Chapitre 27
— Dites à votre maître que je suis prête.
Le valet s'en retourne, m'ouvre et m'amène à nouveau auprès de ces Messieurs qui finissent de dîner. Je vois une harpe qui s'élève fièrement. Je m'assois donc auprès de l'instrument.
Louis-Alexandre semble être satisfait. On débarrasse la table, pendant que je place mes doigts sur les cordes.
Les regards sont tous posés sur moi. Soudain, il prend congé de ses invités, et il s'approche de moi, et murmure :
— Avant que vous ne m'accusiez de nouveau de haute trahison, sachez que tout ce qui se dit et prépare ici, je m'en lave les mains. Je ne sers qu'à mettre en relation ceux qui ont des intérêts communs, tout cela étant monnayé.
J'ignore si je dois rire, lesdits intérêts communs sont en l'occurrence leur hostilité envers la France !
— Il est vrai que je vendais aussi jusque sous peu des informations, comme le nom d'une maîtresse ou d'un amant, ou des choses plus... sensibles et confidentielles. L'état de nos finances, les expéditions au Nouveau Monde, les ambitions du Roi... Mais n'ayez crainte, non seulement je ne leur disais que ce qui m'arrangeait, mais je pouvais tout interrompre quand cela me chante. Entre nous, je ne doute pas que notre armée soit la plus redoutable d'Europe, et je m'amuse de ce qu'ils espèrent nous voir défaits.
Alors vous voyez, si vous n'avez rien découvert tel qu'un complot, ou une preuve de ma traîtrise, c'est tout simplement qu'il n'en est rien. Je sais que vous enquêtez depuis un moment. Je dois dire que vous avez mal choisi votre partenaire d'enquête...
— Et qui est le Comte de Senoncourt ? C'est ainsi que le Fürst vous a nommé tout à l'heure.
— Il y a encore des choses que vous devez ignorer, Mademoiselle.
— Alors tous les noms, pour certains étrangers, qui figuraient sur cette liste, ce sont vos... clients ?
— On peut dire cela. Par ailleurs, qui vous dit que je ne travaille pas pour la Couronne ? Que je ne suis pas sous couverture ?
— Votre grossièreté peut-être. Je vous rappelle que vous m'avez enlevée et frappée.
Il se redresse, et renoue avec ses airs hautains.
— Ne me faites pas honte, Elisabeth. Jouez. N'essayez pas d'écouter leur conversation, ou du moins que cela ne se voie pas. Je leur ai dit que vous étiez aussi sotte qu'un panier.
Il s'éloigne, prenant à nouveau congé de ses invités.
Je dois me résoudre à jouer pour le bon plaisir d'étrangers que demain nous affronterons sur le champ de bataille...
Je laisse mes doigts agir sans que mon esprit ne les dirige, je me refuse à penser. Je m'enfuis dans les notes et les sons, dans l'harmonie et la texture, dans les mélodies d'abord vives et dramatiques, puis plus mélancoliques, avant de devenir plus enjouées. Ils m'écoutaient au début avec grande attention, puis ma musique n'est devenue que le fond de leur conversation.
La soirée fut longue, mais non sans ennui, j'appréciais malgré tout de pouvoir jouer de la musique - ils semblaient avoir des opinions fort différentes, ils apparaissaient souvent contrariés, se contredisant. S'ils sont à l'image de leurs deux pays, que sont l'Angleterre et le Saint-Empire, et qu'ils se concordent aussi mal, cela ne peut être qu'à notre avantage.
Comment démêler le vrai du faux ? Louis-Alexandre travaillerait-il vraiment pour Sa Majesté ? Je ne le crois pas. Ne me l'aurait-il pas dit plus tôt ? En revanche, je ne lui prête pas l'âme d'un traître... Il semble plutôt jouer un jeu d'équilibriste.
Sur ces pensées, mêlant Jules, Jérôme et lui, je m'endors très difficilement et fort mal.
Duc, vous êtes donc venu à Versailles ? Vous avez tenu parole, et êtes revenu me tenir au fait...
Et s'il était venu uniquement pour me dire adieu ? Ou, et s'il écoutait les menaces de Louis-Alexandre et de ce Fürst, et que nous nous revoyions plus jamais ?
Que ce soit à propos de Jules ou de Jérôme, je n'ai que des pensées fort désagréables.
En plus d'être enfermée, c'est aussi une torture pour l'esprit. J'espère que l'on me cherche, et que tout cela finira aussi vite que cela a commencé.
On me réveille en sursaut, au son puissant du mousquet. Un coup de feu ! On a tiré sur quelqu'un ! Affolée, j'ouvre la fenêtre, et cherche des yeux la scène. Personne. J'ai le cœur battant. Le soleil vient de propager ses premiers rayons.
M. de Maleville ! Il a dû lui arriver malheur !
Je tambourine la porte, sommant quelqu'un de venir m'ouvrir.
— Respirez Comtesse. Ce tir ne servait que de menaces. Personne n'a été touchée. Regardez-moi !
Ces iris bleus qui m'ont tant détestée. Je me ressaisis et opine doucement de la tête.
— Qu'allez-vous faire de lui ?
— Je me répète mais son sort n'est pas entre mes mains. C'est à lui de décider.
— Pourrais-je le voir ?
— Certainement pas. Et habillez-vous, nous avons à parler sérieusement.
Il referme à nouveau cette porte. Je tente vainement d'enfoncer la poignée.
Ah, je vais devenir folle ! J'étouffe un cri. Je suis si frustrée. Il dispose de moi à sa guise.
Me voici donc devant le cabinet de travail de ce château, la porte entrouverte, sa voix me parvient.
— C'est pour son fils... C'est que la concurrence est rude, on dit que Louvois veut y mettre son neveu. Enfin, Sa Majesté a toujours eu une préférence pour les bourgeois loyaux qu'une aristocratie factieuse. Et s'il a bien une chose que je sais, c'est qu'il est loyal et que Louvois n'a pas que des amis. Bien, dis à ton maître que la chose est acquise, pour disons... 20% du prix de l'office. Dites-lui bien que cela ne lui garantira pas un titre, il faut qu'il soit compétent son fils, pour cela. Je l'espère d'ailleurs, je n'ai pas envie de me ridiculiser auprès du Roi. Va.
Je croise à la porte le valet, qui s'incline en passant.
La vénalité des charges fait des heureux. Peut-on parler de corruption ? Je crois que le Roi décide seul des offices, certes sous les conseils de son entourage, mais quel poids a celui-ci ? Quel crédit peut se prévaloir la voix de Louis-Alexandre auprès du Roi ? Il est son fils mais...
— Entrez, Comtesse, met-il fin à mes réflexions intérieures.
Je suis face à lui, derrière son imposant bureau. Il sort nonchalamment une bourse, puis deux, puis une troisième. Il en ouvre une qui veut me faire miroiter : des centaines de Louis d'or.
— Qu'est-ce que...?
— Et si nous discutions comme des adultes raisonnables, pour une fois ?
Il se saisit d'une feuille noircie qu'il me tend.
— Vous avez terriblement besoin d'argent, Mademoiselle. J'ai mené ma petite enquête, et vous êtes endettée pour une jolie somme. Ahah, votre oncle, c'est quelqu'un. Je suis certain qu'il se sert dans votre cassette la nuit.
Le pire, c'est que cela est sûrement vrai.
— Vous et moi savons que votre dot est ridicule pour quelqu'un comme le Duc de Lorraine. Si votre ascendance n'est pas royale, je sais que l'argent facilite toujours les choses. Tout cela est donc à vous, si vous le désirez. À une condition. Que vous oubliez tout ce que vous avez vu ou entendu, tout des noms que contenait cette liste et -
Je l'interromps.
— D'où vient cet argent ? Et, Senoncourt, c'est le faux nom que vous utilisez, n'est-ce pas ? Ces étrangers ne savaient rien quant à votre réelle identité. Que leur avez-vous dit pour qu'ils vous fassent confiance ? Que vous étiez protestant ?
Un brin embêté, il opine. Renier sa religion ne lui fait donc aucun effet.
— Que faites-vous de tout cet argent ? reprends-je.
— Demandez donc à votre ami, Jules. Avez-vous médité ce que je vous ai dit hier ? Vous avez enfin compris ? Il n'est pas celui qu'il prétend être auprès de vous. Vous enquêtiez et vous ne trouviez rien ? Parce que tout cela, je l'ai commencé avec Jules ! Ne connaissait-il pas la princesse hollandaise que vous avez surprise avec Etienne à Marly ?
— Arrêtez ! crié-je. Cessez.
Il hausse un sourcil, et soupire, avant de poser ses deux coudes sur son bureau. Ses mains se rejoignent.
— Faisons-nous affaire ? Votre silence et votre soutien. Dites que vous étiez au chevet d'une parente, vous n'avez jamais été ici. Allons, ce n'est certes pas très glorieux, mais rien dans mon négoce n'est de nature à menacer la Couronne. D'ailleurs, j'y ai mêlé bien trop de monde pour que vous puissiez dire quoi que ce soit. Vous avez tout à gagner. C'est entendu ?
Mes yeux s'arrêtent un instant sur les Louis d'or, qui reluisent. Avec cela, je pourrais rembourser toutes les dettes de mon père, offrir une vie meilleure à ma mère, et surtout une dot digne de ce nom à ma petite sœur... Je me pince les lèvres.
Son commerce n'a clairement rien d'honnête, tout y est louche...
— Vous avez jusqu'à ce soir.
— Non, je refuse. Je ne peux m'y résoudre.
— Réfléchissez-y encore un peu, Elisabeth. Cet argent pourrait changer toute votre vie. On ne parle pas de quelques écus.
Difficilement, je refuse de la tête à nouveau. Soudain, il semblerait que l'on entende un cheval qui galope au loin.
— Ah, voici les nouvelles.
Quelques instants plus tard, un jeune page essoufflé entre dans le cabinet et bredouille :
— Il.. Il vous cherche mon maître.
— Était-il seul ?
— Je crois bien que oui, Monsieur.
Il étire un sourire sincère, un de ceux que je ne lui avais jamais vu.
Il tient sincèrement à Jules. J'ignore ce qu'ils ont vécu ensemble, mais suffisamment pour que cette relation compte à ses yeux.
Attendez, de qui parle-t-il ?
— Qui donc, il ? Jules ?
— Je vous l'avais dit qu'il me rejoindrait, Mademoiselle.
Tout content, il se dirige vers l'extérieur, attendant avec ses gens l'arrivée de ce mystérieux invité. Les grilles sont ouvertes.
J'ai un pressentiment, oui, assurément, ce n'est point la raison qui me guide.
Je m'enfuis. Je cours à en perdre haleine. J'entends Louis-Alexandre m'ordonner de revenir. Non, je ne veux plus lui obéir.
Je ne sens plus mes jambes. Je défie le vent.
Une monture, lui...?
Ma vue s'embue, je ne vois qu'un flot de couleur verte et bleue qui se confondent. Je suis prise de vertiges.
Je lutte pour ne pas sombrer.
— Elie !
Sa voix...
— Jules, murmuré-je.
Mes jambes se dérobent. Je m'effondre.
— Oui, Elie, c'est moi, regarde-moi. Je suis là... Je t'en prie, reste avec moi ! crie-t-il, ému.
J'entrouvre les paupières, je suis allongée au sol, la tête entre ses bras.
— Nous partons, vite. Les mousquetaires se chargeront du reste.
Il me soulève, et me porte avant de m'installer sur son cheval. J'entends un brouhaha de fond. Ma migraine reprend de plus belle.
Il m'emmène loin, très loin d'ici, loin de cette geôle.
On arrive sur une clairière, où une berline nous attendait. Là, il me porte à nouveau de ses bras avant de me laisser sur la banquette dans laquelle il m'installe.
— Vous, partez devant. Avertissez le Duc de Lorraine, hèle-t-il un valet de pied.
Il revient vers moi, et déplie une douce couverture, qu'il s'occupe à m'en recouvrir, visiblement très inquiet. Une larme m'échappe.
— Je..., essayé-je parler.
— Ménage tes forces. Nous allons au village voisin, où nous trouverons un médecin.
Il s'assoit à mes côtés, et ramène, doucement, ma tête sur son épaule.
— Je suis là maintenant. Il ne peut plus rien t'arriver, me susurre-t-il.
Rassurée par sa présence, je m'autorise à me reposer un moment contre lui. Je suis rapidement assaillie par mes nombreuses questions intérieures, je me tire de mon demi-sommeil.
— Qu'allez-vous faire de Louis-Alexandre ? Avez-vous retrouvé M. de Maleville ? Ma mère, l'a-t-elle su...? Et le Roi, et... Jérôme, mon duc, est là ?
Les traits de son visage se détendent, pour étirer un presque sourire. Sa figure d'ange est toutefois bien ternie par ses cernes. Il est épuisé, sinon plus que moi.
Pendant une seconde, les mots de Louis-Alexandre le concernant me tombent dessus comme la foudre. Instinctivement, je m'écarte un peu de lui.
C'est insensé Elie... Il est ton frère et meilleur ami, comment peux-tu le craindre ? S'il est un homme qui a pu se battre en duel, c'est aussi celui qui t'a chérie, protégée, avec lequel tu as ri et passé le plus clair de ton temps.
Bientôt, il me dira tout et nous n'aurons plus aucun secret, n'est-ce pas ? essayé-je de m'en convaincre moi-même.
— Louis-Alexandre et Etienne sont parvenus à s'échapper. Quatre de mes hommes sont encore à leur poursuite, mais je ne me fais guère d'illusions... On a arrêté ses gens pour les interroger. M. de Maleville reste introuvable... Les mousquetaires sont à sa recherche.
— Introuvable ? N'avez-vous pas aussi arrêté deux étrangers, deux aristocrates ?
Et si Louis-Alexandre m'avait menti et que le capitaine des mousquetaires avait été tué ? pensé-je, effrayée à cette idée.
— Nous avons bien rencontré un Prince germanique, mais pour des raisons évidentes de diplomatie, nous ne pouvions ni l'arrêter ni l'interroger... Et il n'a rien voulu dire, prétextant ne pas savoir parler français.
L'Anglais et le mousquetaire ont disparu ?
— Comment t'a-t-il traité ? s'inquiète-t-il. Es-tu blessée ?
— Cela peut aller... Je me sens juste très faible.
A vrai dire, ma souffrance est tout autant intérieure que physique, je serre la mâchoire.
— ... Je viens d'envoyer une missive à Sa Majesté pour lui annoncer que nous t'avons retrouvée. Pour ta mère, j'ai mis au courant ton oncle qui s'est occupé d'elle. J'ai prétendu à la Cour que tu étais à son chevet et qu'elle était souffrante...
— Bien... J'écrirai moi-même à mon oncle et à Mélanie... Elle a dû être folle d'inquiétude.
Je n'avais jamais passé autant de temps loin d'elle, elle a toujours été un repère. Je désire tant la revoir et la serrer dans mes bras, qu'elle me murmure que tout cela n'était qu'un long cauchemar...
— Oui, ta femme de chambre s'est fait beaucoup de soucis. Et pour finir, oui. Ton duc est ici. Nous sommes venus ensemble. Il te cherchait dans un autre château.
Mon visage a dû s'illuminer doucement à ses mots.
— Repose-toi, la route est encore assez longue.
J'ai la tête fort confuse, et par un effort infini je tais mes troubles pensées et ferme les paupières, laissant mon crâne revenir sur son épaule.
On entre dans un village, on ralentit notre rythme. J'aperçois une auberge au loin, je me saisis de la main de Jules, par réflexe. Il faut que je me reprenne. Il n'est pas question de m'y enfermer cette fois-ci.
Mon frère m'aide d'une main, à descendre de la calèche. Une fois pieds à terre, je doute de ce que mes jambes puissent me soutenir.
C'est alors que je le vois. J'entends mon cœur battre.
Il laisse son cheval au jeune palefrenier, puis se précipite vers moi, l'air grave.
Il n'a pas sa perruque, et porte des vêtements simples. Ses cheveux naturels, fins, noirs, ont quelques mèches qui dansent au gré du vent, ses cheveux dans lesquels je rêvais d'y passer mes doigts.
— C'est bien vous, n'est-ce pas ?
Il se saisit de mes deux mains, les siennes sont chaudes et moites. Ses yeux s'embuent. Les miens aussi.
— Elisabeth, je tiens à m'excuser sincèrement de ne pas vous avoir donné de nouvelles. On m'a menacé et vous... Je n'ai cessé de penser à vous, j'étais venu vous exposer les choses... et, oh, et désolé d'apparaître aussi négligé devant vous.
— Je sais. Dites-moi seulement que vous n'étiez pas à Versailles pour me dire adieu.
— Comment ? Non !
— Alors, c'est tout ce qui importe. Merci de m'être revenue, duc. Merci d'être là.
Je le serre contre moi, si fort, comme si je craignais qu'il ne m'échappe. Il me rend mon étreinte.
Oui, il est bien là.
J'entends son cœur qui bat.
J'hume son odeur.
Je sens une larme couler, lentement, une larme de joie et de soulagement.
— Je vous ai attendu si longtemps..., murmuré-je.
Il s'écarte de mes bras pour m'observer, inquiet.
— Vous avez mincie... Comment vous sentez-vous ? Que vous a-t-on fait subir ? Dois-je partir immédiatement afin qu'ils prennent connaissance avec mon fer ?
— J'ai été bien traitée, on m'a seulement enfermée... Je crains que cette affaire ne doive se régler avec Sa Majesté le Roi en personne.
Lui seul peut juger son fils, et distinguer le vrai du faux dans ses propos.
— Tu le rejoindras dès que tu te seras remise, me répond Jules avec assurance.
Jules prend grand soin de moi, il a réservé pour nous et ses hommes toute l'auberge. Après m'avoir allongée, il s'excuse maintes fois, se reprochant de ne pas avoir été là. Jérôme m'observe sans mot dire, lui aussi, semble-t-il, miné par la culpabilité.
— Où étais-tu, ce matin-là ? Je t'attendais dans les appartements du Comte de Toulouse...
— En ville. A l'hôtel particulier de ma famille, afin de discuter avec Benjamin, mon aîné.
J'opine de la tête, je me sens toujours si faible. On m'amène à boire et à manger, mais alors que je portais la cuillère à ma bouche, je recrache son contenu dans un mouchoir, prise d'un haut-le-cœur.
Mon ami vient poser une main sur mon front.
— Je vais appeler un médecin, tu es fiévreuse et bien pâle. Veillez sur elle, duc.
Les domestiques de l'auberge me débarrassent de mon plat. J'ai honte d'apparaître ainsi devant eux.
Un frisson me parcourt. J'ai froid. Je tire sur mes couvertures, avant que Jérôme ne revienne avec une couette supplémentaire. Je le remercie d'un léger sourire.
Un médecin arrive et m'ausculte : je n'ai pas de fièvre, et je n'ai pas les symptômes d'une maladie connue, pour lui c'est une migraine et le résultat de ma constitution chétive. J'ai seulement besoin de repos. En revanche, je me suis tordue la cheville. Je m'en suis rendu compte lorsqu'il la manipula...
— J'ai dû me faire ça en courant..., murmuré-je.
— Vous avez été très courageuse, commente mon duc.
— Oui, je voulais fuir avant que Louis-Alexandre ne puisse m'utiliser comme otage.
Je reste un moment à contempler son visage qui m'avait cruellement manqué.
Le médecin nous quitte dans une inclination respectueuse que le sous-lieutenant entre :
— Mon lieutenant, Monsieur, Mademoiselle, nous salue-t-il. J'ai un jeune garçon qui a du courrier pour Monsieur de Lorraine. Il attend à l'extérieur.
— Ah, bien. Je reviens, répond le concerné.
Il me crispe un sourire. Je l'observe s'éloigner, et j'ignore pourquoi j'ai si mal à la poitrine. J'essaie stupidement depuis mon lit de continuer à le suivre des yeux, mais la fenêtre est trop loin.
— Elie... m'interpelle mon frère, se plaçant à mon chevet. Je profite de l'absence du duc pour t'informer que la Cour quitte Versailles. On a reçu des informations indiquant que les armées impériales et leurs alliés commencent à prendre définitivement le dessus sur les Turcs. Le Roi pense donc que c'est le meilleur moment pour débuter l'annexion de l'Alsace, avant que le Saint-Empereur ne puisse rassembler toutes ses forces. Tu sais, la poursuite de la politique des Réunions.
Il se dit aussi, comme nous le craignions, que le Roi d'Espagne attend la première occasion pour se mettre en campagne, digérant mal notre avancée des dernières années dans les Provinces-Unies espagnoles... Une drôle de coalition se profile à l'horizon, n'est-ce pas... J'ai promis à Sa Majesté de rejoindre mon régiment pour son inspection, une fois que tu serais en sécurité.
Il me quitte de si tôt ?
— Le duc veillera sur toi, reprend-il, il doit se rendre à la Diète de Ratisbonne. Je vous ai préparé un chemin qui vous fera rejoindre le Roi et la Cour aux alentours de Montmédy. J'ai entouré les châteaux de province de mes amis et parents dans lesquels vous pourrez séjourner. Il y en a pour une dizaine de jours, au moins. Deux gardes royaux ainsi que cinq de mes hommes vous accompagneront.
Il me montre ladite carte sur laquelle je vois de tracé l'itinéraire de la Cour, parallèle au nôtre d'une cinquantaine de lieues.
Pendant un court instant, très égoïstement, je me mets à souhaiter que la Lorraine soit envahie, vassalisée, et que Jérôme devienne une part intégrante de la Cour de Versailles...
— Mais quel jour sommes-nous ?
L'hiver approche, ce n'est pas le plus judicieux pour lancer une offensive.
— Le 6 novembre. Oui, le Roi pense qu'il s'agit là d'une affaire de quelques semaines.
— Mon oncle a-t-il décidé de suivre la Cour ?
— Oui, il me semble.
Plongée dans mes pensées concernant la guerre, l'Alsace, je revois cet Anglais et ce Prince germanique discuter ensemble - je me ressaisis.
— Jules, laisse-moi écrire à Mélanie, je réessaierai de manger après.
Il obtempère. Il faut que je la rassure au plus vite. Quant à mon oncle, quatre lignes suffiront.
— Oh, et Elie, ne t'inquiète pas, je ne partirai pas avant de te voir pleinement en forme, s'oblige-t-il à préciser.
Je lui rends son sourire à grand-peine, je baisse les yeux.
Jérôme est revenu, nous avons discuté un peu ensemble, avant de décider de me laisser me reposer. Mon frère s'est assuré de laisser la porte entrouverte, il y reste devant pour monter la garde.
Je repose mon corps, mais très difficilement mon esprit.
***
Mon ami est somnolent, sur la chaise qu'il a placée un peu plus tôt à côté de mon lit. Il fait déjà nuit. Le ciel est clair, la Lune apparaît clairement à travers l'ouverture de ma fenêtre.
J'ai des palpitations, et j'ai toujours l'impression que l'on me comprime la poitrine.
Je ne parviendrai pas à dormir.
D'autant plus que la voix claire de Louis-Alexandre me revient sans cesse.
Il a fallu qu'il ne me parle que de Jules ! Je suis mal à l'aise. J'évite constamment ses regards inquiets, et ne réponds que peu à ses sollicitations.
— Jules, le réveillé-je, tu devrais aller dormir dans un lit confortable. Ne t'en fais pas pour moi.
— Tu es sûre..? Bien, si c'est ce que tu souhaites...
Il hésite, embêté, et sûrement frustré, mais il ne peut rien faire de plus.
— J'espère que tu pourras passer une bonne nuit, Elie. Repose-toi bien. A demain.
Il récupère sa veste, et me quitte sans plus de cérémonies.
Je pensais que son absence dissiperait mon malaise, mais au contraire, dans la sombreur du soir, me voyant ainsi, seule, dans ce lit, je sens qu'on m'étouffe. La pièce semble se rétrécir, et les murs se rapprocher. Ma respiration se fait de plus en plus difficile. J'ai peur.
Soudain, ma planche de salut.
— Bonsoir Elisabeth, votre frère est venu me prévenir de ce que vous alliez dormir. Je voulais vous souhaiter une bonne nuit.
Il s'incline avec respect, et allait s'en retourner, que je me saisis de sa manche pour le retenir. J'ignore dans quel état je suis, mais suffisamment préoccupant pour qu'il enserre ma main, et me murmure :
— Vous n'êtes plus seule. On ne vous fera plus aucun mal, je m'en assurerai. Je peux rester à vos côtés et veiller sur vous, si vous le souhaitez.
Alors, tout en gardant ma main dans la sienne, il s'assit sur le fauteuil qu'il a rapproché du lit. A peine éclairé par un rayon lunaire, je perçois tout de même son léger sourire qui se veut rassurant.
Je ressens une douce chaleur qui m'enveloppe, je respire à nouveau.
Je viens poser ma tête sur mon bras, me rapprochant de lui.
Je ferme les paupières, apaisée. Oui, pour la première fois depuis longtemps, je n'entendais plus aucune voix, ni n'avais aucun souvenir pour venir me troubler ; je n'entendais que sa respiration lente et régulière à laquelle j'essayais de caler la mienne.
Je plonge dans une insouciance salvatrice.
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