Chapitre III partie 4
La voix leur parvint de plus en plus clairement à leur approche, scandant des chants et des évangiles. C'était la voix d'un homme qui s'époumonait pour son auditoire, de plus en plus dense comme tous les voyageurs des deux routes s'arrêtaient au croisement pour l'écouter.
« ... et le Patriarche dit alors à Irit qu'il était un usurpateur, et Irit était un usurpateur. Son sang empoisonnait les eaux des rivières, son sang attirait les démons. Irit le Faux cracha au visage du Patriarche, mais le Patriarche était protégé de la colère, car le Patriarche ne craint ni Irit le Faux ni les démons de l'Entremonde, ni ceux des Autres Mondes. Car le Partriarche nous a tous créés, il a créé tous les hommes. Et le Patriarche a fermé la porte entre ce monde et les autres, y a enfermé les démons, chiens de garde des Usurpateurs, et seul l'Entremonde en est infesté. Alors, Irit et ses frères n'ont pas de pouvoir sur ce monde, car leurs bêtes immondes sont en cage, parce que le Patriarche a fermé la porte ! »
— Hé bien, voilà un prêche intéressant, railla Mesha à l'oreille d'Ascelin.
Il lui adressa son sourire malicieux et inclina la tête vers elle pour murmurer afin de ne pas être entendu, comme ils approchaient dangereusement des fidèles :
— C'est un prédicateur. Il n'est investi d'aucun pouvoir clérical officiel, mais en vérité, il est intouchable. Manquez-lui de respect et c'est la Maréchaussée ou pire, l'Ordre des Manteaux Pourpres, qui vous enseignera le ton sur lequel lui parler, à coups de gantelets et de solerets si vous avez de la chance, ou à coup de lame portée au rouge pour ôter votre langue dans le cas contraire.
Mesha fit la moue, même si elle n'avait jamais entendu parler de l'Ordre des Manteaux Pourpres qu'il mentionnait. Elle jeta un regard inquisiteur autour d'elle et détailla les fidèles : serfs et vilains rentrant des champs pour la plupart, voyageurs détrempés et las pour beaucoup, quelques citadins venus des bourgades avoisinantes pour entendre le prêche. Elle fut frappée du nombre d'hommes vêtus de manteaux rouge fade dans la foule. Cette couleur était assez rare, les pigments rouges étant chers. En fait, elle fut surprise du nombre d'hommes ; ou plus exactement de l'absence de femmes. Elle observa mieux et découvrit les femmes assises dans l'herbe du fossé, face aux champs, à une bonne distance. Certainement hors d'écoute.
« Et le Patriarche décida de purger le monde des démons pour que les hommes y vivent en paix. Alors il fabriqua les hommes nos pères et leur donna force et épées pour que nos pères se battent contre les démons. Alors nos pères ont fait la Première Guerre Sainte, et ils ont été bénis par le Patriarche, car tous ceux qui combattaient et mettaient à mort les démons des usurpateurs étaient bénis d'une force surnaturelle. Et les usurpateurs n'ont aucun pouvoir dans ce monde, et nos pères ont terrassé leurs démons. »
Elle s'inclina discrètement vers Ascelin :
— Pourquoi n'y a-t-il aucune femme ? interrogea-t-elle.
— Les prêches des pricaires sont de nature assez belliqueuse, répondit-il. Leur clergé estime que les femmes, enfantées par les démons des usurpateurs, n'ont pas à les écouter, sans quoi cela réveillerait leur nature démoniaque.
— Oh...
— D'ailleurs, vous feriez mieux de baisser encore davantage ce capuchon.
Elle se renfrogna mais s'exécuta aussitôt.
— Dois-je comprendre que la confession pricaire est réservée aux hommes ?
— Oh non ! Bien sûr que non. Pardonnez-moi je n'ai pas été très clair. Les prêches des hommes leur sont interdits, mais elles ont leur propre parole et leurs propres prières en groupes séparés. Le prédicateur fait d'abord son prêche aux fidèles puis à leurs femmes. On ne se mélange pas durant les prêches ou durant les prières. Mais rassurez-vous, rien ne vous empêche de vous convertir dès à présent !
— Oh, vous m'en voyez soulagée...
Il pouffa.
« Et les démons sont enfermés dans l'Entremonde, et leurs frères ont été purgés de la terre par nos pères. Mais la progéniture des démons demeure, et répand leur malice. La progéniture des démons corrompt le cœur de vos frères, affaiblit votre lien avec le Patriarche. Et le Patriarche ne donnera plus de force aux hommes qui n'ont pas assez de lien avec lui et ils ne pourront pas combattre les démons qui reviennent de l'Entremonde, car le Patriarche aura décidé que ces hommes-là ne sont pas dignes de sa bénédiction. »
— Je comprends donc que la progéniture des démons, ce sont les femmes ? grinça-t-elle.
— Vous avez un vrai don pour entendre les paroles du Tout-Puissant Patriarche. Votre foi est certainement pure, à n'en pas douter !
Elle lui lança un regard noir qui le fit sourire.
« Mais Sainte Luce, en se repentant de ses géniteurs les démons, a montré la voie à ses sœurs. Car elle a été donnée en mariage à notre père et devint l'épouse de nos pères et la mère de leurs enfants, et elle aussi a reçu la bénédiction du Patriarche en portant dans son ventre ses enfants. Et la progéniture des démons elle-même s'est retournée contre eux, car les usurpateurs n'ont aucun pouvoir. Et les épouses et les mères deviennent vertueuses et acquièrent la bénédiction du Patriarche. Mais la Compteuse d'Âmes rôde encore ! »
Mesha sursauta et tendit l'oreille.
« Elle a refusé la bénédiction du Patriarche et tente d'ouvrir la porte de l'Entremonde pour libérer ses pères les Démons. Et elle entraîne la malice et la perversion, elle avance sous le signe du péché et dévore les âmes des vertueux et des bénis, car elle affaiblit le sceau de la porte de l'Entremonde. Et le Patriarche la regarde faire car il sait qu'elle embrasse les usurpateurs, qui n'ont aucun pouvoir. Dans sa volonté, le Patriarche attend que les hommes finissent la Guerre Sainte de nos pères et mettent un terme à la malice de la Compteuse d'Âmes. Je sens qu'elle est proche ! Car le Patriarche me parle, lorsque je dors, et Il guide mes songes, et je sais qu'elle s'en vient ! Frères, nous devrons puiser dans la bénédiction que le Patriarche nous donne, et nous devrons purger le monde des démons, nous devrons vaincre la Compteuse d'Âmes ! Je la sens ! Elle s'en vient ! Mais n'ayez crainte ! Car Sainte Luce la vertueuse nous protège de sa malice ! Et dans sa ville, ses damnations disparaissent. Et dans sa ville, la Compteuse d'Âmes n'a pas droit de cité, et la bénédiction que le Patriarche a offert à Sainte Luce barre le passage de la Compteuse d'Âmes ! Mes frères, en vérité, je vous le dis, c'est à Sainte-Luce que nous arrêterons enfin la Sorcière, car elle n'y a nul pouvoir. Car le Patriarche protège Sainte-Luce et rend ses femmes vertueuses, car il attend de ses fils qu'ils brûlent au bûcher les noirs desseins de la Compteuse d'Âmes et leur offre la force de le faire à Sainte-Luce ! »
— Décidément, ironisa la jeune femme à l'oreille encapuchonnée d'Ascelin, j'éprouve de plus en plus d'attirance pour cette foi !
— Je savais que la chose vous plairait !
— Votre proposition tient toujours ?
— Quoi ?
— Pensez-vous toujours pouvoir demander la charité pour moi auprès de votre ami aubergiste ? Finalement, il semble que Sainte-Luce soit l'endroit le plus sûr, pour une âme en peine telle que moi !
— N'avez-vous pas peur d'y être foudroyée sur place ?
Elle tressaillit et le scruta de sous ses sourcils, pour le voir sourire :
— On prétend que les femmes sans vertu y subissent le châtiment du Patriarche, ainsi que les hérétiques.
— Et que suis-je, selon vous ? Une hérétique, ou une sans vertu ?
Son sourire s'étira :
— Je ne suis pas assez important chez les pricaires pour en décider. C'est plutôt eux qui vous jugeront, mais je serais prêt à parier que vous êtes les deux, d'après leurs considérations de la vertu et de la foi.
— Oh, vous croyez ? Peut-être devrais-je me convertir avant d'y parvenir, dans ce cas.
Il ricana avec humeur.
— Mettons-nous en route, le hâta Mesha qui sentait des frissons glacés parcourir le bas de son dos. Avec un prêche aussi convainquant pour aller chercher refuge dans cette ville, me voilà pressée de la découvrir.
Il la rattrapa par le poignet pour la retenir :
— Si le prêche vous plait tant que ça, vous devez rester jusqu'à la fin.
— C'est que la pluie continue de tomber et que je me gèle sur place, se plaignit-elle.
Il serra son poignet un peu plus fort et se crispa pour la retenir. Elle regarda tour à tour sa main serrant son avant-bras et son visage soudain fermé, sentant la colère bouillonner en elle :
— Vous feriez mieux de me lâcher immédiatement, vous m'entendez ? menaça-t-elle sombrement, prête à cogner s'il devenait trop pressant.
— Ferme-la, écuyer ! répondit-il assez magistralement. Est-ce donc comme ça que l'on t'a enseigné à t'adresser à ton seigneur chevalier ? Manque encore de respect et je te ferais subir le châtiment qu'il sied !
Elle écarquilla les yeux, estomaquée de la réponse sans queue ni tête. Il serrait son avant-bras de plus en plus fort, il lui faisait presque mal... et elle réalisa que c'était de tension. Il était apeuré ; et il venait de lui donner à comprendre pourquoi : en la traitant d'écuyer, il embrassait le mensonge qu'ils avaient convenu de servir s'ils étaient interrogés. Donc, ils étaient écoutés et surveillés.
Elle roula les yeux de part et d'autre de sa capuche ruisselante, à la recherche de ce qui pouvait causer l'inquiétude d'Ascelin. Elle réalisa, en se baissant un peu sous la joue de Croquetard à sa droite, qu'un long manteau couleur framboise vieillie se tenait de l'autre côté de l'étalon, face au prédicateur. Il n'était pas là depuis longtemps.
Elle comprit aussitôt et se renfrogna :
— Je vous présente mes excuses, monseigneur. Évidemment, attendons la fin du prêche. C'est que j'ai peur des démons et de la Compteuse d'Âmes, monseigneur, et j'ai toute hâte de chercher refuge à Sainte-Luce.
— Ta foi t'honore, mon garçon. Mais en la présence de notre aîné prédicateur, sache que tu n'as rien à craindre. Tais-toi donc et écoute.
Elle obéit, non sans jeter de brefs regards au manteau rouge pâle sous le licol du destrier.
« Prions ensemble, mes frères, pour que notre bénédiction purge notre monde de la Compteuse d'Âmes, de ses sœurs malfaisantes, des malices et des hérétiques qui renforcent le pouvoir des démons et affaiblissent le sceau du Patriarche. Prions ensemble que le Patriarche nous accorde de nouveau la force qu'il donna à nos pères.
« Grand est le Patriarche et sa miséricorde est sur nous.
La foule des fidèles répéta vaguement la parole, et Mesha se hâta de marmonner dans sa barbe de manière inintelligible pour prétendre prier en chœur.
« La force du Patriarche coule dans les veines de nos pères, de nos frères, de nos fils.
Les fidèles répétèrent encore avec solennité.
« Que les bénis de la force poursuivent Sa Guerre Sainte contre les démons et les hérétiques.
« Que les bénis de la force défendent Son œuvre Sainte contre les malices démoniaques qui nous menacent.
« Que les bénis de la force n'oublient pas le chemin vers le Patriarche.
« Que le Patriarche soit loué dans sa splendeur et son autorité.
« Force et bénédiction ! »
« Force et bénédiction ! » scanda la foule en réponse.
Et puis tous commencèrent à se disperser, et le prédicateur descendit du rocher sur lequel il s'était dressé, au croisement, pour embrasser la foule. Mesha voulut se mettre en mouvement elle aussi, mais Ascelin lui empoignait toujours fermement le bras et paraissait résolu à ne pas faire un pas de plus. Elle le scruta mais il était de marbre, fermé et calme. Il tira un peu sur son bras et elle s'inclina discrètement vers lui, comprenant qu'il avait un secret à lui murmurer. Il osa à peine bouger pour mener ses lèvres près de sa capuche et il glissa à voix basse :
— Il est toujours là, n'est-ce pas ?
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