Chapitre III partie 5

Elle comprit de qui il voulait parler et fit mine de lisser les pans de son manteau sur ses cuisses pour en chasser l'eau, se baissant sous l'encolure de Croquetard pour ce faire. Le manteau écarlate était toujours là, debout comme un i sous la pluie, crotté depuis sa bordure qui trainait à terre jusqu'à mi mollets. Il était long et ample et couvrait totalement une silhouette encapuchonnée, large d'épaules et de haute stature. Mesha réalisa qu'il pouvait aisément dissimuler une épée dans les pans d'un tel habit, et elle frémit.

Lorsqu'elle se redressa innocemment, ce fut pour adresser un regard explicite à Ascelin, puis chercher rapidement Cymon du regard, dans son fourreau, à l'arçon de la selle de l'entier. La vision de l'arme la calma un peu, et Ascelin finit par la relâcher.

— Vous avez quinze ans, pas encore seize, lui glissa-t-il avec conspiration. Retenez bien. Quinze. Pas davantage.

Elle hésita, guère certaine de comprendre, mais il prit les devants et se remit en marche, aussi empoigna-t-elle la bride de Croquetard et lui emboîta-t-elle le pas docilement, comme un écuyer suivant son maître.

Les fidèles se répartissaient sur les routes selon leur destination, et dans la direction de Sainte-Luce, debout à l'angle de la rue et flanqué de deux silhouettes en manteau de rouge fade et vieilli, se tenait le prédicateur, saluant et distribuant bénédictions aux hommes qui empruntaient ce chemin.

Tout naturellement, à la vue du destrier, de l'épée, de la hache de guerre, de l'écu et des mailles, Ascelin fut hélé par le prédicateur :

— Sois béni, chevalier qui vient en la direction de Sainte-Luce la Resplendissante ! Que ta force honore ton sacrement !

Ascelin répondit d'une courbette brève :

— Soyez béni vous aussi, Aîné prédicateur.

— Quel est le nom du brave chevalier qui m'honore de son salut ?

Mesha remarqua que le brillant sourire courtois d'Ascelin avait quelque chose de crispé, d'une certaine tension qu'elle ne lui connaissait pas.

— Je suis sieur Ascelin d'Estimascientorien du Vertantras, chevalier de droit pricaire du diocèse d'Arantar, se présenta-t-il.

— Et quelle affaire amène un noble chevalier d'Arantar ici, dans le canton d'Ardeville ?

— Je me rends en pèlerinage saint à Sainte-Luce la Resplendissante, répondit Ascelin avec un aplomb qui épata Mesha. Car avant de prendre femme, je désire prier pour la vertu de celle que l'on m'offre, et je ne voyais de meilleur endroit que Sainte-Luce pour un tel dessein.

— Ta foi t'honore, chevalier ! En effet, tu ne trouveras de meilleure cité que celle de Sainte-Luce pour prier le Patriarche pour la vertu de ta femme. Je te souhaite qu'elle soit jeune et belle.

— Je vous remercie, respecté Aîné. Je vous souhaite une bonne fin à cette journée et une longue vie.

Ascelin fit mine de se remettre en route et Mesha voulut le suivre, mais un manteau rouge s'écarta et tendit brusquement un bras puissant devant sa poitrine pour lui barrer le passage.

— Oh ! s'exclama Ascelin avec humilité. Veuillez excuser l'impolitesse de mon écuyer. C'est que le garçon est timide et peine souvent à trouver ses mots, en particulier en présence d'honorables individus. Allons, Mest ! Prononce ton salut à l'Aîné prédicateur !

Elle hésita, pas tout à fait certaine de savoir respecter les traditions. Mais Ascelin était futé, et elle espéra qu'il l'avait compris, aussi marmonna-t-elle d'une voix hésitante :

— Je vous salue, Aîné prédicateur.

— Je te salue également, écuyer. Je sens une étrange tension, en toi. Les démons te cherchent, cela se peut...

— Pardonnez mon impertinence, intervint Ascelin en s'interposant ente le manteau rouge et Mesha. Cette tension vient du plus vil des désirs de l'homme, car l'enfant est plus mature que son âge mais n'a pas encore reçu le sacrement du Viril, voilà tout.

— Oh ! comprit le prédicateur avec un air faussement intéressé. Je vois. Prie donc également pour lui, une fois à Sainte-Luce, chevalier.

— Je n'y manquerai pas, Aîné prédicateur. Allons, viens, Mest ! En route. Ne faisons pas perdre davantage de temps au vénérable prédicateur. C'est qu'il doit encore faire son prêche aux femmes, maintenant !

— O... oui, monseigneur.

Et ils parvinrent à reprendre la route, sans être plus inquiétés. Pourtant, Mesha mit longtemps à se détendre, consciente qu'elle ne serait effectivement pas la bienvenue, ici, dans cette région. Pas dans ces conditions.

Elle attendit qu'ils soient hors de portée auditive pour tenter de se faire éclaircir quelques événements de la situation :

— Alors, seigneur Ascelin d'Estima... d'Emasti... d'Esticiema...

Ascelin pouffa avec malice :

— Quel nom à coucher dehors, n'est-ce pas ? s'enorgueillit-il en bombant le torse. C'est que, voyez-vous, les chevaliers de droit pricaire sont tous listés par maisonnée et famille dans des registres tenus par les clercs pricaires, et mis à jour en conséquence de manière régulière.

— Oh je vois... donc vous avez un nom que notre cher Aîné prédicateur ne saura retenir jusqu'à son retour en ville si jamais il lui prenait l'envie de vérifier votre adoubement par la suite...

Il sourit avec amusement :

— Vous comprenez vite.

— Et mon âge de quinze ans ? Une raison à cela ?

— Oui. L'anniversaire des seize ans est celui du Sacrement Viril, l'ultime sacrement de l'enfant, qui célèbre son devenir d'adulte.

— Et... quelle importance cela avait ?

Ascelin baissa d'un ton, mais une lueur s'alluma dans ses yeux :

— Quoi, vous ne savez pas en quoi consiste le rite de passage d'un garçon ?

Elle secoua la tête en signe de dénégation, craignant de comprendre.

— Ah ! soupira son compagnon. Bon, commençons par le début. Les prédicateurs sont souvent doués d'un certain sens, une intuition, appelez ça comme vous le voulez, pour déceler les attractions démoniaques. Ils disent que les femmes ont une importante attraction démoniaque, ainsi que les hommes aux idées viles et charnelles. Le rite du Sacrement Viril est ainsi fait qu'il dépucelle le garçon et le transforme en homme, en quelque sorte. Il est supposé dégoûter le garçon des plaisirs de la chair et ainsi faire taire ses désirs les plus vils et le détourner de l'attraction des femmes. Aussi, un garçon aux rêves de luxure qui n'a pas encore connu ce sacrement est réputé avoir également une importante attraction démoniaque, ou c'est ce qui se dit.

— Vous me dites qu'il a senti que j'étais une femme et que tout votre manège était pour m'en préserver ?

Ascelin fit la moue :

— En partie. Il a senti un pouvoir en vous. Quelque chose qui l'a intrigué. Je l'ai senti aussi, en vous rencontrant, mais j'ignore ce que c'est.

— Une attraction démoniaque ! riposta-t-elle sournoisement. Je suis non seulement une femme, mais une femme sans vertu et une hérétique. Je vais frayer avec les démons de l'Entremonde quand le cœur m'en dit, en dévorant des cadavres dans les cimetières à la nuit tombée...

Ascelin ricana :

— Ma parole, c'est que votre cas est désespéré, dites-moi !

Elle répondit d'un regard noir, mais son compagnon de route riait de son ironie, et elle s'en trouva amusée. C'est que Croquetard riait rarement de ses traits d'esprit, lui.

— Alors, me direz-vous ce qui vous a fait changer d'avis ? s'enquit-il un peu plus tard.

— J'ai comme le sentiment qu'une femme vêtue en homme et dormant seule en rase campagne dans ce coin ne serait pas vue d'un bon œil, répondit-elle honnêtement. Pour tout vous dire, ce prêche m'a glacé les sangs. Je ne sais plus si je dois craindre le plus les Creux comme ceux qui ont ravagé Ibma, ou les fanatiques de ces croyances...

Il rit :

— Et vous auriez bien raison de vous méfier ! C'est que la région sera périlleuse, pour vous. Je vous avais mise en garde...

— Oui. Vous l'aviez fait, en effet.

— Et je vous avais dit que ce savoir pourrait peut-être sauver votre vie. Vous voyez, je n'avais pas menti.

— Mmh. Oh, venez voir ! Un tableau d'affichage public !

— Il y en a toujours après les croisements vers les villes et bourgs importants, soupira Ascelin. En quoi cela vous importe ?

— Est-ce que vous avez déjà oublié notre chargement ? Allons ! C'est sur ce genre de tableau que l'on saura si notre sac vaut quelque chose, ou si on doit le balancer dans les fourrés !

— Oh... vous avez raison !

Elle fit la moue mais abandonna les rênes de Croquetard et se hâta vers le panneau de bois, surmonté d'une petite toiture pour le protéger de la pluie et abrité sous un arbre au feuillage touffu. Toutes sortes de messages y étaient placardés : les horaires des prêches pricaires au croisement des routes, ceux des prières dans les temples à Sainte-Luce, les prix des droits de péage pour un pont ou un moulin, les décrets de la ville de Sainte-Luce et de son bourgmestre... et une série d'avis de recherche. Elle s'intéressa davantage aux avis, et eut le plaisir d'y trouver deux têtes connues. Elle scruta les croquis intensément, pas tout à fait certaine de son coup. Après tout, entre les dessins faits par de petits moines enlumineurs sur les descriptions de leurs pairs et la tête sectionnée et boursouflée d'une paire de criminels, il y avait matière à douter. Mais la description écrite sous les avis la rassura : « brigands qui sévissent contre les voyageurs isolés sur la route entre Ardeville et Ibma. »

De bonne humeur, elle décrocha les avis et revint vers Ascelin pour les lui tendre.

— Oh là ! s'exclama-t-il avec joie en lisant les papiers. Cent sols à eux deux... ça paiera quelques nuits à l'auberge ! Par contre, je m'attendais à davantage... ils ne devaient être que des hommes de main.

Mesha acquiesça en silence. Elle venait d'apprendre qu'Ascelin savait lire et calculer. C'était certainement normal, pour un marchand, songea-t-elle, mais ce n'était pas exactement un savoir partagé par tous les paysans du canton. Sa rapidité à déchiffrer les affiches trahissait d'ailleurs une grande habitude ; avait-il reçu une éducation lettrée ?

Il fourra les affiches gondolées et gonflées d'humidité dans un sac sous une toile cirée avant qu'elles fussent détruites par la pluie, puis sourit à Mesha et ils se remirent en marche.

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