Chapitre 11
Assise devant cette harpe dorée, souriant à l'extrême, j'écoute attentivement le maître compositeur m'expliquer les nuances de ses brouillons de Te Deum, qu'il souhaite réemployer ce soir. Il s'agirait d'un duo, clavecin et harpe. Je le suis dans cette excellente idée.
J'acquiesce à toutes ses directives, plutôt impressionnée, je n'ose faire d'initiatives, jusqu'à ce qu'il me demande mon avis.
— Nous pourrions.. commencer par un solo, et poursuivre avec un autre, qui reprendrait la mélodie.
J'ai pu entendre mes battements de cœur derrière ma voix, il semble considérer la question. Il s'assoit sur le clavecin, les sourcils froncés ; l'attente me paraît insoutenable.
— Essayons. Je vous donne le tempo..
C'est plutôt rapide pour un premier essai, mais je peux y arriver ; je suis plutôt satisfaite.
— Oui, cela rend plutôt harmonieux. Avez-vous d'autres idées à me soumettre ?
Plus que flattée, je m'ouvre davantage, et c'est alors une réelle collaboration entre deux esprits créatifs. Je suis si émue lorsque nous répétons la version finie. Il me faudra encore m'entraîner avant ce soir, mais je crois que cela est possible.
— Et bien Mademoiselle, depuis quand travaillez-vous la musique ? me questionne-t-il alors que nous nous préparions à nous quitter.
— Dès lors que j'ai su lire. Mon père jouait, je voulais pouvoir faire quelque chose avec lui.
Pouvoir le rendre fier, le voir sourire, lui qui avait toujours l'esprit si préoccupé, l'air toujours embêté. Je me démenais et passais des heures entières à m'entraîner parfois, pour une réussite le dimanche avant souper, un sourire sincère de sa part, et ses yeux luisants de fierté.
Je ravale ces souvenirs, pour recroiser les yeux du grand musicien.
— Je vois.. Et bien, sachez que vous êtes d'une grande imagination et cela liée à une bonne maîtrise des rythmes de base. Nous serons amenés à travailler plus régulièrement ensemble. Au plaisir. Ce soir, nous aurons des éloges.
Je me contente d'un hochement de tête comme toute réponse, si bouleversée intérieurement.
Je suis allée retrouver mon meilleur ami, toute heureuse. Il est à son cabinet de travail, où je le vois classifier d'importants papiers.
Je le revois alors, ce blond aux yeux vert doré, lorsque nous avions la même taille. Je le pressais si souvent de m'écouter jouer, encore et encore, toutes ces crises qu'il a subies où j'assurais que je n'étais douée en rien, que j'allais céder.
Il était là.
Affirmant le contraire.
Soutien infaillible.
Je doutais parfois de ses paroles, mais je voulais simplement me laisser y croire.
Mais il ne mentait pas. Il avait raison.
Il s'interrompt dans son entreprise, me voyant figée. Je viens prendre une de ses mains, la serrer et lui murmurer, émue :
— Merci Jules.
— Que t'arrive-t-il donc ? C'est parce que j'ai mis du bleu aujourd'hui ? Je ne l'ai pas fait tout exprès en pensant à toi et à ta couleur préférée.
Que me raconte-t-il ? J'en contiens un rire.
— Ah oui, et cela te sied majestueusement.
Il plisse les yeux, suspicieux.
— En quel honneur ai-je droit à de si beaux sourires aujourd'hui ? Tu reviens de voir Monsieur de Lorraine, c'est cela ?
— Non, réponds-je légèrement embarrassée. Monsieur Lully. En personne.
— On a reconnu ton talent..? comprend-il, posant une main sur sa bouche. Oh j'en étais persuadé ! Oh Élie ! Je te félicite.
— Ce soir, tu auras tout le loisir de m'entendre jouer. Comme toute la Cour, par la seule volonté du Roi.
Il en étire un grand sourire, et s'exclame :
— C'est merveilleux ! Donc il t'a écoutée ?
— Oui, il m'a complimenté et... Nous nous sommes entretenus, disons. Jules, il connaissait mon père, et il a laissé entendre que le fait que nous ayons de telles dettes soit douteux.. Je pense que j'ai à parler avec mon oncle.
— N'est-ce pas ta mère qui est en charge de vos biens ?
— Nullement, elle n'y entend rien, et n'a pas le cœur à cela.
— Mais toi, tu m'as toujours été utile en économie, pourquoi..? Oh question sotte, jamais ta mère ne te laisserait toucher à ces choses-là.. Cependant, elle n'est pas là, je te conseillerai de te pencher sur le sujet.
Il a sans doute raison.
— Les nuages semblent se lever, que dis-tu si je t'aide à finir tout cela, et qu'après ensemble nous irions faire une promenade ? lui proposé-je joyeusement.
— C'est d'accord ! Et tiens cela tombe bien, j'ai quelques papiers relatifs à des rachats de domaines, mon père en a fait l'acquisition pour un neveu. Tu peux ainsi replonger dans le milieu de l'économie.
Il me tend alors la plus grosse pile de feuilles.
— Ahah, formidable !
— Merci, Élie.
— Toujours à ton service, tu le sais bien, dis-je gaiement en m'asseyant, prête à travailler.
Après avoir conclu mes lectures complexes d'actes notariaux, nous voici donc, mon bras sous le sien, à nous balader au milieu des bosquets, où nous sommes abrités du vent, l'air y est donc délicieux.
Nous parlions de tout et de rien, qu'un silence s'installe, il semble hésitant.
— Élie. J'ignore comment te dire la chose..
Intriguée, j'attends qu'il s'exprime.
— J'ai l'esprit souvent pris.. Enfin, je crains que cela ne touche plutôt le cœur..
Il a un sourire particulier.
— Oh, qui est-elle ? Elle est brune, je suis certaine ! m'exclamé-je.
— Ahah, oui... d'un châtain adorable. Elle se prénomme Laure, de Beaujeu, de la haute noblesse bretonne. Nous nous sommes à peine entretenus, seulement..
Le voir ainsi, agité par les prémices de cette si belle maladie nommée amour, j'en suis toute émue.
— Cela suffit amplement. J'ai hâte de pouvoir la rencontrer.
— Je tiens à ce que vous soyez amies, que tu t'enquiers à mon sujet auprès d'elle !
J'en contiens un rire, j'opine :
— Cela va de soi. Je ne lui dirais que du bien de toi.
Le transport est tel, j'en suis si heureuse ; brusquement il s'arrête dans notre marche et m'interrompt.
Il hasarde un regard dans l'intérieur du bosquet de l'Encelade.
— Élie... Me crois-tu ? Elle est là ! Oh, ne paraît-elle pas adorable ?
Je suis son regard, et je découvre alors devant la fontaine, deux jeunes filles, dont l'une est brune, vêtue d'une gentille robe rose. Elle paraît délicate, courtoise et tout à fait aimable. Elle a un mignon sourire ; comme je le comprends.
— Eh bien, qu'attends-tu ? Va donc lui parler.
— D'aucune façon ! Comment l'aborderai-je ? « Oh Mademoiselle quel heureux hasard que de vous trouver là. » Cela sonne bien médiocre..!
Le voilà inchangé, lui si ouvert qu'il pourrait faire la conversation à n'importe quel inconnu pendant l'heure, suffit qu'une fille lui fasse de l'effet pour qu'il se questionne sottement à ce sujet.
— Crois-moi, peu importe la façon dont tu l'abordes, elle sera sûrement aussi aise que toi de partager un moment en ta compagnie, le rassuré-je.
— Peut-être... Je ne sais.
— Tu fais de l'effet sur n'importe quelle fille, ne me l'as-tu point assez répété ?
Il redresse alors son torse, et arborant un air charmeur, touchant ses cheveux, il affirme :
— Mais oui, tu dis juste, je suis de sorte à plaire à toutes.
Complètement risible, je me contiens tant bien que mal de rire.
— Oh, Élie, je connais son interlocutrice. Elle s'est mariée le mois dernier, j'étais présent, nos parents sont amis. Voilà l'excuse parfaite ! se réjouit-il.
— Bien ! Vas-y donc.
Je l'observe de loin s'approcher et agir tel le Jules que je connais, avec ce visage rayonnant qui lui est propre, et cette fraîche courtoisie que je devine.
Je m'avance dans le bosquet, profitant de la beauté du lieu, admirant la statue de la fontaine qui semble véritablement expirer, je contemple la nature ; je me perds tout à fait.
J'ai perdu Jules de vue.
Je le retrouve non loin, j'allais accourir que je voie Louis-Alexandre arriver, je n'ose m'avancer davantage.
Il vient lui entourer ses épaules de son bras, taquin :
— Ah, je pensais que vous les préfériez plus en chair.
— Elle reste une demoiselle, lui répond-il presque agacé, retirant son bras.
— Je vous reconnais mieux, là. Ce soir nous allons chez Edmond. Vous ne serez pas des nôtres, encore une fois, je suppose ? lui reproche-t-il.
— Certes, je suis épuisé et...
— Bien sûr, acquiesce-t-il ironiquement.
— Je ne veux plus de la vie que nous menons ! réagit brutalement mon meilleur ami. Louis-Alex' nous avons vingt ans désormais, nous ne sommes plus des adolescents.
Il soupire, devant regretter cet excès de colère.
Il reprend plus calmement, sous le visage fermé et piqué de son ami :
— Notre notoriété est acquise. Et.. Je me dois de me centrer sur ma formation militaire. Tout le monde n'a pas la chance d'être né Amiral de France vous savez.
Le tournant que prend la discussion me fait mal au cœur, je me mords la lèvre, et hésite à la façon dont je pourrais intervenir.
D'un ton alors plein de mépris, il lui réplique :
— Tout ceci est à cause d'elle. Vous ne le voyez guère mais elle vous manipule ! Elle vous mène à sa guise ! Et bien, voyez, la voici.
— Je ne vous permets point ! vocifère-t-il, puis prenant ma main : Élie, partons.
Nous laissons ainsi un Louis-Alexandre irrité, soupirant, entouré de ses deux amis muets, mais tout autant consternés.
Nous avançons à un rythme soutenu, sa main tenant toujours la mienne, il m'emmène hors des bosquets ; nous rentrons dans le palais, muets.
Je suis bien étonnée lorsque je crois reconnaître la voix de Jérôme, celle-ci se mêlant à une autre, féminine, à l'accent étranger.
Je me suis retournée pour m'assurer de ce que j'entendais. Je ne puis les voir que de dos ; il semblerait que je ne me trompe pas.
Je ne m'attarde pas, Jules a besoin de moi, nous arrivons à ses appartements où il pourra s'exprimer librement.
La mâchoire serrée, il se laisse alors tomber dans son fauteuil dans sa chambre.
— Et dire que, le mois dernier, pour l'aider, j'étais prêt à emprunter dans la cassette de mon père, soupire-t-il la main sur son front. Ah, quel lâche, as-tu vu comment il t'a de suite accusée ? Au lieu de se remettre en question ne serait-ce qu'une seconde.. Il lui faut un responsable autre que lui. Il a toujours été comme cela, peste-t-il.
— Le soir de l'opéra... Il était venu vers moi, et il m'avait ordonné de m'éloigner de toi..., lui avoué-je à voix basse.
Il se relève, exaspéré :
— Quelle audace. J'ai été privé de toi quatre longues années, je te retrouve, et voilà qu'on se met à décider pour moi de mes fréquentations !
Je culpabilise sottement.
— Oh Jules... Je suis désolée, je.. Si je ne t'avais pas accaparée, peut-être que.., balbutié-je la gorge nouée.
— Élie. Tu n'es coupable de rien, notre relation allait de mal en pis ces derniers temps. Au contraire, je te remercie, je le vois ainsi sous son véritable jour : lâche et égoïste.
Il serre la mâchoire, et les poings. Je secoue la tête, et venant prendre ses mains, les serrant, je lui assure :
— Ne le juge pas trop vite. Attends un peu, puis reviens vers lui. Vous avez parlé sous l'effet de la colère.
Son regard croise le mien, les yeux embués, il acquiesce.
Puis brusquement, il vient me serrer dans ses bras après avoir baisé mon front. Passant une main dans son dos, je resserre notre étreinte.
Rentrée à mes appartements, revoyant mon ami agité de la sorte, j'en ai encore l'esprit troublé, mais j'ai à faire.
Je dois reprendre le morceau pour ce soir. Je dois reconnaître que je sens la pression monter en même temps que les aiguilles de l'horloge n'avancent.
À peine ai-je posé mes doigts sur le clavier qu'entre soudain mon oncle, que je n'attendais pas.
— Oh, bonsoir mon oncle. Vous voici revenu de Paris ?
Il entre, retire son chapeau, et ne m'accorde pas un regard. Il prend tout de même le soin de me répondre :
— Bonsoir Élisabeth, et oui, mais j'y retourne demain.
— Je.. Je suis désormais la harpiste du Roi, l'informé-je avant qu'il n'entre à son cabinet.
Il s'interrompt, se retourne, et plante alors son regard dans le mien.
— Vous dites ? Attendez, on m'a parlé d'une représentation ce soir, ce serait donc vous qui..?
Il s'approche de moi, dubitatif, puis me murmure, ses yeux plissés :
— Vous m'impressionnez, Élisabeth.
Repensant aux mots du Roi, je puise du courage et articule :
— J'ai à vous parler. Au sujet de nos dettes et de...
Il lève sa main droite pour m'interrompre.
— Pas maintenant. Je suis exténué, et vous devez vous préparer. Plus tard, voulez-vous.
Et il s'en retourne pour s'enfermer dans son cabinet de travail.
— J'y reviendrai..., murmuré-je.
Je me rassois à mon instrument, pensive. Je l'impressionne ?
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