Chapitre 28

J'entrouvre les paupières. Je sens sa respiration sur ma peau. Il est là, toujours assis sur le fauteuil, mais la tête dans ses bras, sur le bord de mon lit, assoupi, les cheveux cachant son visage. Ma main est toujours dans la sienne. Je savoure cette tranquillité.

— Vous m'avez terriblement manqué, Comtesse, murmure-t-il soudain.

— Vous aussi...

Il ouvre les yeux, ses yeux de ce doux bleu.

— Avez-vous bien dormi ?

— Oui, grâce à vous.

Nous restons un moment ainsi. C'est amusant, j'aurais pensé que nous aurions mille choses à nous raconter si nous nous revoyions, mais nous restons dans cet agréable silence, à nous regarder, jusqu'à ce qu'il se décide et se redresse lentement, séparant nos doigts.

Nous avons dû nous réveiller fort tard, le soleil est à son zénith.

— Je vais prévenir votre ami de ce que vous êtes réveillée.

Un dernier regard, puis il revient avec Jules, qui se précipite à mon chevet.

— Elie, comment te sens-tu ? Te penses-tu capable de te lever ? Et ta cheville, te fait-elle toujours mal ?

— Je me sens beaucoup mieux, n'aie d'inquiétude.

En témoignage de ma bonne foi, je me redresse et m'apprête à me lever. Il me retient.

— Je vais appeler quelqu'un pour t'aider à te vêtir. Je suis désolé Elie, nous n'avons pas pu emporter beaucoup d'affaires avec nous, j'ai essayé de choisir des robes selon ce que tu avais l'habitude de porter...

D'une main, il me présente une malle. En effet, je ne suis pas vêtue de manière décente pour leur faire face. Ils me quittent en même temps qu'entrent deux jeunes filles.

Je me lève pour ouvrir la malle, et y découvre mes plus beaux ensembles. Ils ne me paraissent soudain pas si différents de cette robe que je dus mettre devant les deux étrangers, exposant une richesse que je n'ai pas - à me provoquer du dégoût.

Le Roi en faisant de moi sa musicienne m'avait offert de multiples robes sophistiquées, et je dois avouer que parmi la Cour et ces marquises somptueusement parées, je ne voulais pas me démarquer, mais...

Tout au fond, je trouve cette robe lilas aux détails de dentelle blanche, celle que Jérôme avait complimentée, la plus simple mais aussi la plus élégante de toutes.

— Mettons celle-ci !

Les femmes de chambre m'aident aussi à me coiffer, de manière simple, avec quelques perles. Elles sont aussi contentes que moi du résultat.

Ainsi apprêtée, je décide de retrouver mon duc qui doit être dans la chambre d'à côté - ma cheville me fait un peu mal, mais cela est supportable. Je me sens encore assez faible, comme si, si je me mettais à courir, je ferais de nouveau un malaise.

Il s'est changé lui aussi, il a quitté sa simple chemise pour arborer une tenue qui sied à son rang : un bleu profond côtoie le rouge vif, agrémenté de broderies dorées.

Je le trouve penché sur un billet, la mine soucieuse, où ne figurent que deux phrases écrites dans une langue qui m'est étrangère. Serait-ce de l'allemand ?

— Oh, Elisabeth. Je suis heureux de vous voir sur pieds. Vous êtes superbe.

Ses yeux brillent d'une telle façon que je sais qu'il la reconnut.

— Cette couleur violette se marie toujours aussi bien avec vos yeux noisette.

— Merci. Et qu'est-ce ? Serait-ce un mot du Fürst ?

Il détourne une seconde la tête, réprimant un sourire béat.

— L'aurais-je mal prononcé ?

— Du tout, c'est seulement la première fois que je vous entends prononcer un mot allemand. Vous avez raison, il s'agit du Prince électeur de Saxe qui a longtemps été promis à ma sœur cadette, on le considère depuis comme un membre de la famille. Un belliciste prétentieux, qui veut sans cesse prouver sa valeur. Il m'envoie cette charmante missive où il me qualifie de lâche et...

Il fronce les sourcils.

— L'auriez-vous rencontré ? me demande-t-il, plutôt sèchement.

— Oui... Louis-Alexandre m'a présenté et demandé de lui jouer de la harpe.

Je lui tais le moment où il s'est ri de moi. Il en paraît agacé.

— Elisabeth, je suis navré. Il va falloir que je m'absente. Il faut que je le retrouve pour mettre les choses au clair.

— Vous n'avez pas trahi l'empereur par ma faute, n'est-ce pas ? osé-je.

— Nullement, si c'est lui qui vous a dit cela, ce n'est que pures sottises.

Je hoche la tête, pendant qu'il rassemble ses papiers.

— Vous aussi, vous êtes Fürst ?

— Eh bien oui, officiellement on peut m'appeler Fürst, mais cela correspond plutôt à Prince en français. Pour être plus précis, le duc c'est Herzog, et duc de Lorraine : Herzog von Lothringen..., sa voix se brise.

Un malaise alourdit l'air, comme si un mur, une frontière venait de se créer et de nous séparer. Il s'empresse d'ajuster sa perruque, il resserre sa cravate de dentelles, enfile son épais chapeau, tout cela un peu maladroitement, et me quitte, fuyant mon regard.

— Bien... Je préviens votre ami, et reviens très vite. A de suite.

Je remarque qu'il a laissé sa malle et quelques affaires. Bêtement, cela me rassure.

Je vais à ma chambre, où de mes fenêtres, je peux le voir monter sur son cheval et partir. Nos séparations me sont de moins en moins supportables. Tant que j'en deviens sotte. Comme s'il était devenu mon seul pilier sur lequel m'appuyer dans ce flot de violence et de trahisons.

Je n'ai que peu quitté des yeux la fenêtre. J'ai les pensées brouillonnes, je regarde sans vraiment regarder la place du village qui s'anime.

Je l'attends.

Jules est passé me voir prendre des nouvelles, je suis restée muette, les yeux toujours rivés sur l'extérieur.

Le ciel s'est assombri.

On frappe à la porte. Le sous-lieutenant de Jules ? Il semble embêté. Il s'incline poliment.

— Mademoiselle... Je vous en prie.

Quelque chose de grave serait arrivé ? Il se mord la lèvre, et prononce tout bas :

— Le lieutenant commence à boire et, au vu de son état... J'ai pensé que vous seule pouviez le raisonner.

Jules, boire ? Ainsi, en plein jour ?

— Où est-il ? Menez-y-moi.

Je fulmine, un mélange de colère, mais aussi de déception qui me prend la gorge. J'oublie tout de ma condition physique, bien décidée à lui faire face. Je repoussais ce moment, et veux encore le repousser, mais il faut que je trouve encore au fond de moi suffisamment de force. Il faut que je le confronte. Qui sait ? Tout n'est que malentendu. Louis-Alexandre aurait pu tout inventer sur son compte.

Il est là, au bar, l'air absent, chope de bière en main, qu'il achève d'une traite sous mes yeux effarés. Il est seul au comptoir, d'un calme qui détonne de celui de ses hommes qui s'agitent sur les tables en face.

— Un autre, réclame-t-il.

— Ahah, on peut donc être grand seigneur mais boire comme un soldat ! se rit-on. D'un seul coup mon lieutenant ! Et à la vôtre !

On l'encourage, en plus !

— Jules ! l'interpelé-je. Qu'est-ce que cela signifie ?

Tous les regards se tournent vers moi, puis le sien. Surprise et stupeur, je découvre ses yeux rougis et gonflés. Mon frère est défiguré par la fatigue. Je ne l'avais pas remarqué quand il est venu tout à l'heure, à dire vrai je ne l'avais pas même regardé...

— Ah, voici la demoiselle pour qui nous sommes venus ! me salue-t-on.

— Elle est plutôt jolie fille, non ? Si vous voyez ce que je veux dire..., murmure une grosse voix sous des rires étouffés, plein de sous-entendus indécents.

Jules se lève dans un bond, et se saisit brusquement du col de l'homme en question.

— Que dis-tu à propos de la Comtesse ? hurle-t-il. Comment oses-tu ? Répète un peu.

Il le frappe de son poing droit, faisant saigner la bouche du concerné.

J'ai peur, Jules.

Tu m'effraies.

Il allait y revenir, fou de rage, que je hurle :

— Jules ! Je t'en prie !

Il le lâche tout aussi brusquement qu'il s'était emparé de lui.

Ses yeux verts dans les miens, ils s'embuent.

Je détourne le regard, serrant les poings, et tourne les talons à la scène. Je monte à l'étage, vers les chambres, dans un silence lourd de sens.

Les mains sur mon visage, je prends une grande inspiration pour empêcher mes larmes de couler. Louis-Alexandre ne mentait pas. Je crois chacune de ses paroles.

— Elie...

Je l'entends qui s'approche maladroitement, titubant.

— Je t'en prie, Elie, regarde-moi. Je n'ai pas fermé l'œil de la nuit, je ne cesse d'imaginer ce que Louis-Alex' a pu te faire subir...! Je suis terriblement inquiet. Depuis que tu as disparu, il n'y a pas une seule nuit où je pus dormir et...

Je serre les dents.

— Je vois bien que tu me fuis des yeux, reprend-il, qu'au mieux tu me méprises, qu'au pire tu me hais ! oui, tu as la même expression sur ton visage que celle de ma mère, et cela... Cela m'est intolérable. J'étouffe Elie. Ma mère peut me détester, mais pas toi. Cela m'est que trop insupportable... Pas toi, je t'en prie. Dis-moi tout. Tu m'en veux de ne pas avoir été là..? Oui, si tu savais comme je me sens coupable !

Il se saisit de mon poignet, pour m'obliger à lui faire face, et cesser de lui tourner le dos.

— Je lui ferai payer de ma lame, je me vengerai de ce qu'il t'a fait ! crie-t-il.

Il empeste l'alcool.

Mes yeux dans les siens, je prononce, d'un ton sec et froid que je ne me connaissais pas :

— Tu ferais encore couler du sang, Jules ?

Les traits de son visage se détendent, ses yeux s'écarquillent, il pâlit, la main sur son épée.

— Je..., sa voix se brise.

Pourquoi n'est-il pas en train de me crier que tout cela n'est qu'un énième mensonge du Prince ? Pourquoi fuit-il mon regard comme s'il avait quelque chose à se reprocher ? Pourquoi donc !

— Alors, tout est vrai..? Les duels, les fêtes et les amours payés, les..., bégayé-je. Oh, je comprends mieux désormais la réaction impitoyable du frère de Laure !

Je ricane, en même temps que des larmes me montent.

— Qui es-tu Jules Ambroise Romain d'Albert de Luynes ?

Je m'emporte :

— Sais-tu ce que cela fait, lorsque tu crois connaître dans les moindres détails quelqu'un, et qu'en réalité...? Pour qui suis-je passée aux yeux de Louis-Alexandre ? Je lui ai défendu ta probité et tes principes sous son rire moqueur ! Sais-tu, Jules, ce que l'on ressent lorsque l'on apprend de telles choses de la bouche d'un autre, surtout quand la personne concernée est censée être ton ami le plus intime ?

Je reprends, ironique et acerbe :

— Oh, et puis, non, tu ne m'as rien caché, n'est-ce pas, tu m'as bien dit que tu connaissais la princesse hollandaise, que tu avais déjà eu recours à la vente d'information et que...! De quoi suis-je en train de me plaindre ? Pourtant, pourquoi je me sens trahie ? Pourquoi ai-je si mal au cœur ?

— J'ai honte. Pardon..., bredouille-t-il. Pardon, Elie.

— Mais alors que faisais-tu lorsque nous prétendument enquêtions ? Que cherchais-tu puisque tu savais tout ? Tu faisais en sorte de tout me cacher et de me tromper ?

— Je... Non ! Je pensais découvrir autre chose, je craignais qu'il ne soit impliqué dans un complot de grande envergure ou...

Je reste silencieuse. J'attends qu'il s'ouvre, qu'il me dise tout, qu'il m'explique les raisons qui l'ont poussé à agir de la sorte . Mais non, il reste planté là, pitoyablement.

Je ne supporte plus cette vue. Je m'apprête à quitter la pièce, prise de migraine. Je prends une voix plus douce :

— Allonge-toi, tu as besoin de te reposer, et... de dessouler un peu.

En fermant la porte, j'ai un goût affreusement amer dans la bouche. J'ai l'estomac noué.

Je n'avais plus crié ainsi sur Jules depuis mes douze ans et qu'il s'amusait à me cacher mes précieuses partitions.

— Elisabeth ?

Jérôme est de retour ? Je me force à sourire.

— Pardonnez-moi, cela a pris plus de temps que prévu. Comment vous sentez-vous ? Pour me faire pardonner, en passant, je vous ai trouvé ceci...

Il sort de sa poche un linge blanc, qu'il ouvre pour me laisser entrevoir des pâtes de fruits à l'orange, mes préférées. Malheureusement, je me sens incapable d'avaler quoi que ce soit.

— Merci, duc, vos attentions me touchent.

Il doit percevoir ma gêne, il m'interroge du regard.

— Vous n'avez pas faim peut-être, je...

Je l'interromps, pour les lui prendre des mains :

— Si ! Je vais les savourer, je vous remercie. Ne restons pas dans le couloir. M. de Luynes a besoin de se reposer.

— Je comprends, il est vrai que votre frère n'a que très peu dormi ces derniers temps.

Je me fige une fois dans ma chambre.

Mon frère ? Ne l'a-t-il pas appelé ainsi hier soir également ? Serait-il au courant de tout ?

— Jérôme... Vous... Vous savez pour mon père ?

— J'en suis navré. Vous avez dû être terriblement déçue. Apprendre cela, et se faire enlever le lendemain, je n'imagine pas à quel point vos pensées devaient être sombres, seule, enfermée dans ce château.

Je serre la mâchoire à nouveau pour contenir des larmes qui n'ont que trop été versées. Je tiens debout avec difficulté. Je ne veux plus apparaître une fois de plus faible et misérable devant lui, lui que je voulais tant revoir, et ce, sous mon meilleur jour... J'avale une friandise, laissant fondre ce goût sucré acidulé dans ma bouche. Malgré moi, une larme coule.

— Cela peut vous sembler éhonté après avoir été absent et vous avoir traité de cette manière, mais j'aimerais que vous sachiez que n'êtes pas obligée de paraître forte devant moi. Que vous lui en voulez, que vous le détestez, à combien vous vous sentez trahie, vous pouvez tout me dire.

Il a cette voix douce et grave à la fois.

— Je veux rentrer Jérôme. Rentrer chez moi. Revenir dans le passé, et retrouver ma famille unie. Je veux retrouver mon moi innocente et ignorante... Tout oublier, afin de pouvoir regarder avec un peu de joie mes souvenirs. Seulement c'est impossible, n'est-ce pas...?

— Je suis navré...

Il est embêté, et ne sait quoi dire, mais sa présence seule m'aide.

Je m'assois sur le lit, il me rejoint et me tend son mouchoir.

J'ignore pour combien de temps, mais il est là. Je m'essuie les paupières et reprends ma respiration.

***

Je frappe deux fois à sa porte avant d'entrer. Au moins deux heures ont dû passer, j'accompagne un domestique venu apporter son plateau, me donnant un prétexte. Il est couché et a quitté sa perruque, dévoilant ses cheveux blonds bouclés. Par réflexe, je me saisis d'une de mes mèches et compare nos deux blonds, pas si différents. J'ai davantage hérité que lui de la rousseur de notre père.

A ma vue, il se redresse.

J'inspire un grand coup.

— Il est l'heure de souper.

— Oh, merci...

On laisse le potage sur sa table de chevet. Je m'assois sur le côté de son lit, prête à l'entendre. Un silence pesant s'installe, jusqu'à ce qu'il ose.

— Elles étaient atroces.

Il attend un instant avant de reprendre :

— Ces premières semaines, sans toi, lorsque nous nous sommes quittés, et que je dus m'installer à la Cour... L'adaptation a été très difficile.

Tu me manquais horriblement, ma mère me haïssait tout à coup et m'accablait de leçons qui avançaient à un rythme et un niveau toujours plus élevé, je devais m'entraîner tous les jours durant des heures à l'épée, jusqu'à tomber de fatigue. Et les courtisans toujours là, à épier et juger... Je n'étais jamais assez bon, assez parfait, et ce, pour personne. Mon père me refusait même de me préparer aux offices de l'administration. Je n'avais que la carrière militaire à embrasser, et mon précepteur d'armes ne m'accordait que peu de son temps, quand ma mère me forçait à me rendre chaque jour sur la place d'Armes parmi les soldats. J'étais humilié.

Il a été ainsi traité en raison de ses origines, de cette blondeur...

— Il n'y avait qu'une chose que je savais faire. Faire sourire ces dames. Oui, elles arrivaient à me convaincre, une minute, que j'étais digne d'attention... Jusqu'à ce que, après un de mes cours de latin, je rencontre Louis-Alexandre. Il s'est immédiatement pris d'amitié pour moi. Lui, un Prince légitimé, et sa mère, La Montespan, était encore favorite du Roi et jouissait d'un grand pouvoir. Il m'a présenté à ses amis, et m'a donné les moyens de répondre à mon ambition, de me venger de tous ceux qui m'avaient jugé indigne d'intérêt, me conduisant à m'impliquer dans des affaires, ma foi, peu honnêtes... Des intrigues de Cour, parfois au service de La Montespan, impliquant mon épée, mes charmes, ou des hommes que nous avons engagés. J'avais fait mes preuves auprès de mon père et il commença à me confier ses affaires - j'appris qu'il n'était pas plus propre. Si, parfois, j'avais honte ou des remords sur nos pratiques, je les noyais dans l'alcool... Louis-Alex' disait toujours que c'était ainsi que les choses fonctionnaient, que les honnêtes gens n'obtiennent rien, qu'au contraire, on profite et se sert d'eux à leurs dépends.

J'ignore pourquoi ces mots me mettent autant en colère, peut-être parce qu'ils sont plus proches de la vérité que je ne le souhaiterais... Il continue :

— Malgré l'Affaire des Poisons et la disgrâce de sa mère, nous avons réussi à nous placer du bon côté de l'échiquier. Nous et nos proches amis, sommes parvenus à nous rendre indispensables à la Cour, et rester parmi les plus en vue, obtenant l'amitié des Princes et des Princesses. C'est au faîte de notre gloire que tu m'as vu ce jour-là. Ce jour-là...

Il s'interrompt, et ce grand garçon lève enfin les yeux vers moi.

— J'ai ouvert ma porte, et tu étais là. C'était toi, Elie, celle de ces jours heureux, celle de cette enfance insouciante, où je me vantais de ma figure d'ange pour m'amuser, et non pour en user. Il me fallait redevenir le Jules de tes souvenirs. Tu étais restée si sincère et honnête, que j'eus honte de tout. Tu me prouvais que j'étais digne d'estime tel que je suis, et non pour les informations ou les avantages qu'on pouvait tirer de moi. J'avais si peur que tu me rejettes si tu le découvrais. J'arrêtai l'alcool et les fêtes, Louis-Alexandre me devint d'une compagnie gênante, et petit à petit je mettais un terme à tout ce dont je m'étais engagé.

Je soupire avant de lui tendre ma main, empathique, qu'il serre affectueusement. Avec mon mouchoir et d'une main délicate, je viens essuyer ses paupières humides.

— C'est toujours moi. Je suis le même : celui qui a eu longtemps peur du noir ; celui qui est tombé de cheval juste devant celle qui voulait impressionner ; celui qui versait une larme à notre première lecture de Roméo et Juliette ; celui qui, parce qu'il pouvait soulever à une main l'épée de son frère, te promettait de devenir un grand Maréchal décoré de l'ordre de chevalerie du Saint-Esprit ; celui qui est tombé sincèrement amoureux de Laure, et dont je t'ai parlé en première ; celui qui a appris par l'insolence de ton oncle que nous avions le même père ; celui qui t'as recherché à en devenir fou lorsque tu as disparu. Celui qui t'aime et te chérit, mais aussi, oui, un hypocrite, un menteur, un meurtrier...

— Jules... J'ignorais que les choses avaient été si dures pour toi.

Je le serre contre moi et passe une main dans son dos. Je laisse un silence s'installer, un silence par lequel nous communiquons l'indicible. Il resserre notre étreinte.

— Pardonne-moi. J'avais si honte. Et j'ignore ce dont j'avais le plus honte, de mes pratiques ou que sans celles-ci on me piétinait à loisir ? Non, je ne pouvais m'y résoudre devant toi. Je te demande sincèrement pardon...

— Je t'aime Jules. Tu es mon ami et mon frère. Tu ne dois avoir honte de rien devant moi, parce que je ne suis pas de ceux qui te jugent, mais de ceux qui te soutiennent à devenir meilleur. Ne me dis-tu pas que tu as cessé toutes ces choses ? Et puis qu'y pouvons-nous si la Cour est aussi impitoyable ? Pour t'y faire une place, voilà tout ce que tu as dû endurer, tout cela parce que tu n'es pas bien né.

J'ai la voix nouée par l'émotion. Je mets fin à notre étreinte pour le regarder dans les yeux, et lui dire doucement :

— Ne t'inquiète plus pour ce que j'ai subi. Louis-Alexandre et ses hommes m'ont certes frappée et bâillonnée..., commencé-je, je le vois s'offusquer, mais je continue. Je fis le trajet dans une berline qui était surveillée, mais je n'étais pas attachée. Au château, il m'assigna à l'une des plus belles chambres, et même si j'étais enfermée, des domestiques veillaient à ce que je ne manque de rien. Il s'est seulement servi de moi pour ses hôtes étrangers, devant lesquels je dus faire une représentation musicale. Il n'a cependant pas participé à leur conversation, mais a livré le mousquetaire à l'Anglais, et laissa le Prince germanique m'utiliser pour menacer Jérôme... Écoute-moi, demande à tes hommes de cesser de le chercher. Lui et toi êtes bien trop liés. Laissons les mousquetaires chercher leur confrère, mais laissons-le. Quant à son comportement avec ces étrangers, je dois en parler à Sa Majesté en personne.

Il acquiesce de la tête, un peu embêté.

— Tu sais, je crois que Louis-Alexandre tient sincèrement à toi.

Il n'aurait pas été jusque là, sinon. Cela me coûte de le reconnaître, mais je ne peux nier la réalité.

— Comment ? Elie, après ce qu'il a osé te faire et te dire ? Non, je ne veux rien entendre. Je ne lui pardonnerai jamais tes souffrances. Il n'a pas hésité à te calomnier et te frapper. Il a déversé toute sa haine sur toi par jalousie et par vengeance...

— Il savait, Jules.

— Pour quoi ?

— Que tu étais né hors mariage. Et il a fait en sorte que cela ne s'ébruite pas, ni que tu le saches, afin que tu ne sois pas mal à l'aise.

— Tu dis, qu'il savait ? Il savait pourquoi ma famille me traitait de la sorte, et il ne m'a jamais rien dit ! s'emporte-t-il. Ah, il devait rire quand je lui exposais mes peines.

— Enfin, pourquoi dis-tu cela ? N'est-il pas lui aussi un fils illégitime ? De quel droit te jugerait-il et se moquerait-il de toi ? Et puis, mince, demandons-nous seulement demandé à naître, nous ?

— Illégitime ou non, il reste le fils du Roi...

— C'est toi, le jaloux, finalement, tenté-je de m'amuser.

Il esquisse un rapide sourire. Je change de sujet :

— Merci pour le plan du trajet et tes hommes. J'arriverai saine et sauve devant Sa Majesté.

Son visage s'illumine enfin, il renoue avec ses airs plaisantins :

— Tu te réjouis davantage de la présence du duc, que de tout cela, je me trompe ?

— Peut-être... Enfin, as-tu vu ton état ? Qu'en sera-t-il de ton autorité dans ton régiment si tu te comportes comme un de tes soldats ? Fais honneur à ton rang. Continue de te reposer.

— Et toi..?

— As-tu vu à quelle heure je me suis levée ? Midi était passée. Je n'ai jamais autant dormi, je vais bien mieux, je t'assure.

Il s'enfonce dans ses couvertures, résigné, et alors que j'allais le quitter, il m'interpelle :

— Je vous ai vus ce matin, avec le duc. Penses-tu toujours sérieusement te soumettre aux volontés de ta mère et te résoudre au mariage de raison ?

Je me retourne et approche.

— Car mon père, le Gouverneur. Il veut que tu épouses mon cousin germain, le fils du Duc de Chevreuse. Je veux dire son neveu. Il a pour dessein d'en faire le secrétaire et intendant du Prince de Condé, mais il est disons... Peu enclin au travail, et comme je lui ai dit que tu ferais une bonne secrétaire, et que nous travaillons ensemble...

— Je vois. Je suis flattée de la confiance que ton père place en moi. Je comprends mieux pourquoi il me vantait si souvent les mérites de cet homme... Qu'en dit mon oncle ? Attends, j'ai un souvenir de lui m'indiquant qu'il avait sa préférence parmi la liste de mes prétendants.

— Oui, ton oncle ne s'y est pas opposé, mais a tenu à... te laisser le choix.

Sur ce point, je n'ai rien à redire, je l'estime pour cela. Il est peut-être froid, parfois franchement louche, mais il ne m'a jamais étouffé comme le faisait ma mère, et ne m'a jamais rien imposé, alors même qu'il en a l'autorité.

— Eh bien, quel est le problème avec tout cela ? reprends-je. Ainsi, je sers vos intérêts, et je ferai officiellement partie de ta famille. Je suis honorée de ce que ton père me juge utile. Toi comme Laure en aurez besoin avec Constance comme belle-sœur, essayé-je de plaisanter.

Il peine à me rendre mon sourire.

— Ma mère s'y oppose, pour des raisons que nous connaissons désormais, mais mon père n'y accorde que peu d'intérêts...

Disons qu'à ses yeux, je reste la fille de son amant.

— Mon cousin n'est qu'un idiot prétentieux, qui a douze ans de plus que toi. Et le Duc ...? Elie, tu mérites d'être aimée.

Je me lève de son lit, feignant l'indifférence, je prononce :

— Je ne veux pas me faire d'illusions. Que la Lorraine soit entièrement vassalisée, et le Roi lui imposera un mariage avec une princesse française, ou bien elle résiste, et il épousera une princesse autrichienne ou une noble lorraine. Des unions diplomatiques. Qu'est-ce que je peux bien lui apporter ? Même ma dot est ridicule. Non, je veux tout simplement profiter du temps que j'ai à pouvoir le passer à ses côtés....

Profiter encore un peu de son regard tendre, pensé-je.

Mon frère ne dit mot.

— Je peux difficilement dire que tu as tort. Je suis désolé...

— Allons, repose-toi.

Je viens déposer un furtif baiser sur sa joue.

— Je te suis reconnaissante, Jules, de m'avoir tout dit, murmuré-je. Plus de secrets entre nous ?

— Plus de secrets.

— Je ne veux plus jamais que tu te détestes toi-même. Tous ceux qui t'ont méprisé et le font encore, ignorent tout de toi.

Il opine. Il me fait un dernier signe de la main, avant de se retourner et de placer sa tête sur l'oreiller.

— Oh, et, Elie ! Je ne boirai plus. Désolé.

Je hoche la tête, et lui rends son léger sourire.

Je referme la porte, et avec elle, tout mon mal-être. Je pousse un long soupir, comme si un poids venait de se libérer de mes épaules. Toutefois, il me reste encore un goût amer dans la gorge.

J'ai passé une soirée et une nuit calmes, et un lendemain tout aussi calme, en compagnie d'un Jules apaisé, avec une meilleure mine, qui n'est décidément pas ravi à l'idée de me quitter. Moi non plus. J'ai le sentiment que nous avons besoin de plus de temps pour nous, pour se comprendre et se soutenir mutuellement.

Dès l'aube, avec ses hommes, sous de grands gestes, il nous a donc quittés pour inspecter et réorganiser son régiment d'Infanterie.

Entre-temps, j'ai retrouvé l'appétit et petit à petit de mes forces, physiques, j'entends. Je me sens encore en convalescence, mon esprit en particulier, il arrive que mes pensées soient soudainement troubles, ou que des souvenirs viennent m'effrayer jusqu'à se confondre avec la réalité. Toutefois, je ne suis pas seule, et cette pensée suffit à me rassurer. Jérôme ne me quitte que peu, et nous profitons encore de la bienveillance de l'aubergiste.

Et puis, nous aussi, nous sommes partis. 

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