Chapitre 5

— C'est vous, n'est-ce pas ? 

— Oui, nous nous sommes furtivement croisés dans les jardins. C'est cela ?

Il opine légèrement de la tête. La situation est singulière mais comique, nos sourires gênés contiennent des rires.

Puis il s'incline respectueusement.

— Jérôme de Lorraine, sincèrement honoré. Je puis préciser que je suis Duc également, me semble-t-il.

Ce prénom lui sied, il sonne agréablement à l'oreille. Cependant, Duc ? Il est d'un rang bien supérieur au mien.

— Élisabeth de Lisière, enchantée.

Et reportant mes yeux sur les collations :

— Avez-vous déjà pu goûter aux pâtes de fruits ? lui demandé-je tout en m'en saisissant d'une. Celles à l'orange...

— Sont exquises, finit-il ma phrase, et en s'en servant une aussi, l'apporte à ses lèvres.

— Je vois que vous avez déjà fait connaissance avec les buffets !

Nous nous en éloignons.

— Pour être honnête, il s'agit de ma première soirée à Versailles, je ne suis ici que depuis deux jours à peine, m'informe-t-il.

Évidemment, la Lorraine reste une principauté du Saint-Empire germanique, bien qu'enclavée dans le royaume de France. Il doit avoir davantage l'habitude de la Cour impériale d'Autriche.

— De même, et je dois dire que j'en reste éblouie.

— Nous sommes deux. Je crains hélas, que je ne sois ici que momentanément..

— Il s'agit d'un séjour pour affaires n'est-ce pas ? Même si les Trois-Évêchés sont sous domination française...

— Louis XIV semble déterminer quant à tout me prendre, dit-il d'un ton teinté d'ironie.

Cela est sans étonner personne.

— Une grande ambition, assurer l'hégémonie de la France, voilà qui caractérisent bien mon souverain.

— Allons-nous aborder le fait que l'on retrouve une représentation de sa personne dans chacune des salles de ce palais ?

Il me présente de sa main l'imposante statue du Roi sous les traits d'un général romain victorieux.

— Ahah, je crois qu'il s'agit pour nous de ne point oublier qui est le maître des lieux. Et avez-vous remarqué ? La Renommée et la Gloire ne sont jamais bien loin de lui.

— Pensez-vous que cela puisse être une stratégie destinée à recueillir de nouveaux alliés ? « Avec moi la victoire vous est assurée », prononce-t-il d'une voix grave et expressive.

Elle me provoque un petit rire.

— Ou au contraire, à impressionner ses ennemis, qui n'essaieront pas de le défier car, inférieurs.

Il opine en plissant les lèvres, et conclut :

— Je crois qu'il s'agit des deux à la fois. Cependant, malgré son air divin, supérieur au commun des mortels, il est très accessible, il est constamment au milieu de sa Cour. Et quiconque peut entrer à Versailles.

— Cela est bien vrai, confirmé-je.

— Contrairement à l'empereur... Qui ne reste entouré que du même cercle d'intime, même moi en tant que neveu, je ne puis l'approcher aisément.

— J'ignore si cela peut vous rassurer, mais nul besoin d'être empereur pour être impénétrable, mon oncle l'est aussi. Bien que je n'aie rien à lui reprocher.

— Oui, moi aussi, il a été un bon précepteur d'armes.

Nous avons fini de traverser le Salon de Diane où l'on joue au billard, nous entrons dans un salon plus grand, un rouge vif tapisse les murs, c'est d'ici que la musique émane. Il y a des tribunes pour les musiciens.

— Versailles vous émerveille Monsieur ?

— Disons que l'œil n'a pas lieu de s'ennuyer, plaisante-t-il, puis reprenant d'un ton empreint d'admiration : oui c'est magnifique.

J'observe un instant les quelques danseurs, rêveuse ; admire le plafond peint.

— Avez-vous pu tout visiter ?

— Je n'en ai guère eu le temps, les affaires m'ont bien occupé..., regrette-t-il. Mais du peu que j'en ai vu, les jardins m'ont l'air idéal pour flâner, et le domaine forestier pour une galopade.

J'opine imaginant aisément la chose :

— Je me joins tout à fait à votre sentiment.

— J'ai bien du mal à croire mon père lorsqu'il me conte qu'ici ce n'était qu'un modeste pavillon de chasse entouré d'un vaste marais.

— Certes, mais rappelez-vous, rien n'est impossible à mon souverain, même la nature se plie selon sa fantaisie, dis-je sur un ton ironique.

— Oh mais oui très certainement, pardonnez mon ignorance, murmure-t-il faussement touché, ayant posé une main sur son cœur.

J'acquiesce, ayant toujours ce sourire ineffaçable. Nous ne nous sommes arrêtés qu'un court instant de marcher, nous avançons dans l'enfilade. Nous sommes passés devant le salon des jeux, nous arrivons au Salon de la Guerre précédant la Grande Galerie.

C'est la nuit, le lustre et ses nombreuses chandelles éclairent d'une lumière tamisée, qui fait ressortir l'éclat des boiseries et trophées d'armes dorés – sans évoquer les portes de glaces.

Tout scintille, tout brille, tout reluit.

Une fois au centre, je tourne sur moi-même, contemplant le lieu.

— Vous dansez Monsieur ? osé-je lui demander.

Il s'approche de moi, et déclare :

— Je nécessite encore quelques séances d'entraînement pour pouvoir m'exposer aux regards de la Cour...

— Nous sommes deux. Mais ici, il semble n'y avoir personne d'autres que nous, souligné-je.

— Avouez qu'il s'agit uniquement pour vous de me retenir plus longtemps, chuchote-t-il en souriant, non pas un sourire orgueilleux, mais un sourire sincère et franc.

— La chose est probable, m'amusé-je à répondre.

Il tombe alors dans une révérence. J'agis de même.

Puis, de concert, nous dansons. C'est alors que me vient à l'esprit le conseil de Jules, qu'il faut que je sois accordée à mon partenaire.

Mes yeux se centrent sur les siens, détaillent son bleu azur ; nos sourires sont figés.

Je profite de chaque instant, je nous sens en parfaite harmonie, nous prenons même le loisir de s'éloigner des codes précis de la danse de Cour.

Je remarque même sa respiration, à laquelle je fixe la mienne.

Il n'y a que nous.

Je ressens quelque chose de profond, qui dépasse mon entendement, c'est un tel bien-être, un tel plaisir, un tel ravissement, que j'ai le cœur lourd de regret lorsque la danse prend fin.

— Vous dansez merveilleusement bien, me complimente-t-il, je ne peux que lui répondre que lui aussi.

— Êtes-vous aussi aimable avec toutes vos rencontres ?

Je pourrais lui poser la même question. J'allais lui répondre, bien qu'un peu gênée, que comme nous entrions dans le Salon d'Apollon, on vient l'interpeller. Aucun de nous ne désirons prendre congé de l'autre, mais nous nous en voyons contraints. On se contente d'inclinations de tête nerveuses.

C'est en m'éloignant de sa présence de quelques pas, que m'envahit alors un torrent de sentiments divers, mon cœur est battant, mes mains deviennent légèrement tremblantes, mes idées se confondent dans mon esprit.

Ne me suis-je pas comportée trop librement ?

Rapidement, je reviens à la réalité sous les exclamations des différents joueurs de cartes, j'y vois autant d'hommes que de femmes, et parmi eux, Constance et ses amies.

Il est bien vrai que je lui trouve un air effronté, elle n'hésite pas à jouer quelques milliers de livres ; le violine mis sur ses paupières fait ressortir le vert très clair de ses yeux, leur donnant une grande profondeur.

Soudain, je perçois mon meilleur ami, qui se précipite vers moi, embêté.

— Élie, oh comme je suis confus, ne retiens aucune parole prononcée par ce vil intrigant. Ce fut bien ardu de le faire prendre congé... Je t'ai laissée seule et..

— Je te remercie plutôt, il m'était fort.. désobligeant.

— Je te promets de rester à tes côtés toute la soirée, peu importe les on-dits.

J'acquiesce, réconfortée à cette idée.

— Étienne est bien proche de sa cousine, sans qu'on en dise quoi que ce soit, peut-être aurons-nous cette chance.

— Étienne dis-tu ?

— Oh oui, il faut que je te présente à mes autres amis.

Nous retrouvons donc son cercle de connaissances, qu'il me présente, je retrouve Louis-Alexandre de la veille. Toujours aussi empli de gaieté et d'agrément dans ses manières. Cependant, je le trouve bien enclin à juger les autres, parfois son avis s'impose à ses amis ; mais celui qui se joint bien volontiers à ses moqueries, c'est bien le dénommé Étienne.

J'ai droit à quelques paroles et regards charmeurs, que Jules déplore et tente de réprimer.

On rencontre du monde. Jules n'en finit plus de me présenter. Certaines femmes sont bien aimables, m'ayant même complimenté. Je pouvais toute en admirer l'apparence.

Je découvre mon meilleur ami sous ce jour où il brille, à l'aise, taquin, un brin galant, toujours prêt à faire rougir l'une d'elles.

On ne peut le trouver embarrassant, il est plaisant de gaieté, et de sympathie, sans parler de sa figure d'ange comme il adore la nommer.

Nous retrouvons son père, toujours d'une affabilité agréable.

— Bonsoir mes enfants, la soirée, délicieuse ?

— En tout point Monsieur, merci.

— Je suis bien aise de l'entendre. Je pars retrouver mon épouse puis nous irons souper et converser de tout cela plus amplement. Passez devant.

Je me doutais que le regard jugeur de sa mère allait me gêner, mais je tente de passer au-dessus, je me centre plutôt sur son frère aîné et son épouse, plus bienveillants.

J'ai la conversation facile avec sa belle-sœur, qui prend soudainement un visage plus grave :

— Élisabeth, je me permets de vous dire une chose.. Peut-être qu'en cette soirée on vous a paru bien cordial, mais sachez qu'ils le resteront uniquement à condition que vous ne les dérangiez pas outre mesure. Pardonnez-moi mais je me sentais le devoir de vous dire les choses telles qu'elles sont.

Je l'ai remerciée, me demandant si elle l'avait fait par pitié pour moi, peut-être lui parais-je trop innocente. Quoi qu'il en soit, je pense avoir saisi la chose.

Sa mère est restée muette, à la fin du repas, une fois que l'on commence à quitter la table, elle m'interpelle :

— Comment va-t-elle ?

Je comprends pertinemment qu'elle évoque ma mère. Je serre les lèvres avant de répondre.

— Du mieux qu'on puisse l'être dans le veuvage et la solitude.

Elle opine timidement, et garde le silence.

Son mari toujours aussi avenant me fait la conversation. J'apprends auprès de lui quelques autres détails de la Cour, concernant certaines habitudes ; il m'apprend également que le palais est encore en cours d'élargissement.

— Vous savez Mademoiselle, le Duc de Chevreuse a un aîné que l'on dit être honnête homme, il a achevé, comme Jules, sa formation aux affaires, je vous présenterai.

Oh je vois que l'heure est avancée, et je me dois d'être présent au coucher du Roi, sachez que de vous avoir reçu était une joie. Au plaisir Mademoiselle Élisabeth. Prenez soin de vous.

Il est d'une si grande amabilité. Je lui offre une révérence respectueuse et le remercie.

Ses mots concernant ce jeune homme me rappellent que je suis en âge de me marier. Je le sais bien. Voilà un sujet que j'ai toujours voulu écarter, ou reporter. Et puis, à combien s'élève ma dot ? Le gouverneur doit avoir encore l'image de mon père dans sa puissance en tête, les choses ont changé..

— Voir mon père sous ce jour est agréable, commente mon meilleur ami s'approchant de moi.

— N'oubliez pas, mon fils, que demain vous avez cours de formation militaire, commence sa mère de ce ton autoritaire naturel. N'y manquez pas. Et l'après-dîner sera à la chasse, votre présence là encore, est requise.

— Mère, j'apprécie votre geste, seulement.. Je ne suis plus un enfant, regrette Jules.

— Je me permets de vous le rappeler, mon cher, car je sais que vous pourriez avoir l'esprit occupé par d'autres sortes de pensées ces temps-ci.

Son regard supérieur et hautain, mon ami, piqué, il le soutient un instant, avant de déglutir baissant les yeux. Elle nous passe outre.

— Assurément elle me hait, me murmure-t-il. Je parlerais à mon maître de musique, sois-en assurée, puis... Que dis-tu de m'accompagner à mon cours militaire ? Que je te présente ainsi mes qualités ?

Il retrouve ce sourire satisfait.

— Avec grand plaisir !

Au moment de se séparer, après des formules de politesse, je franchis le pas de la porte que l'on m'en empêche :

— Élisabeth. Qu'aujourd'hui soit et reste une exception, parce que mon époux en a décidé ainsi. Vous avez bien saisi ce que je veux dire.

Parfaitement. Ma présence lui déplaît. Il est difficile d'acquiescer, je ressens comme un mal au cœur.

Je retrouve Mélanie à mes appartements, qui me submerge de questions, et semble déjà bien au fait des dernières nouvelles de la Cour, mais elle perçoit ma fatigue, et me laisse finalement assez rapidement.

Aux regards et propos galants, je suppose qu'il va falloir que je m'y habitue. Je ne suis plus ignorante, je ne peux plus passer outre le fait que je sois du sexe opposé.

Excepté avec Jules. Je crains d'ailleurs que celui-ci n'ait mis trop d'empressement lorsqu'il me présentait, on eût dit que nous étions amants.

Ce nouvel environnement est encore trop plein d'inconnu.

Cependant, j'ignore pourquoi, je trouve l'inconnu chez le Duc de Lorraine rassurant, je souris même à son visage doux, je réentends sa voix agréable mêlant douceur et gravité, et nous revois converser avec facilité. J'éprouve une certaine sympathie à son égard que je ne peux nier.

À peine éveillée, les premiers rayons du soleil faisant leur apparition, que me survient une idée folle.

Je me lève promptement, décidée.

— Mélanie ? Prépare-moi. Je sors.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top