Chapitre 30

[— Il me faut aller à la rencontre de Sa Majesté ! s'exclame-t-il. Attendez-moi. Je reviens.]

Un peu déconcertée, je l'observe s'éloigner, avant de regarder de nouveau cette toile éclairée par un chandelier. Mes yeux s'y attardent ; j'éprouve un tel respect, une telle reconnaissance. Il est dépeint en chef de guerre, son bâton de commandement à la main, il encore porte la moustache de ses jeunes années.

Vous me manquez, Sire. Peut-on avoir de tels sentiments pour son Roi ?

C'est pourtant la vérité. C'est ce que je disais au Marquis de Dangeau ce jour-là à Marly, je ressens qu'il m'offre un regard quasi paternel. Oui, je le sens là, en mon cœur, toute la bienveillance qu'il a eu à mon égard.

J'ai découvert Sire, vos sacrifices permanents, votre vie dédiée au public, vous obligeant à vous mouvoir auprès de cette compagnie hypocrite et flatteuse, vos insomnies, mais aussi vos fins sourires lorsqu'il s'agit de votre petit-fils, et encore plus quand il est question de musique...

J'exécute une révérence profonde et sincère devant ce portrait.

Soudain, Jérôme revient, carte en main, qu'il déroule sur l'imposante table en chêne.

— Et si je monnayais mon retour à une politique de neutralité, celle de mes prédécesseurs ? En échange disons... Voyez. Ce chemin-ci est le plus court et le plus sûr d'atteindre l'Alsace depuis sa position, et il est sur mes terres. Si je permets à ses armées de se ravitailler, d'emprunter cette voie, et que je reste neutre dans cette guerre européenne qui se prépare, se pourrait-il que... Je puisse redevenir pleinement souverain dans mon État ?

On s'échange des sourires de connivence, avant qu'il ne reprenne une mine plus songeuse.

— L'argument suffira-t-il seulement ? Il voudra certainement un moyen de s'assurer de ma loyauté et cette neutralité...

Il ne poursuit pas sa phrase mais je me doute que trop bien de la suite. Ma gorge se noue.

— ... Comme un mariage avec une Princesse française.

— Non, comment pourrais-je accepter que le Roi veuille faire de moi son gendre ou son neveu dans le seul but de mieux m'asservir ?

— Et si cela vous permet de sauver, vous et votre pays, de la guerre ?

Je n'entends pas sa réponse, je n'ai que ce mal-être dans ma poitrine. Je m'en veux terriblement tout à coup.

— Jérôme, je... Je suis désolée, balbutié-je, je regrette mes mots de la veille. Sous la pluie, j'ai été trop émotive, ne vous sentez pas obligé de tenir votre serment.

Pourquoi l'ai-je embrassé ? Pourquoi lui avoir fait jurer de ne pas se séparer de moi ? Si nous ne nous marions pas, c'est certain, nous ne pourrons pas rester amis. Cela ne nous ferait que du mal. Je respire de plus en plus difficilement, me contenant pour ne pas pleurer à nouveau, faible que je suis.

Je le sens désorienté, ses yeux s'écarquillent dans une sorte de peur ou de surprise, avant de froncer les sourcils. Aux domestiques et aux gardes devant les entrées, il ordonne :

— Sortez, tous. Immédiatement.

Tous s'exécutent. Je n'arrive pas à me retenir, j'ignore si cet épisode enfermé m'a rendu encore plus sensible qu'à l'accoutumée, mais je deviens pitoyable, je renifle, les yeux baissés. Je panique.

— Mais enfin, que dites-vous ? Elie, regardez-moi.

Je soutiens à grand-peine son regard. Il reprend :

— Ne pensez pas ainsi. Je trouverai un moyen. A dire vrai, j'ai bien une idée mais je ne suis encore sûr de rien, je ne préfère pas vous donner de faux espoirs...

Je l'interromps :

— Je l'ai toujours su, duc. Il n'est pas question d'engagement entre nous. Je ne suis pas digne de vous, et hier, je n'en avais pas la prétention par mes mots, ce n'était que mon cœur, non pas ma raison qui parlait. Ma dot n'égale en rien celle d'une Princesse, sans évoquer les intérêts diplomatiques qui vont avec...!

— Que m'importe votre dot et votre rang, Elie ? Est-ce qu'un statut et quelques écus achètent le courage que vous m'insufflez ? L'amour, la tendresse, le respect que j'ai pour vous ? L'argent permet-il d'effacer nos souvenirs ensemble, nos confidences mutuelles ? Écoutez-moi, que ce soit dans un mois, un an, ou dix ans, je vous épouserai.

Il s'emporte :

— Comment pourrais-je supporter que la mère de mes enfants ne soit pas celle que j'aime et que j'estime !

Je reste suspendue à ses lèvres, comme sonnée, sa voix forte résonne encore en mon esprit. Je ne comprends pas.

— Etait-ce toujours ainsi ? Etait-ce votre intention depuis le début ? Ne suis-je pas qu'une amie, un amour de jeunesse, une aventure au plus ?

— Je.. Non ! Elisabeth. Excusez-moi, c'est par là que j'aurais dû commencer. Accepteriez-vous de devenir ma femme ? Je ne veux rien vous imposer, je refuse que mes sentiments et mes intentions vous soient un fardeau.

Il commence à incliner son buste avec respect que je le retiens.

— Que dites-vous ? N'est-ce pas moi qui vous ai supplié de me jurer de rester à mes côtés ? Rien ne me rendrait plus heureuse que de vous avoir pour époux, duc. Je vous demande pardon, de ne pas avoir perçu vos intentions plus tôt, de ne pas avoir réalisé la profondeur de vos sentiments pour moi... Pendant que vous vous offriez tout entier à moi, ne passai-je pas tout mon temps avec Jules, connu pour sa galanterie, ou encore avec Son Altesse le duc de Bourgogne ?

Comme m'aimer a dû le faire souffrir. Il ne disait rien, mais désormais j'en suis certaine.

Tout à coup, je me réentends dire à Jules que j'épouserai son cousin. Ces mots s'abattent sur moi, à m'en faire tituber.

— Jérôme... J'y étais prête. J'ai envisagé d'en épouser un autre que vous. J'ai si honte.

Je fonds en larmes, pendant que son bras m'entoure, et me serre contre lui. Je sanglote contre son torse.

— Ne le soyez pas. Nous savions seulement que nous nous aimions, aucun serment ne nous liait. Nous avons plongé dans l'inconnu ensemble. Vous ignoriez mes intentions, et moi-même j'ignore quand exactement j'ai acquis la ferme conviction de vous épouser.

Il finit par un murmure :

— Vous n'avez pas de comptes à me rendre, Elie.

Ses mots sonnent si doux et cruels à la fois à mes oreilles. Je resserre notre étreinte, étirant un sourire qui contraste avec mes yeux rougis.

— Je prendrai soin de vous. Je saurai me montrer digne de vous, dis-je, m'écartant un peu de sorte à voir son visage.

Il me rend mon sourire. Une larme a coulé sur sa joue. De mon pouce, je viens l'essuyer. Il se saisit de ma main, et l'apporte à ses lèvres pour y déposer un long baiser, sa barbe de trois jours me chatouillant un peu, me décrochant un petit rire. Puis, il me ramène à nouveau contre lui :

— Pouvons-nous rester encore un moment ainsi ?

***

Depuis que nous nous sommes promis le mariage, les jours s'écoulent dans une douceur et une langueur propres à consoler toutes les peines, mais chaque jour qui passe signifie que je m'approche un peu plus du Roi et de la Cour en campagne. De nouvelles questions me tourmentent l'esprit, toute la Cour a-t-elle cru Jules concernant mon départ et l'état de santé de ma mère ? Quel accueil va-t-on me réserver ? J'aurai bientôt un début de réponses.

Nous y voilà. Notre première séparation depuis nos retrouvailles à Tournai, où j'avais été amenée de force. Nos chemins se séparent, après un long voyage qui nous est apparu n'être qu'un intermède enchanté. Jérôme rentre en Lorraine qui est toute proche, il doit inspecter la faisabilité de son plan et convaincre ses vassaux qu'il a prévenus de son retour, avant de me retrouver, pour cette fois-ci, convaincre le Roi. Et puis, avant cela, ne m'a-t-il pas promis une visite de son palais ducal de Nancy ? Je lui fais entièrement confiance. Nous nous reverrons très vite.

Il embrasse longuement ma main, je retiens une larme de perler, et c'est ainsi qu'il me quitte et monte dans une berline décorée de ses armoiries, jaune avec une bande rouge décorée de trois petits aigles blanc.

Un membre de ma garde, son chef, le voyant s'éloigner, déclare :

— Un brave homme. C'était un honneur que de servir à ses côtés.

J'étire un léger sourire à ses mots.

— Bien, Mademoiselle, allons-y.

Lorsque la Cour se déplace ainsi en suivant les troupes, généralement toute la ville est réquisitionnée pour la loger. Comprenant que nous arrivons, je hèle le cocher et les deux gardes à ses côtés :

— Dites-moi, vous vous rendez au logis qu'on a attribué à mon oncle, M. le marquis, c'est cela ?

— Oui, Mademoiselle. Ils ont été prévenus de votre arrivée.

On entre dans une ville fortifiée, nous sommes en fin d'après-midi. Les rues abondent de calèches, berlines et de carrosses, les marquises sont aux bras de leurs maris, ces marquises aux robes si richement brodés, ces robes qu'elles ne mettent jamais plus d'une fois. J'avais oublié. Si je m'étais vêtue de la même manière qu'elle, ce n'était pas pour apparaître plus riche que je ne l'étais, ni pour paraître prétentieuse, mais bien pour éviter de leur donner une raison de se moquer de moi, et de me regarder avec condescendance.

Ma toilette du jour et ma parure semblent bien pâles et indignes de la plus grande Cour d'Europe. Si je dois comparaître devant Sa Majesté, je vais devoir me changer. Je m'enfonce sur ma banquette, essayant de me cacher aux regards des passants.

Soudain, on s'arrête, je descends, je ne prête pas attention à la façade du bâtiment, ni aux murmures qui montent : on m'a reconnu.

Les portes s'ouvrent, et une figure familière surgit.

J'oublie tout une fois dans ces bras, les bras apaisants et chaleureux de ma plus fidèle femme de chambre, Mélanie. Je l'entends qui sanglote à grosses larmes.

— Mademoiselle ! Oh, j'ai eu si peur pour vous. Si vous saviez comme je me suis fait du soucis. Sans Monsieur Jules, je serais déjà morte d'inquiétude.

— Mélanie, je t'en prie, ne dis pas de telles choses. Je suis là, et en parfaite santé. Allons, c'est fini, essayé-je de la réconforter. Toi aussi, tu m'as manqué.

— Bien sûr que je vous ai manqué, que savez-vous faire sans moi, Mademoiselle, qui d'autres que moi vous pare à la perfection comme je le fais ? dit-elle, pleurant toujours, n'ayant rien perdu de son caractère modeste.

— Tu as raison, tu m'es indispensable.

Elle essuie grossièrement ses chaudes larmes, et range son mouchoir dans son tablier.

— Pour ce soir, je vais vous préparer le meilleur des soupers ! Uniquement mes spécialités !

Elle me quitte précipitamment, marchant d'un air déterminé, tout en essayant de dompter ses épais cheveux roux pour les attacher. Certainement, elle m'avait manqué.

Assistant muettement à ce pitoyable spectacle, mon oncle est là, debout, avec prestance habituelle, la tête haute comme l'est sa perruque du jour.

— Ma nièce, me salue-t-il.

— Mon oncle.

— Je suis bien content que vous soyez de nouveau parmi nous, Elisabeth.

— Merci.

Il me tend gracieusement sa main. A-t-il déjà été aussi aimable ? La dernière fois qu'il a agi de la sorte, il venait de négocier pour moi des promesses de mariages avantageuses.

— Bien. Comme vous pouvez le voir, c'est ici que nous logeons, soit à deux pas de celui de Sa Majesté et de La Maintenon. Un grand honneur n'est-ce pas ? Oh, et je vois que vous étiez sous bonne escorte.

Il doit faire mention des deux gardes royaux à l'entrée. Je prends du courage et parle sans détours :

— Mon oncle, je souhaiterais examiner nos livres de compte afin de mesurer par moi-même le montant exact de nos dettes, et celui du legs illégalement transmis à Jules.

Il passe une main dans sa barbe de bouc brune, et esquisse un léger sourire troublant.

— J'attendais ce moment. M. Le Gouverneur de Luynes m'a fait part de vos talents de secrétaire comptable, je me demandais quand est-ce que vous viendriez me faire cette requête.

D'un signe de la main, il m'invite à le suivre, nous montons à l'étage et arrivons dans ce qui doit être son cabinet de travail. Il est d'humeur bavarde, puisque pendant qu'il cherche lesdits livrets, il poursuit :

— Je comprends que vous puissiez douter de moi. Sachez seulement que je ne vous aurais jamais caché la véritable nature de votre père. C'est votre mère qui le refusait. Je crois qu'elle ne voulait pas entacher l'image dorée que vous aviez de lui, puisqu'elle aussi, un jour, elle était comme cela. Si vous aviez pu voir le jour de ses noces, avec quelle tendresse elle couvait des yeux ce Charles-Henri... Je m'égare. Voici, vous verrez que tout y est en ordre.

J'ignore pourquoi est-ce que c'est encore si douloureux, je devrais déjà avoir digéré la nouvelle, mais à l'entente de son seul prénom, on me pince le cœur. Je prends les papiers qu'il me tend, et que je déploie sur son bureau. Dans de belles colonnes bien droites apparaissent les chiffres exacts ordonnés selon les mois et les années. Au fil des pages se dévoilent les dettes de jeux, les prêts contractés pour rembourser ces mêmes dettes, et nos dépenses ordinaires qui, depuis sa mort, ne cessent de diminuer. Je dois avouer que je n'imaginais pas de tels montants. Ils me donnent la migraine. 

— Puis-je vous les emprunter pour les étudier plus à mon aise ?

— Faites. À ce propos, vous savez que le nom et les terres du Comté de Lisière vont revenir à votre petit cousin, n'est-ce pas ? C'est touchant que vous vous préoccupiez de la succession et de sa future tâche.

— Mon petit cousin ?

— Mais oui, le petit-fils de votre grand-oncle. Il va bientôt atteindre la majorité. Il faudra que je vous présente.

C'est donc à cet inconnu que vont revenir le titre de Comte et nos terres... Je le savais à dire vrai, j'ai le souvenir d'avoir entendu le nom de ce cousin au détour d'une discussion d'importance, pourtant cette idée m'attriste. Cela me rappelle qu'il n'a pas eu de fils légitime pour perpétuer son nom, ce qui m'a toujours chagriné, et penser maintenant que c'est Jules qui aurait pu hériter de tout cela...

— Bien. Et dites-moi, quelles nouvelles concernant ma mère ?

— Elle nous rejoindra plus tard. Ne vous en faites pas à ce sujet, je m'en suis occupé. Elle ignore tout de votre... disparition. Maintenant, vous m'excuserez mais j'ai à faire. Vous n'oublierez pas de me les rapporter. Vos appartements sont à votre gauche, un peu plus loin, si vous voulez vous reposer.

Il s'installe derrière son imposant bureau noir aux détails dorés, et commence la lecture de papiers qui y trainaient. Je m'incline poliment, avant de le laisser à ses affaires.

Je vais donc à ma chambre où je découvre qu'on s'occupe à refaire mon lit. A ma vue, on m'accueille chaleureusement, et on m'apporte même une collation sur un plateau.

— Bienvenue Mademoiselle ! me saluent-ils en cœur.

Voir chacun de ses gens qui m'ont accompagné à Versailles, ceux qui se sont ajoutés au fur et à mesure de mon ascension à la Cour, ces visages familiers sont réconfortants, mais aussi me rappellent mon rang. Je ne suis pas marquise, mais je loge chez un marquis, et mon père reste un comte.

— C'est un bonheur partagé que de tous vous retrouver.

— Le voyage a dû être éprouvant, on vous laisse vous reposer, Mademoiselle.

Ils n'ont pas tort. Je m'allonge toute habillée sur le lit, savourant un instant le calme et la douceur des draps, loin de l'inconfortable calèche. Je profite d'une soirée et d'une nuit tout aussi calme, j'en ai cruellement besoin pour ce qui va suivre.

Aux aurores, à peine réveillée, que je préviens Mélanie : je dois être éblouissante aujourd'hui.

Me voici entre leurs mains expertes : on arrange et magnifie mes robes avec des ornements, on me coiffe, ajuste mes boucles, puis on me maquille, et après la poudre, on ajoute la mouche, enfin, un peu de rosé sur les lèvres, et me voilà prête.

— Mademoiselle, j'ignore quoi, mais dans ce que vous dégagez, quelque chose semble avoir changé, remarque mon amie. Vous êtes plus posée.

Pour affronter la Cour, je dois savoir à quoi m'en tenir, que dit-on de moi, et qui puis-je compter parmi mes alliés ? Alliés, et pas amis, je l'ai compris. Je ne connais qu'une seule personne capable de me renseigner sur tout cela avec franchise.

Je me saisis d'une plume pour griffonner deux lignes.

— Envoyez ce billet à Constance d'Aumont, par lequel je la préviens de mon arrivée, je m'en vais de suite l'entretenir.

Constance a toujours affiché sans honte aucune devant moi toute son hypocrisie, ce qui signifie aussi d'une certaine manière qu'elle me fait confiance et se montre honnête. C'est vrai, que ferait-elle si je rapportais aux concernés tout le bien qu'elle pense véritablement d'eux ? Je l'ai fait avec Laure, que j'ai averti, et elle ne m'en a pas tenu rigueur, mais pour les autres je reconnais que je suis restée muette.

— Vous faites bien Mademoiselle, ne vous laisser plus marcher sur les pieds ! m'encourage Mélanie.

Sans surprise pour une famille de Duc, j'apprends qu'elle est logée tout près d'ici. À peine mon billet lu, qu'elle m'accueille avec ses parents dans son antichambre. À ma vue, elle étire de ses lèvres carmin un de ses sourires satisfaits.

— Elisabeth, bonjour. Pardon, Comtesse, bonjour. La rumeur disait donc vraie, vous êtes de retour parmi nous. 

Après quelques politesses échangées avec le duc et la duchesse, une fois seules, elle reprend : 

— Vous êtes fort belle. Laissez-moi donc vous inviter à entrer, et à vous joindre à moi pour un thé.

Elle est, comme à l'accoutumée, savamment coiffée et maquillée. Chacun de ses bijoux et ornements ont été choisis avec minutie pour leur richesse et leur harmonie, offrant un ensemble à la fois distingué et attirant, avec ce petit quelque chose d'insolent qui lui correspond.

— Volontiers, Mademoiselle d'Aumont. Comment vous portez-vous ?

On s'assoit confortablement sur deux fauteuils, pendant qu'on apporte un service à thé.

— Ma foi, pas fort, mais je m'accroche à un petit stratagème que je suis en train d'élaborer. Mais n'est-ce pas à moi de vous poser la question ? Qu'en est-il de Madame la comtesse, votre mère ? fait-elle, aimable, portant la tasse à ses lèvres avec élégance.

Sait-elle qu'il n'en est rien ?

— A votre avis ?

— Bien mieux, sinon vous ne seriez pas là. Je dois avouer que le temps est bien méchant, les températures refroidissent. Je suis bien aise qu'elle soit rétablie. 

J'ignore si elle en est réellement bien aise, mais je sais maintenant qu'elle y croit, et avec elle, sûrement toute la Cour. Sans transition et sans ambages, je lui intime : 

— Dites-moi tout, Constance. Dites-moi ce qu'on pense de moi, tout ce qui me concerne, sans rien omettre.

Cette demande semble l'amuser, elle soutient mon regard froid et impassible quand le sien s'illumine - elle attendait cela depuis longtemps. Elle passe une de ses mèches brunes bouclées derrière son oreille, et commence : 

— Eh bien, on ne dit qu'une chose, que derrière votre apparent sourire chaleureux, vous pouvez tenir des propos glaçants, et que vous traitez ainsi tous les hommes qui s'approchent de vous. Il faut le dire, le vicomte de Noailles est loin d'y être étranger même s'il n'est pas le seul, je me souviens encore de la manière dont vous l'avez traité, d'ailleurs, lui comme moi, nous le racontons à l'envi. Nous discutons comme deux êtres doués de parole, oui, c'est bien ainsi que vous lui avez répondu ! Croyez-moi il n'avait jamais eu affaire à tant de rudesse de la part d'une jeune fille.

Si j'avais su plus tôt qu'il me fallait n'en rejeter qu'un seul pour changer le regard que l'on porte sur moi...

— Non, reprend-elle, votre réputation n'est plus aussi entachée qu'elle l'était. On s'est rendu à l'évidence, Son Altesse Royale le Duc de Bourgogne est encore fort jeune. Il ne vous intéresse pas, l'inverse en revanche, je ne dis pas. Jules et vous, n'êtes définitivement pas des amants, ses fiançailles officielles avec la fille du marquis de Beaujeu, et des propos qui courent qu'il vous aurait désignée comme étant « de sa propre chair » les ont enterrés. Que vous seriez une nouvelle maîtresse du Roi, peu ose le déclamer ouvertement, il ne vous traite pas comme il a traité les précédentes. Non, La Maintenon reste la Maintenant. Bien que certains restent fermement convaincus que vous partagiez son lit. Non, pour le plus grand nombre, vous êtes l'héroïne d'une tragédie, on s'émeut ou faisons mine de nous émouvoir, de votre amour à sens unique pour le Duc de Lorraine. La comtesse orpheline éprise du neveu de Sa Majesté impériale, la Française et l'Autrichien, qu'en dites-vous ?

Elle ose rire, d'un rire aigu et strident. J'ai un goût affreusement amer dans la gorge.

— Si vous l'épousiez, imaginer quelle fin magistrale ce serait. Oui, ce serait une fin digne d'un roman.

— Digne d'un roman, en effet... Je vous remercie de votre honnêteté, Constance.

Elle hausse un sourcil, songeuse ; il semble qu'il y ait un point qu'elle n'a pas encore osé aborder.

— Vous m'avez dit sans rien omettre. Eh bien, quelques-uns ont encore, parmi les plus hautes sphères, pu vous soupçonner de traîtrise et d'intelligence avec nos futurs ennemis - il est possible que j'aie écouté aux portes de mon père, et comme vous le savez, Louvois est mon oncle. Monseigneur, citant Sa Majesté elle-même, serait intervenu de même que le Duc de Luynes ou le marquis de Dangeau pour gager de votre probité. Ces soupçons se sont donc évanouis le jour même où ils apparurent.

— M. Louvois est votre oncle ? reprends-je.

— Mais oui, mon oncle maternel. Qui l'ignore ?

Il faudrait certainement que je le prévienne et l'entretienne de ce que j'ai vu, Louis-Alexandre s'amusant à monnayer la place qu'il souhaitait pour son neveu.

— Me serait-il possible d'obtenir une entrevue avec lui ?

— Qu'avez-vous à dire au secrétaire d'État à la guerre ? Mais soit, vous connaissant, vous ne me demanderiez pas cela à la légère, d'autant plus que c'est la première fois que vous me demandez quelque chose.

— Je vous remercie.

J'apporte enfin à mes lèvres le breuvage encore chaud, savourant ses arômes exotiques.

Constance, qui est-elle ? J'admets que si je dois bien lui être reconnaissante d'une chose, c'est de ne jamais m'avoir laissé toute seule à la Cour, et qu'à ses côtés au moins, on se retenait de prononcer mon nom. Elle nous faisait volontiers passer pour amies, et alors on se taisait, son titre et son statut faisaient le reste. Je comprends désormais qu'en affichant notre amitié, elle voulait montrer qu'elle ne me considérait pas comme sa rivale, et que Jules lui était tout acquis.

— Oui, je vous remercie. Je voudrais souligner votre présence constante à mes côtés. Certes, comme tous et toutes, vous m'avez cru ambitieuse, mais vous êtes à mes côtés depuis mon entrée à la Cour. J'ignore quels liens ou quelle relation nous entretenons, mais je tenais à vous en savoir gré. Par ailleurs, ce thé est savoureux, vous avez bon goût.

Elle reste un peu surprise devant mon discours, et se contente d'un léger hochement de tête. J'ai réussi l'exploit de la rendre muette. Elle finit sa tasse sans mot dire.

— Oh, Elisabeth, m'interpelle-t-elle soudain, pendant que j'y pense, vendredi le duc de la Feuillade organise un petit bal, venez-y donc pour marquer votre retour parmi la Cour.

— Oui, c'est d'accord.

***

Je descends dans la rue, quittant la famille d'Aumont, qu'une calèche aux armoiries royales s'arrêtent devant moi. Je l'attendais.

— Je vous conduis à Sa Majesté, Mademoiselle la Comtesse.

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