Chapitre IV partie 1
Ils parvinrent en vue de Sainte-Luce avant la nuit, alors que la pluie s'apaisait un peu. Ses remparts sombres se dressaient sur un flanc de colline, percé de trois portes et guère davantage de poternes. Ce fut en approchant de la ville que Mesha réalisa qu'il s'agissait davantage d'une place forte que d'un bourg, malgré les noms qu'on lui donnait.
Ils pénétrèrent en ville sans encombre et s'avancèrent dans les boues de ses rues animées malgré le temps maussade.
Ascelin s'arrêta brutalement quelques pas après la porte, se figea sur place, et leva les yeux au ciel, l'air de chercher quelque chose. Mesha, surprise, le dévisagea un instant, inquiète de son attitude.
— Qu'y a-t-il ? demanda-t-elle.
Il baissa les yeux vers elle, le regard pétillant de la malice d'un mauvais coup :
— Hé non ! s'exclama-t-il avec amusement. Vous n'avez toujours pas été foudroyée. J'aurais pourtant juré que vous étiez hérétique... mais pas d'éclair à l'horizon. Incroyable !
— Oh par tous les Dieux ! soupira-t-elle avec agacement.
Il se remit en marche avec un sourire satisfait, s'amusant de l'irritation de la jeune femme.
— Méfiez-vous, lui glissa-t-elle en le rattrapant. On croirait que vous remettez en question le pouvoir du Patriarche, dans sa ville rayonnante ou resplendissante, ou peu importe son surnom !
Ascelin ricana :
— Moi ? Jamais !
— Alors, où allons-nous ?
— Chez le prêteur sur gages, pour commencer, si vous voulez bien m'attendre le temps de faire une course. J'aime autant y passer avant qu'il ait fermé boutique pour la nuit, puis nous irons à la garnison de la maréchaussée réclamer notre prime pour nos deux amis, avant qu'ils ferment au quart du soir. L'auberge nous accueillera même tardivement, mais pas eux !
Elle ne rechigna pas et lui emboîta le pas.
Il la mena dans les rues de la ville, qu'il avait l'air de bien connaître. Elle remarqua néanmoins qu'il baissait fréquemment la tête et tirait nerveusement sur sa capuche afin de dissimuler ses traits, et elle devina qu'il devait craindre de croiser des visages connus. Avait-il servi ici dans les troupes ?
Ils parvinrent sur une petite place au détour de venelles à peine assez larges pour les chevaux, devant une échoppe discrète et peu fréquentée, qui portait l'enseigne de banque et de prêteur sur gages.
— C'est ici, indiqua Ascelin en déchargeant son chaudron des bâts de Vaillant. Restez ici avec les chevaux. Je n'en ai pas pour longtemps.
Elle balaya l'endroit du regard et remarqua aussitôt deux manteaux d'un rouge framboise pâli et fade, qui semblaient tourner l'ombre de leurs capuchons sur elle. Elle noua la bride de Croquetard à un anneau de la façade de l'échoppe, sans quitter des yeux les deux inconnus qui la surveillaient, et réalisa qu'elle n'était pas à sa place.
Ascelin s'apprêtait déjà à pousser la porte de l'échoppe.
— Je vous accompagne ! protesta-t-elle en se collant à lui à l'instant où il ouvrait la boutique.
— Un écuyer s'occupe des chevaux, normalement ! remarqua-t-il en s'engouffrant par l'embrasure.
— Ah oui ? Vous avez l'air bien au fait de ce que doit faire un écuyer et un chevalier, je tr...
— Seigneur Ascelin d'Almes ? l'interrompit une voix au fond de la vieille boutique. Oh par Sainte Luce ! Monseigneur, est-ce bien vous ? Le chevalier d'aubépine ?
— Maître Sivem ! salua Ascelin avec bonne humeur. Tu es encore là, vieux rapiat ? Et moi qui te croyais en retraite depuis fort longtemps !
Mesha n'en revenait pas. On venait de l'appeler chevalier et de lui donner du seigneur. L'était-il, ou était-ce encore l'une de ses ruses pour qu'on le confonde avec quelqu'un d'autre ?
— Oh, monseigneur, c'est que je n'ai pas de fils, et mon apprenti n'est pas encore prêt à reprendre boutique !
— Ah, te voilà donc obligé de traîner ta vieille carcasse dans tes livres de comptes et tes affaires, donc. Ne prétends pas que cela te déplaît, je n'y croirais pas. Si je ne te connaissais pas si bien, l'ami, j'aurais presque matière à penser que tu as prié pour n'avoir que des filles, afin de n'avoir nul héritier à qui transmettre ton affaire !
— Mais vous me connaissez bien, monseigneur Ascelin, riposta le vieillard bedonnant derrière un comptoir de bois dans un sourire malicieux, et vous savez que je ne suis pas homme à ce genre de subterfuge. Je suppose que vous revenez pour le bien que vous m'aviez laissé il y a fort longtemps ?
Ascelin redevint grave et acquiesça de la tête :
— Tu l'as encore ?
Sivem lui sourit :
— C'est qu'personne n'en a voulu, monseigneur !
— Parfait !
Ascelin désigna son chaudron en fer :
— Au prix du fer, alors ! Comme convenu !
Le prêteur saisit le chaudron sous les yeux éberlués de Mesha et le soupesa, avant de le poser et d'aller fouiller dans une sombre arrière-boutique qui paraissait encombrée. Il en revint avec une longue épée dans les mains, qu'il suspendit au crochet d'une balance et pesa. Il pesa ensuite le chaudron, et se plongea dans des calculs sur un livre de compte à l'aide d'un boulier, avant de tendre à Ascelin l'épée engainée dans un fourreau élégant :
— Voilà pour commencer. C'est que c'est une marmite très lourde, et une épée très légère. Je vous dois quelques sous en compensation du poids du chaudron. Alors voyons voir... au cours du fer aujourd'hui – il empila quelques pièces sur son comptoir encombré – cela vaudra... dix, non, neuf sols !
— C'est tout ? s'offusqua Ascelin. C'est moins que l'écart que j'ai payé à l'époque !
— C'est que le prix du fer a baissé ces dernières années. Deux nouveaux haut-fourneaux ont été installés à Ardeville et alimentent désormais la région.
— Ah... mais où diable trouvent-ils le charbon ?
— Ils ont commencé à abattre une partie de la forêt d'Elbe pour y installer davantage de charbonnières, répondit le vieil homme. Quant au minerai, il provient des carrières de Rocroux, naturellement, et cela ne manque pas non plus.
— Enfin... la forêt d'Elbe était un splendide territoire de chasse à courre... j'espère qu'il en restera quelque chose, sans quoi tout le gibier va disparaître de la région !
— Ah, je ne m'en fais pas pour les réserves. Ces seigneurs aiment trop les chasses, surtout les parties de vénerie en forêt, pour ordonner la destruction totale de la forêt d'Elbe. Ils n'auraient plus qu'à se rendre à Arantar, mais c'est à plus de quatre jours de cheval. Cela dit, je crois qu'il y a longtemps que ces seigneurs ne vous ont vu en leur compagnie pour une chasse, n'est-ce pas, monseigneur ?
Ascelin grimaça et dégaina son épée pour en inspecter l'état.
— Elle est en excellent état, vieux fripon ! nota-t-il avec émerveillement. Pas une tache de rouille après toutes ces années ! Comment est-ce donc possible ?
Le vieil homme bomba le torse avec fierté, pétillant de malice :
— C'est que je l'ai huilée et poncée, monseigneur, répondit-il. Je ne voulais pas qu'elle s'abime...
Ascelin le fixa avec perplexité, aussi le prêteur sourit de plus belle :
— Vous l'aviez dit, expliqua-t-il simplement. Vous m'aviez dit que vous reviendriez la chercher, un beau jour. Et puis... qui d'autre que vous aurait pu m'emporter cette épée ? Une arme d'une telle qualité, je ne peux la vendre au prix du fer qu'à vous. Ce serait un gâchis monumental, dans le cas contraire. Mais la vendre à sa valeur véritable, personne ne me l'aurait achetée. Les bourses pour une telle arme ne viennent pas chez des prêteurs sur gages chercher des affaires... ils vont directement chez leur armurier favori.
— Donc... tu m'as attendu, espèce de vil gredin !
Le prêteur lui sourit :
— Donc, je vous ai attendu, monseigneur. Et je suis ravi que vous soyez de retour dans notre belle cité de Sainte-Luce !
Ascelin lui rendit son sourire et rengaina sa lame. Il plongea un regard direct et franc dans les yeux du vieillard :
— Merci, vieux roublard. Du fond du cœur.
Il faisait déjà demi-tour en emportant la pile de pièces laissées sur le comptoir en échange du surplus de fer du chaudron, une expression d'intense reconnaissance que Mesha ne lui connaissait pas.
— Allez-vous reprendre le manteau pourpre ? l'interrompit le vieil homme alors qu'il posait sa main sur la poignée de la porte.
Il se figea, demeura silencieux un moment, sonda son cœur.
— Non.
Il sortit, et Mesha lui emboîta le pas aussitôt sans attendre son reste.
Dans la rue, elle se figea tandis qu'il nouait son fourreau à un baudrier d'armes qu'il extirpa de son sac. Elle ne parvenait pas à comprendre qui il était. Elle le voyait boucler un ceinturon d'armes à sa taille par-dessus son pourpoint, lui tournant un dos musclé et carré, une paire d'épaules fermes et puissantes tombant en oblique sur des hanches souples et lestes et des jambes sûres et athlétiques... chevalier n'était peut-être pas complètement impossible pour une carrure pareille. Sans mentionner l'arme : elle l'avait vue, lorsqu'il l'avait inspectée. Ses yeux perçants avaient remarqué les infimes stries en relief, un peu plus sombres, qui la nervuraient dans la longueur. Elle savait que ces stries étaient la marque de fabrique des forges d'Orient qui avaient importé leurs savoir-faire en Eltremir pour forger des lames résistantes aux chocs. Elle avait distingué la gouttière parfaitement droite, les fils sans accrocs, la fusée armée d'une âme en un seul tenant avec la lame. À n'en pas douter, c'était une épée d'une grande qualité. Le contraire des rapières bon marché fournies aux fantassins des troupes du comté, et encore bien éloignée des épées de qualité médiocre qui composaient l'armement des cavaliers. Même pour un chevalier, cette épée était une arme d'une excellente facture et devait valoir une somme rondelette que seules les meilleures bourses du royaume pouvaient s'offrir.
Elle soupira et il s'interrompit dans son mouvement, se redressant de toute sa stature, conscient du regard appuyé qu'elle coulait sur son dos.
— Allez-y, se résigna-t-il dans un soupir. Posez donc vos questions.
— Qui êtes-vous ?
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