honneur.
Il s'adresse évidemment au duc, devant qui il courbe l'échine.
— Je me doute que votre présence ici ne doit pas être sue, vous pouvez compter sur ma discrétion, duc, dit-il d'un ton affable qui sonne hypocrite.
Puis il s'adresse à moi :
— Elisabeth ne vous accompagne pas ? Sa mère est encore ici. Vous vouliez qu'on parle de votre affaire avec Charles-Henri, ou est-ce tout autre ? m'interroge-t-il dans un murmure.
Par réflexe, je cache de ma main la fameuse épée qui lui appartiendrait, encore un peu honteux et embarrassé. Il nous invite à entrer. Dans un mouvement de tête de connivence avec le duc, je prononce :
— Pardonnez-moi duc, il s'agit d'une affaire privée, veuillez m'attendre ici un instant je vous prie.
— Bien sûr, faites.
Il s'assit, balayant la salle d'un regard anxieux. Ce regard que nous ne quittons pas.
Je découvre Mme de Lisière, se délectant d'un café à la crème, l'air noble, avec ses cheveux blonds bien attachés.
— Mes hommages, Madame. Veuillez pardonner mon impolitesse de la veille, je n'avais pu vous saluer comme il se doit. Ma mère m'a confirmé les choses, et ce qui vous est dû vous sera rendu. Je vous en donne ma parole.
C'est avec difficulté qu'elle lève les yeux sur moi. Elle acquiesce, songeuse.
— Votre fille est à la capitale, reprends-je, on la retient chez le marchand d'étoffes. Vous savez comment sont les jeunes Marquises de cette Cour, toujours en quête des derniers et des plus beaux tissus.
J'essayais d'y donner du crédit : ma chère Elie étant bien la dernière personne à se préoccuper de sa parure.
Je suis quand même bien aise de voir que l'oncle d'Elie me réserve un regard suspicieux.
— Oh, très bien. Je m'en réjouis. Je craignais que nos propos d'hier ne la missent trop en peine.
— Il est vrai qu'elle voulait aborder le mariage avec vous, mais elle souhaite maintenant y réfléchir plus mûrement après les révélations d'hier. Elle m'a ainsi chargé de vous présenter ses plus sincères excuses et vous prie de regagner votre domaine où vous serez plus à votre aise. Elle espère que vous ne lui en voulez pas, et vous mandera de nouveau en temps voulu.
Je suis sûre que c'est ce qu'elle aurait souhaité.
Elle se lève, secouant légèrement la tête.
— Non point, je comprends. Merci Monsieur.. Jules d'être venu m'en informer.
— Je vous souhaite une excellente journée, ainsi qu'un bon voyage retour, Madame.
Je m'incline respectueusement devant la comtesse, puis j'enfile mon épais chapeau, et en passant devant son frère, je lui murmure :
— Suivez-moi, Monsieur.
Une fois les portes du salon fermées, il s'exclame :
— Qu'est-ce là que ces sottises ? Élisabeth, les étoffes ? Tout le temps qu'elle resta chez moi, je ne l'ai jamais vu ailleurs qu'en votre compagnie ou dans les livres.
Je reconnais qu'il connaît un minimum ma sœur ; il n'est peut-être pas si détestable, finalement.
— En effet, Monsieur.. Nous avons besoin de votre aide.
— Oui, reprend le duc lorrain. Veuillez vous assurer que Mme de Lisière soit loin d'ici avant ce soir, et que personne ne la voie.
Il fronce ses épais sourcils bruns. Je poursuis tout aussi sérieusement :
— Monsieur. Nous sommes les seuls au courant. Votre nièce a disparu. Je comptais officiellement dire à la Cour qu'elle était au chevet de sa mère malade...
— Auriez-vous donc entraîné ma nièce dans des affaires douteuses ?
Je retiens une mine outrée, balbutiant :
— Non point, je.. il doit s'agir du Comte de Toulouse.
— Bien, bien, peu m'importe. Retrouvez-la vite ; elle m'est que trop importante dans mes affaires. Messieurs.
Il retrouve son air hautain, tourne les talons et prend congé de nous de la sorte. Je préfère ne pas y prêter attention.
Arrivés à mes appartements, nous allons dans mon cabinet de travail. Je retire mon justaucorps rouge, et retrousse mes manches. Le duc fait de même.
Les lèvres serrées, j'ouvre les tiroirs cachés de ma bibliothèque. J'en sors minutieusement un ensemble de papiers, de cartes, et d'objets, que je place sur mon bureau.
— Voici tout ce que j'ai pour notre enquête. Des lettres interceptées, quelques témoignages que je pus recueillir, des informations sur mon ancien cercle d'intimes.. Avant que vous me demandiez, Élisabeth ne sait rien de tout ça. Je reconnus la sagesse de vos paroles et je choisis de ne pas tout lui révéler pour la protéger – ce qui ne fut pas suffisant..
Je prends un temps avant de poursuivre :
— Il y a notamment quelques documents qui sont autant compromettants pour notre Louis-Alexandre... que me concernant.
Il revêt un air grave qui lui sied. Il s'approche, ne dit mot, se saisit d'une feuille, et débute sa lecture. Je salue son pragmatisme.
— Jugeons de ce qu'ils attendent d'Elie.
Avant de m'y plonger, je regarde à l'horloge au-dessus de ma cheminée de marbre noir aux veines blanches.
Trois heures qu'Elie a disparu.
Que je rêverais de pouvoir monter un cheval, de partir à sa recherche, sur le terrain, et non pas piteusement de la sorte, en fouillant dans ces papiers noircis d'encre, pensé-je après une demi-heure de vaines recherches. Il n'est question la plupart du temps que de vieilles affaires, rien qui puisse véritablement nous éclairer quant à leurs desseins.
Je le concède, on apprend que lorsqu'Elie les surprit avec cette demoiselle à Marly, elle l'eût su et a donc cessé depuis tout contact avec eux. Certes, cela les a suffisamment embarrassés pour qu'il attente à sa santé avec du poison... Et cela, loin de nous avoir permis de commencer une enquête en bonne et due forme, a seulement exacerbé mon humeur et fait descendre Louis-Alexandre au plus bas dans mon estime.
J'en ressens un léger mal au cœur.
Les mousquetaires étouffèrent l'affaire, embarrassés qu'elle implique un prince royal et que, le poison n'ayant été ingéré, qu'il s'agissait d'une simple "tentative". Seul M. Maleville prêtait du sérieux à cette affaire, et s'en occupait sur son rare temps libre.
La vue de ce bureau me devient détestable. Je l'y revois aisément, toujours un livre en main, elle m'explique comment résoudre une équation du troisième degré – il n'y a vraiment qu'elle pour vous faire aimer l'algèbre.
J'étouffe, la frustration semble m'enserrer et obstruer ma respiration.
J'observe le duc, la mine contrite, j'ai bien vu que c'est avec grande consternation qu'il apprit par le Roi qu'elle était attristée ces derniers temps.
Je décide, non sans courage, de répondre à ses questions muettes :
— Certes, elle souffrait de votre absence Monsieur. Mais ce qui l'affligea profondément...
Devais-je tout lui dire ? Je prends une inspiration et décide de poursuivre :
— C'est d'avoir su de sa mère que son père entretenait des liaisons, et qu'il eut un fils illégitime, et qu'à son décès... Il lui légua une partie non négligeable de sa fortune, laissant sa veuve endettée.
Je peine à garder la tête haute.
Je me souviens avec peine des premiers jours lorsqu'elle arriva à la Cour. Elle portait souvent les mêmes ensembles, et toujours la gorge nue, quand les autres y arboraient des bijoux d'une richesse provocatrice. Je l'imagine vivre ces dernières années comme une petite bourgeoise, et cela me fend le cœur.
J'en étais l'unique raison.
— Ce père qu'elle aimait tant... Ce dut être si dur à accepter. J'aurais dû être à ses côtés...
Et qui est donc ce faquin qui profite impunément de ce leg ?
— Ce faquin ? C'est moi.
Je retire l'épée de ce Charles-Henri de mon fourreau. J'y concentre toute ma frustration et ma haine, qui redoublent en imaginant qu'il l'a tenu dans ses mains.
Je hèle un domestique et ordonne :
— Qu'on mette hors de ma vue ce fer, et qu'on m'en apporte un autre.
On s'exécute. Je serre la mâchoire.
— Vous ? reprend le duc.
Il semble réfléchir un instant.
— Alors je retire mes mots Monsieur. Quitte à ce que son père ait un enfant illégitime, il valait mieux d'entre tous que ce soit vous. Elle peut ainsi avoir une pensée émue à vous savoir frère et sœur.
Il m'offre un léger sourire, bien dessiné par sa fine moustache, un de ceux qui doivent plaire à Elie.
— Je l'ignore, au contraire je suis quelqu'un qu'elle ne peut haïr pour soulager sa peine... Et ce nom que je portais si fièrement n'est pas le mien. Je suis un fils bâtard, légitimé par un papier...
Il prend un ton ferme qui me surprend :
— Mais vous n'êtes pas fils de roturier non plus. Vous méritez de porter l'épée. Et ce nom est le vôtre, le Gouverneur en a décidé.
Ces mots résonnent.
Je m'en veux terriblement de ce que j'étais si prévenu à son égard. Je connaissais trop bien son père Charles V, et j'ai cru les rumeurs qui en faisaient son semblable, un prétentieux hypocrite. Alors qu'il n'existe pas plus honnête homme.
Je me lève de ma chaise pour lui tendre la main.
— Duc, je vous remercie et...
Soudain, on interrompt nos épanchements, un jeune garçon entre en trombe :
— Monsieur, votre père vous réclame. Il est avec Monseigneur et le secrétaire d'Etat à la Guerre.
— Bien, je vous suis.
Je prends congé dans une brève inclination de la tête que le Duc me rend.
Alors que je franchissais le seuil de la porte, il m'interpelle :
— Monsieur, sachez que l'on juge un homme non selon sa naissance, mais selon ses qualités propres.
Mon regard dans le sien, je perçois son assurance dans ses propos, qui me touche.
C'est la tête haute que j'arrive au cabinet de travail de mon père, où je le trouve en pleine discussion avec M. Louvois autour d'une carte. Je signale ma présence en me raclant la gorge.
— Ah mon fils, te voici, approche.
Après une demi-heure à tergiverser quant à la stratégie à adopter, le nombre d'hommes à envoyer, et celui qui dirigerait les opérations, Monseigneur conclut :
— Je suis impatient de me battre à vos côtés. Nous partons en campagne comme prévu en fin de semaine. On arriverait le 26 où l'on rejoindrait alors chacun nos régiments.
Nous saurons mener à bien cette opération, je n'en doute pas. Pour la gloire du Roi et pour celle de la France.
Dans une synchronisation militaire, nous acquiesçons gravement de la tête. J'en ai des sueurs froides.
— Allons maintenant dans l'aile des ministres, informer de nos décisions le reste du haut corps de l'armée.
Puis, il s'adresse à moi, prononçant :
— Monsieur, avant, j'ai à vous parler en particulier.
Nous nous éloignons donc un peu de mon père et du secrétaire d'Etat, là il reprend :
— Je suis confus de vous avoir retenu ici, je sais dans quelle situation délicate vous êtes. Le Roi m'a informé du triste sort de Mlle Elisabeth.
Je me sens d'une impuissance. C'est affreux.
— Je sais à quel point vous y êtes attaché, mais aussi à quel point l'est mon aîné. Nous la retrouverons Monsieur, et vous nous ramènerez vous-mêmes ses ravisseurs qui seront jugés pour leur forfait.
Je courbe l'échine, sincèrement honoré.
— Puissiez-vous dire vrai Monseigneur.
— Partez d'abord, je vous rejoindrai ensuite, j'ai une affaire pressée.
J'acquiesce.
Nous avons traversé le palais puis la cour royale sous un ciel menaçant, sombre et voilé, à l'image de mes pensées.
En approchant, des voix nous parviennent, on semble s'agiter.
Je sais pertinemment ce qui excite les passions : l'absence d'Elie.
— Monsieur le Gouverneur, reconnaissez que cette fille a abusé de votre confiance et de celle du Roi ! Ce n'était qu'une fourbe enjôleuse avec sa musique. Le jour elle vous aidait dans vos affaires pour le soir, les transmettre en détail à l'oreille de son amant ! Et maintenant, elle est allée le rejoindre car elle en savait suffisamment auprès de Messieurs de Luynes !
— Comment osez-vous ! m'offusqué-je, en vain.
Avant cela, déjà, ces aristocrates aux grands titres et aux grands noms se plaisaient à la croire à la solde de l'Empire, seule chose qui puisse justifier à leurs yeux qu'une femme s'intéresse aux affaires.
Je ne peux nier que les sentiments qui liaient ma sœur au duc de Lorraine étaient flagrants, qu'ils n'hésitaient pas à montrer en public leur attachement : ils se quittaient rarement, se faisaient mille tendresses, et s'ils ne disaient rien, leur regard les trahissait. Qu'ils étaient amants, peu en douter. Et je ne peux le leur reprocher, d'autant plus que j'aimais voir Elie aussi heureuse aux côtés de son duc.
Pourtant, ces mêmes hommes qui aiment à la calomnier, étaient de ceux qui étaient aux premières loges pour ses représentations musicales.
Si, d'abord, je ne le vis point, bien trop concentré sur la mélodie, je me rendis rapidement compte que certains apportaient plus d'importance à la musicienne qu'à son art. Sa parure et son corps étaient jugés, discutés... à m'en éprouver du dégoût.
J'en souffrais à chaque concert.
Mais comment pouvais-je priver Elie de ce plaisir qu'était de jouer de la harpe, encore plus lorsque le premier à l'écouter n'est autre que Sa Majesté en personne ? Je me rassurais en sachant qu'elle était bien trop centrée sur les cordes et la partition pour percevoir ces regards.
Ces mêmes hommes étaient aussi les premiers à la complimenter, se fondant en politesse de tout genre, et qui au lieu d'effleurer de leur lèvres sa main, comme l'est un baisemain d'un vrai gentilhomme, les poser et pouvaient se montrer désobligeant.
Elie n'était pas dupe, et n'ignorait rien de leurs intentions, mais elle sut toujours rester aimable et digne, elle savait couper court à la conversation d'une façon naturelle de ces marquis insistants.
Oui, tous les jours, elle subissait la compagnie de la Cour. Chaque fois qu'elle était en compagnie de Son Altesse le duc de Bourgogne, on se plaisait à les rejoindre, et quoi de mieux pour justifier une telle intrusion que de commencer par un compliment sur les talents musicaux d'Elie ? Lorsqu'elle est en compagnie de Monseigneur, les choses sont pis, et avec ses Princesses de même... Les courtisanes égalent voire surpassent leurs homologues masculins lorsqu'il s'agit de s'attirer les faveurs des Grands.
J'en suis tout remué à cette idée.
Malgré tout, oui malgré l'hypocrisie qui empeste, elle continuait de rire, danser, gardait son amabilité et sa spontanéité. Elle restait sincère et fidèle à elle-même, sans se soucier de rien d'autre.
Et ainsi, elle illuminait cette Cour.
Je ne voyais qu'elle.
Enfin, jusqu'à ce que je rencontre Laure qui avait cette même lueur dans les yeux : celle de l'honnêteté. La Cour ne l'avait pas encore corrompue.
Je rêvasse et m'égare à sa pensée mais leurs odieuses paroles me ramènent bien vite à la réalité. Mon père la défend vivement, et à mon grand étonnement, M. Louvois également, qui assure la probité de la jeune fille. Même le Marquis de Dangeau, intime du Roi, prend part à la défense.
— Je le répète, Mademoiselle de Lisière est innocente Messieurs. Et je vous en conjure, parlons sur la base de faits et non de rumeurs. Avez-vous une quelconque preuve de ce que vous avancez ? On dit sa mère souffrante, un peu de respect je vous prie.
— Sa mère ? On dit que certains ont vu la comtesse hier, et qu'elle se portait on ne peut mieux. Ce n'est qu'une vaine tentative de dissimuler sa félonie ! renchérit un autre.
J'ai en profonde aversion chacun d'eux, rien que pour la manière dont ils osaient regarder ma chère Elie.
— N'est-elle pas de la même espèce que son père ? Ce Charles-Henri finissait toujours chez les usuriers ou dans les rues peu fréquentables de Paris ! clame un autre.
C'est au tour de mon père de s'offusquer. Il s'est levé de son siège, et de son œil sévère, il gronde :
— Ah, de cela vous n'avez point le droit Monsieur. Vous étiez toujours le premier à lui proposer une de ces parties de jeu de hasard ruineuses ! Et comment pouvez-vous lui reprocher les usuriers lorsque vous me devez plus de trente milles écus !? Les hommes de votre espèce méritent la dérogeance ! Oser accuser une innocente et pure jeune fille qui pleure encore la mort de son père, en voilà des façons de misérables.
— Père, le reprends-je.
Il se rassoit, le silence l'accompagne, son front est humide.
— Désolé mon fils, me murmure-t-il, on peut bien insulter cet homme de tous les noms, mais qu'un homme en tout point semblable se permette d'avoir à redire, cela non. Je ne le permets point.
Finalement, les portes s'ouvrent en grand laissant entrer Monseigneur Dauphin de France, qui intervient et met un terme à ces accusations absurdes et éhontées.
— On m'a rapporté vos propos, et ils sont tout simplement scandaleux. Pensez-vous que Messieurs de Luynes ne sont pas assurés qu'elle n'était pas à la solde de l'Empire ? J'ai eu moi-même à la remercier pour ses services. Enfin pensez-vous que Sa Majesté et ses services de renseignements auraient pu ignorer qu'elle était une espionne ? Le croyez-vous sérieusement !? J'ai remonté votre comportement à Sa Majesté, qui en fut fort fâché, et j'ai cité des noms. Maintenant préparons, voulez-vous notre campagne militaire, ce qui devrait être l'unique objet de vos conversations.
Je respire à nouveau.
J'attends désespérément des nouvelles du Roi et de ses hommes partis pour Paris, je ne le pense pas plus loin.
J'ai de nombreuses fois hésité à y aller moi-même pour les aider, et au moment où je me suis décidé, un garçon bleu m'interpelle :
— Sa Majesté vous réclame Monsieur. Le Duc de Lorraine peut vous accompagner.
On s'était regardés, les yeux emplis d'espoir.
— Approchez Messieurs, tonne-t-il d'une voix claire. Je tiens d'abord à condamner fermement les propos indécents de mes généraux. Je n'ai hélas aucune nouvelle.. et... Oui ?
Je vois soudain furtivement, un jeune page glisser un billet au Roi.
— Faites-les entrer.
Trois mousquetaires de la troisième compagnie pénètrent et se fondent en inclination.
— Nous voulions savoir si Sa Majesté avait confié à notre capitaine M. de Maleville une affaire secrète qui expliquerait son absence. Nous avons étonnamment trouvé son uniforme dans ses appartements.
— Sire, c'était le capitaine qui enquêtait sur les agissements du Comte de Toulouse, souligné-je.
— M'enlever un de mes hommes ? C'est ce que vous pensez ? C'était déjà d'une grande bassesse de ravir une innocente jeune fille... Non, peut-être qu'il a seulement suivi une piste, où il a besoin d'être discret et d'agir seul. Attendons avant d'arriver à de telles conclusions.
Je ne sais qu'en penser. Je me rassure en pensant que cet homme a peut-être vu l'enlèvement de ma sœur et qu'il les suivrait de loin et qu'il la protégerait.
Je reste songeur, que je hais être autant de l'ignorance.
C'est l'heure du Grand Couvert, je suis dans un état où je me serai défendu d'y aller, mais on trouverait mon absence suspecte. Le duc, quant à lui, décide d'aller interroger de nouveau les domestiques de Louis-Alex' et de son inséparable Etienne.
Je garde avec peine mon sourire si engageant, surtout lorsque je dois assurer qu'Elie est seulement partie précipitamment au chevet de sa pauvre mère qui aurait attrapé une quelconque maladie. C'est insupportable.
J'ai été immédiatement pris d'assaut par ma future belle-famille, qui a toujours cet air enchanté à ma vue. Laure, aux bras de sa mère, me réserve un petit sourire adorable. Ses boucles brunes encadrent son gracieux visage.
Son père, aimable, après m'avoir salué, aborde le sujet :
— Il me semble que vous êtes lié avec cette jeune musicienne, dont l'absence se fait remarquer. On évoque la maladie et sa mère. J'espère qu'il n'en est rien de bien grave.
— Je vous remercie Monsieur, je l'espère aussi..., ma voix se brise.
Je reste un moment silencieux, je reprends :
— Oh, pardonnez mon air préoccupé, le Roi m'a personnellement confié une affaire qui me travaille.
— Naturellement mon cher, naturellement. Et ne soyez point inquiet au sujet du report de vos fiançailles officielles, c'est une chose dont il faut se réjouir après le combat.
Je plonge mes yeux dans ceux de ma chère Laure. La voir me réchauffe un peu le cœur, et me permet un court instant, d'oublier mes tourments.
Je ne résiste pas, et viens délicatement baiser sa main si douce, en guise de salut.
— Je vous soutiens, Jules. Que je ne sois point l'objet de vos inquiétudes, vaquez à vos affaires.
Je me contente de lui sourire tendrement, acquiesçant un peu de la tête. Puis je m'incline, et la quitte avec difficulté, mais je ne veux pas qu'elle continue de voir mon trouble.
Enfin, selon qu'on m'aborde, des exclamations de pitié, d'empathie, d'autres qui souhaitent hypocritement un prompt rétablissement à cette femme qu'ils n'ont jamais vue, se réjouissant bien en réalité de l'absence de celles qu'ils jalousent.
Même le vin ce soir semble avoir perdu de son bon goût, il est imbuvable. Ces salons ont perdu de leur splendeur.
Un rien m'agace, je ne me suis jamais vu aussi ironique, voire cynique, et aussi peu maître de la conversation.
Je ne suis pas le seul, Son Altesse Royale le duc de Bourgogne observe l'esprit vide la partie de billard de Monsieur frère du Roi avec le Prince du Grand Condé.
Cet adolescent aurait du goût pour ma sœur. Comment l'en blâmer ?
A son âge, j'eus aussi quelques passions pour des jeunes filles déjà éprises d'un autre, ou plus âgées. Des sentiments passagers, mais je me souviens qu'ils furent source de bons souvenirs. A cet âge-là on découvre l'amour sous ses traits les plus doux et les plus innocents. Nous savons seulement que nous apprécions voir cette personne, et que l'on donnerait beaucoup pour la voir sourire.
Enfin, il sera marié d'intérêt d'ici à peine trois années pour des raisons diplomatiques.
Je pose une main amicale sur son épaule, qui le surprend agréablement.
— Ah, Monsieur de Luynes. Dites, Élisabeth en paraissait-elle très affectée ? Si elle venait à perdre sa mère à un si jeune âge, et ce juste après son père...
Il est si préoccupé qu'il ne prend même pas la peine de me saluer comme il se doit. J'en suis ému.
— Oh, n'ayez de crainte Votre Altesse, il ne s'agit pas de maladie grave.
— Heureux de l'entendre, Monsieur. Cette soirée n'a pas les mêmes couleurs sans elle.
Je fais le même constat.
C'est une véritable torture que cette soirée. Être obligé de feindre le divertissement, pendant que je pourrais être aux côtés du duc de Lorraine qui enquête.
Et voilà que s'approche la dernière personne que je souhaiterais voir en de tels moments. Constance d'Aumont.
Elle a le sourire parfait et hypocrite, qu'elle esquisse de ses lèvres carmin.
— Est-ce possible que vous soyez toujours aussi élégant ? Et ce malgré cette mine chagrine que vous avez, et qui ne vous sied point du tout, fait-elle, faussement peinée, le regard en coin, l'air doucereux.
Je contiens un ricanement, et préfère lui offrir un faux sourire comme toute réponse.
Puis elle perd ses grands airs qu'elle aime à se donner, et prononce à demi-mot :
— Est-ce vrai Monsieur, que nos fiançailles sont rompues ? Mes parents ne cessent d'évoquer votre aîné et ses charmes... Je...
Sa gorge se noue.
— Vous suis-je à ce point détestable ?
Je revois pendant un instant la jeune enfant qu'elle était.
J'allais répondre sincèrement, que ces marquises se précipitent autour de nous, me faisant mille civilités, jusqu'à ce que l'une d'elle évoque ma soeur :
— Entre nous, ne trouvez-vous point cette maladie subite quelque peu étrange ? Cela, alors que voilà tout juste une vingtaine de jours que M. de Lorraine nous a quittés. Si vous voulez mon avis, elle ne le supportait plus, et elle est allée tout simplement le rejoindre.
Dans cette guerre, face à cette coalition qui se monte, la France paraît en bien mauvaise posture. Elle a fait un choix judicieux en choisissant le puissant Empire des Habsbourg.
J'en reste coi. Comment peut-on proliférer aussi sereinement de telles sottises ? Quelle insolence ! Quelle effronterie !
Alors que je détournais le regard, soudain, je remarque cet homme.
Nicolas. Un de mes anciens amis.
N'avait-il pas une dette envers Louis-Alexandre ? Mais oui, pourquoi n'y ai-je pas pensé plus tôt ? Je suis certain qu'il sait quelque chose, peut-être l'a-t-il même aidé dans cette entreprise ! Les jardiniers ont vu plusieurs hommes en plus du Comte et d'Etienne.
Il est là à rire gaiement, pendant que ma meilleure amie subit l'inqualifiable. La colère me monte, je quitte précipitamment ma que trop charmante compagnie féminine.
Un regard noir insistant envers mon ancien ami suffit à l'interpeller. Nous nous retrouvons loin de la foule.
— Bonsoir peut-être, cher Jules.
Le trentenaire a perdu son sourire, il me rend mon regard suspicieux.
Je serre fort la mâchoire, essayant de me contenir.
— Qu'est-ce que Louis-Alex t'a demandé ? commencé-je, acerbe.
— On se tutoie désormais ? Nouveau, ricane-t-il.
Je reste impassible. Je viens attraper son col de mes mains, approchant doucement mon visage. Je perds patience.
— Écoute-moi bien, Nicolas. Je ne le dirai qu'une seule fois. Où est-elle ?
— Qui donc ?
— Ne plaisante point avec moi ! Où ? Répondez ! crié-je, hors de moi.
— Enfin, Jules, calmez-vous. Soyez gentilhomme.
Il se dégage de l'emprise de mes mains, s'écartant brusquement. Il réajuste son justaucorps richement brodé, avec dédain.
— Bien, bien écoutez. Vous savez bien que je devais m'acquitter d'une dette fâcheuse auprès de Louis-Alexandre, c'est chose faite.
Je le savais.
— N'as-tu donc aucune fierté ?
— Hé là, de quoi m'accuses-tu pour me réserver des paroles aussi rudes ? Je lui ai simplement organisé une entrevue privée avec le capitaine des mousquetaires, M. de Maleville, une vieille connaissance de mon père, ils sont tous deux du Béarn.
Cela est des plus louches.
— Eh bien Monsieur, apprenez que cet homme est porté disparu, et qu'on croit la Comtesse de Lisière enlevée. Tous nos soupçons se portent sur Louis-Alex'.
— Un enlèvement vous dites ? Haha, qu'est-ce donc là que cette aventure de roman ? ose-t-il s'amuser.
Il se racle la gorge, comprenant que je suis sérieux, et poursuit :
— Mais enfin, diable, le mousquetaire, ce sont ses affaires mais la petite harpiste.. Qu'a-t-elle bien pu faire pour mériter que Louis-Alex' la ravisse ? Il est en épris ?
— Je ne pense pas. Elle devait le déranger dans ses petites affaires malhonnêtes...
— Alors là, difficile de ne pas croire à la plaisanterie ! Ce prince est si dégourdi, comment une jeune fille peut-elle à ce point le gêner ? Pour qu'il se soumette à une telle bassesse qu'est un enlèvement..!
— Vous ignorez tout, vous ne m'êtes donc d'aucune aide, m'agacé-je.
— Ecoutez mon cher, je crois qu'il s'agit seulement d'une histoire de cœur. Ne vous perdez pas ainsi dans de telles spéculations insensées. Certes, la petite musicienne est charmante, même délicieuse, mais enfin... Elle n'est pas la seule de cette Cour. Et puis, je croyais que les choses allaient bon train avec la jeune bretonne ?
— Je vous demande pardon ? m'offusqué-je. Il n'a jamais été question d'entretenir un commerce avec Elisabeth, elle est ma meilleure amie d'enfance ! Je la considère comme ma sœur, elle est de ma chair. L'entendez-vous ? Et Louis-Alex' ne la supporte pas, il jalouse même nos liens.
— Si vous le dites. Je vous souhaite de la retrouver bien vite.
— Mh, bonne soirée Nicolas.
Je décide de rejoindre le duc de Lorraine, affreusement déçu par l'issue de cet entretien avec le comte.
Rien. Il ne savait rien.
Je m'interromps dans ma marche.
Élie, pardonne-moi. Je suis un incapable.
J'en ai la migraine.
Nous sommes à mon cabinet de travail.
Puisque personne ne doit savoir que le duc de Lorraine est à Versailles alors qu'il est déclaré comme notre ennemi, je lui ai proposé de rester caché à mon logis, mes gens lui ayant préparé un lit de fortune. Et puis je crois apprécier sa compagnie, la seule que je supporte en ce moment.
Son interrogatoire nous confirma seulement que le mousquetaire avait prévu avec Elie et moi de fouiller leurs appartements, car les domestiques reçurent tous une tâche à accomplir à l'heure où Elie est partie de sa chambre, et apprirent plus tard que les ordres ne venaient pas du Prince puisqu'il était déjà parti, selon eux, pour Dunkerque.
Je commence à me convaincre que Louis-Alex n'est pas à Paris, et qu'il ne travaille pas pour son propre compte avec cette affaire autour du capitaine des mousquetaires...
S'il sert d'intermédiaire alors il ne faudrait pas qu'on puisse aisément le trouver, or il sait que je connais toutes ses adresses. Mais alors qui servirait-il ? Quelqu'un de haut placé forcément qui saurait assurer ses arrières... Pourrait-il s'agir d'un étranger ?
Trois heures ont sonné.
Il ne fallut qu'une heure pour que le duc réapparaisse dans mon cabinet, tout aussi peu enclin au sommeil que je ne le suis.
Je lui tends un verre d'eau-de-vie qu'il ne refuse pas.
Il faut dire que nous nous sentons minables, et profondément coupables.
Si seulement j'étais venu ne serait-ce qu'une heure plus tôt ! Ou plutôt, si seulement je n'avais jamais rencontré Louis-Alexandre !
Ma sœur est celle qui mérite le moins du monde d'être traitée de la sorte.
Elle n'a jamais été considérée à sa juste valeur, non pas par le Roi, ce qui m'étonna fort, mais dont je suis bien reconnaissant d'avoir toujours agi avec respect pour Élie. Mais il s'agit de cette Cour pleine de vices, de ce Louis-Alexandre aveuglé par une jalousie puérile sans borne.
Je la réentends, la revois...
Alors que je venais pour une visite impromptue à ses appartements, j'approchais de sa chambre à coucher dont la porte était restée légèrement entrouverte. Je pensais la trouver en train de lire comme à l'accoutumée.
Étonnamment, des sanglots me parvinrent. J'en fus si troublé. Mais oui, ma chère Élie, à qui je disais tout, était en train de pleurer, seule, et j'en ignorais la raison. N'était-elle pas rayonnante comme à son habitude quelques heures plus tôt ? Mais n'avait-elle pas aussi toutes les raisons du monde d'être dans cet état ?
Je m'en suis énormément voulu sur le moment, et j'ignorais ce que je devais faire.
Je poussai la porte, un petit peu.
Elle me remarqua.
Alors mon regard croisa le sien. Elle était assise sur son lit vert jade, ses cheveux blonds lâchés, un peu ondulés, tombaient négligemment sur ses épaules.
Ses yeux rougis, larmoyants, cette vue était des plus détestables. Elle me fendit le cœur et m'émeut encore ce soir.
— Oh, Jules...
Elle se dépêcha de sécher ses joues mouillées, d'une main brusque.
J'approchai à pas lent, venant m'asseoir à ses côtés.
— C'est trop dur Jules. Je n'en puis plus, concéda-t-elle. C'est au-dessus de mes forces.
Les larmes coulèrent de nouveau.
— Pardon, je ne suis pas aussi courageuse que vous le pensez. Jérôme me le répète sans cesse, je ne dois point y prêter garde, ce ne sont que des sottises, que moi je sais ce qu'il en est véritablement..
Sa main se crispa sur sa poitrine.
— Certes, et donc ? Je me sens comme salie, Jules. A force d'entendre que je suis l'amante du roi et de son petit-fils – certainement la tienne par la même occasion, je me sens comme souillée dans mon propre corps, car même si c'est faux, si tout le monde le pense et me juge de la sorte, n'est-ce pas la même que si j'en étais véritablement coupable ? Je n'en puis plus des regards.
Elle étouffa un énième sanglot.
— Je me suis sentie violemment indigne et honteuse devant le duc qui m'avouait ses sentiments tout à l'heure dans les jardins. C'est si sot...
Évidemment que les rumeurs la touchaient, que les médisances blessaient – comment avais-je pu penser qu'elle s'en était accommodée ? Je vis alors toute sa sensibilité.
Je m'étais saisi de sa main, et je l'avais forcé à me regarder dans les yeux.
— Je sais quelle est la vérité, avais-je articulé. Et tu la sais aussi. Les autres ne peuvent t'en faire douter que momentanément, qu'un instant, et te faire pleurer. Mais ils ne peuvent changer cette vérité et tes convictions. Cela aussi, tu le sais.
Elle avait alors, doucement, hoché la tête. Je la pris dans mes bras, et lui murmurai qu'elle pouvait pleurer, que j'étais là, et que je serai toujours de son côté.
Pour certains, cet épisode pourrait apparaître comme une démonstration de faiblesse. Pour moi ça ne l'était pas, bien au contraire. Le lendemain, elle m'apparut plus forte que jamais, elle rentrait dans le jeu de ces vils courtisans, et se plut à alimenter ces rumeurs rivalisant d'invraisemblances.
Ces souvenirs me font mal au cœur. Je regarde piteusement notre table couverte de papiers inutiles. Le duc lorrain partage mon sentiment d'impuissance, mêlé à une sorte de colère sourde. Nous sommes blêmes. La bougie n'a presque plus de cire. Nous passerons la nuit éveillés, dans ce silence propice aux surgissements de bribes du passé.
— Jules... Tu sais. J'aime profondément le duc, m'avait-elle avoué un soir. Je crois que pour la première fois, je puis dire qu'il y a quelqu'un dont je me soucie plus que toi, s'était-elle amusée à me taquiner, avant de reprendre plus sérieusement : Il m'a redonné confiance en l'avenir. J'ai fait la paix avec le passé, j'ai accepté mon deuil, et... Désormais, je veux simplement profiter du présent à ses côtés.
C'était si beau.
Je ne pensais pas qu'elle s'attacherait si vite dès son arrivée à Versailles. Bien sûr, j'avais imaginé qu'elle aurait eu quelque goût pour certains hommes, qu'ils lui plairaient, se feraient la cour gentiment, rien d'aussi sérieux et profond que ce qu'elle venait de m'énoncer.
Réciproque ?
Je veux le croire, son actuel sincère désarroi me prouve son attachement pour ma sœur.
J'ose briser ce silence religieux, en repensant à sa conversation avec le Roi plus tôt ce matin :
— Duc. Elie vous a toujours dépeint comme un homme d'intelligence. Je gage que vous saurez prendre la bonne décision, quelle qu'elle soit concernant votre avenir dans cette guerre.
Il lève les yeux – ces yeux si clairs et si bleus, j'ai l'impression qu'ils s'embuent.
— Merci, Monsieur. Avant vous.. Élisabeth fut la première personne a simplement croire en moi.
Assurément, si ces deux-là ne peuvent se marier, il va falloir que je brille comme jamais dans mon rôle de meilleur ami auprès d'Elie.
Le mariage, dois-je lui parler des craintes de ma sœur à ce sujet ? A-t-il pour dessein de l'épouser ou passera-t-il les intérêts diplomatiques de son duché d'abord ? Je ne crois pas que ce soit avec moi, à trois heures du matin qu'il doive aborder ces questions, je n'en dis mot.
Le soleil est levé, et teint de rose cet horizon rectiligne.
Toujours aucune nouvelle. J'ai retrouvé ma famille pour le petit-déjeuner.
Les propos de ma mère me heurtent :
— Avez-vous entendu ? Madame de Lisière est souffrante et sa fille est à son chevet. Nous en voici débarrassées pour quelque temps. Peut-être même que Madame succombera, et que nous ne la reverrons qu'après son deuil.
Mon agacement contenu toute la nuit s'en trouve instantanément ravivé. Je me lève brusquement de ma chaise. Comment pouvait-on se réjouir à ce point du malheur d'autrui ? Même mon père est outré de ses mots.
— Certes Mère, je sais que vous n'avez pas cette famille en votre cœur, mais certaines choses ne se disent pas. Père, mes frères, pardonnez.
Je jette ma serviette sur la table, mets mon chapeau sur la tête, et quitte la pièce.
Je n'en puis plus.
Je ne cesse d'imaginer Élie dans les pires situations. La savoir seule et souffrante m'est tout simplement insoutenable. Je suis furieux.
Mais que fais-je donc ici ? Hier soir, ne s'amusait-on pas, riait et dansait, avec une telle indifférence ? Ou bien l'on émettait des théories des plus outrageantes et des plus sottes ; j'en suis bouleversé.
Je suis dans ses appartements tristement vides, n'ayant nulle part où aller. J'observe le cœur serré ce fauteuil dans lequel elle avait l'habitude de lire, ou ce bureau dans son arrière-cabinet où j'ai la désagréable surprise d'y voir des papiers concernant mes affaires et qu'elle devait s'amuser à trier pour moi. Il n'y a qu'elle pour faire de bon cœur le travail d'un commis.
Elle est si serviable..
J'enrage. Je dois avoir manqué quelque chose.
Je me dirige vers les appartements de Louis-Alex' courant presque.
J'en force la porte, ne réponds rien au domestique interloqué, et commence à parcourir les pièces, puis à ouvrir quelques tiroirs.
— Monsieur ? Que faites-vous ?
Vides évidemment.
— Vous m'obligez à prévenir la police intérieure, j'en suis fort fâché Monsieur, me prévient le valet de pied d'un ton sec.
— Faites, mon bon ami, lui réponds-je.
C'est alors qu'un détail retient mon attention.
Un ouvrage est mal rangé et dépasse de sa bibliothèque. Je m'en saisis.
Ce n'est pas n'importe quel livre.
Il s'agit de notre manuel de latin.
J'ai un goût amer dans la gorge. Ces cours de latin où nous nous sommes rencontrés pour la première fois.
On s'amusait alors à se moquer des manières de notre vieux professeur ensemble, mais on riait moins lorsqu'il s'agissait de réciter nos déclinaisons. Cela nous a rapprochés... Que de soirées passées à s'imaginer l'avenir autour de quelques verres. On ne se quittait plus. Jusqu'à élargir notre cercle d'amis, et devenir les plus en vue de la Cour.
Non, il n'est pas l'adolescent jaloux qu'il laisse paraître, mais alors pourquoi ? Pour quelles raisons agit-il ainsi ?
Je nous pensais amis. Je le considérais comme tel. Que je n'assiste plus à ces soirées extravagantes et veuille m'amuser différemment ne devait pas changer notre amitié.
Elie n'a rien à voir avec tout cela.
J'ignore si je pourrai un jour le pardonner désormais.
Une page a été marquée. Des lettres sont entourées. Un message. Et qui m'est spécialement destiné :
Tournai. Soyez discret, faites-moi confiance.
Mon cœur s'arrête.
Élie est là.
Nous en aurons pour trois jours, deux si l'on change souvent de montures, et que l'on raccourcit nos nuits.
Je déchire la page, la plie négligemment et la mets dans une poche de ma veste.
Soudain, j'entends des hommes pénétrer dans l'antichambre. Ce doit être la garde intérieure. J'accours.
— Messieurs ! m'exclamé-je. Je l'ai retrouvée, prévenez Sa Majesté.
Sous leurs visages surpris, je les quitte à la hâte.
Il me faut en avertir le Duc de Lorraine, je fais un détour par mes appartements, où je le découvre consterné, un mot dans la main.
— Elle est à Tournai, prononce-t-il, livide.
— Comment le savez-vous ?
Il me tend le mot, gardant toujours ce regard absent qui m'inquiète.
Nous vous savons à Versailles. Vous avez manqué à votre parole, on ne manquera pas à la nôtre. Venez seul à Tournai si vous tenez à elle, et nous pourrons alors discuter convenablement.
Ceux qui l'ont menacé sont liés à Louis-Alexandre ? Ce serait pour eux qu'il travaille ?
— Et vous, comment savez-vous qu'elle est à Tournai ?
— Je viens de découvrir un message que le Comte de Toulouse m'avait laissé..., l'informé-je.
Brusquement, il se lève de sa chaise, et se saisit de son chapeau qui était sur le bureau. D'une voix forte il prononce :
— Allons-y Monsieur.
Je décide de prendre avec moi de l'argent, beaucoup d'argent, pensant que cela pourra nous aider dans notre entreprise, car nous allons devoir négocier, c'est certain.
Sois forte, Elie. Tiens bon.
Nos chevaux attelés, nous sommes prêts à partir, mais je dois d'abord en avertir le Roi, que j'interromps pendant qu'il se rend à la messe. J'en tremble de tout mon corps, l'esprit confondu, n'ayant jamais osé aborder le Roi ainsi.
— Monsieur, faites. Partez, m'ordonne-t-il avant même que je ne prononce quoi que ce soit.
— Bien, Sire. Je m'engage à immédiatement reprendre ma fonction et mon régiment au sein de l'armée dès qu'Elisabeth sera en lieu sûr.
Il acquiesce et poursuit sa marche entouré de la famille royale et d'une foule de courtisans.
Avec le duc nous examinons la carte pour la dernière fois avant d'y aller. Un mousquetaire qui apprit que nous partions approche. Je le salue nerveusement.
— Vous y allez seuls mon lieutenant ? souligne-t-il.
J'y réfléchis. Il est vrai que Louis-Alex' a étrangement précisé qu'il fallait que je sois discret, et au duc de Lorraine qu'il devait être seul... Le premier a misé sur la confiance que je pouvais avoir en lui dû à notre passif, le second sur le poids de sa menace visant Elie.
Je ne veux pas qu'on obtient la libération d'Elie dans le cadre d'un chantage minable, nous devons en finir.
Nous les surprendrons.
— Non, vous avez raison. Appelez vos confrères. Que toute la compagnie se joigne à nous.
— Bien, mon lieutenant.
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