Chapitre III partie 1

Ce fut l'humidité et le chant de la pluie battant la toile cirée de son manteau, tendue au-dessus de sa tête, qui l'éveillèrent. Une pâle lumière grise noyait ce que la pluie ne parvenait à atteindre, lui enseignant que le matin était déjà vieux. Elle se redressa en sursaut, pestant contre elle-même d'avoir dormi si longtemps, pour découvrir la silhouette emmitouflée d'Ascelin qui entretenait tant bien que mal un feu timoré et faiblard qui crépitait et protestait à chaque goutte de pluie en fumant davantage qu'en brûlant.

Il lui adressa son fameux sourire malicieux :

— Vous vous êtes endormie vite, finalement ! la salua-t-il avec bonne humeur.

Elle grommela quelque chose d'inintelligible, trop consciente que ce temps qui fraîchissait n'améliorerait pas son humeur, puis elle passa sa main dans ses cheveux hirsutes et longs avant de décider de les nouer sur sa nuque d'un lien de cuir.

— Il est tard, n'est-ce pas ? devina-t-elle sombrement.

— J'ai entendu le clocher d'un village avoisinant sonner les Primes il y a un bon moment déjà, répondit-il avec détachement. Il doit être quelque part entre prime et tierce heure, je dirais.

— Si tard ?

— Vous sembliez épuisée. J'ai préféré vous laisser dormir.

— Ah... vous avez été trop négligent. Nous devons atteindre Ardeville au plus vite...

Il sourit :

— Je croyais que vous espériez m'abandonner à Sainte-Luce, remarqua-t-il.

Elle grinça des dents, mais ne sut que répondre. Elle chassa sa couverture et se releva. Il fallait qu'elle aille assouvir quelque besoin naturel, un peu à l'écart.

— Où allez-vous ? demanda-t-il en la regardant partir sans épée.

— Où toute personne doit souvent se rendre au réveil, Ascelin. Voulez-vous davantage de détails ?

Il pouffa :

— Ah, merci, sans façon. Navré de ma curiosité déplacée. Tâchez tout de même de ne pas faire la rencontre d'une bande de pillards agacés par nos exploits de cette nuit !

Elle grommela vaguement au sujet de son couteau dans sa ceinture, puis s'éloigna, se demandant s'il s'était vraiment inquiété pour elle.

À son retour, elle le trouva pliant déjà leur campement et bouclant leurs sacs – les siens et ceux de Mesha – et réalisa avec un étrange pincement dans sa fierté guerrière qu'elle ne le croyait plus désormais capable de lui subtiliser ses biens. Est-ce qu'elle s'était mise à lui faire confiance ? Voilà une idée surprenante, pour un homme qui lui avait franchement avoué avoir menti sur son identité et qui pouvait encore être un tueur à gages dépêché pour la descendre.

Il lui tendit sans un mot une tranche de pain humide agrémenté d'un morceau de fromage et de jambon, qu'elle surveilla avec circonspection. Il avait aisément pu l'empoisonner pendant son absence et le lui réserver. Cependant, son estomac cria famine alors qu'elle considérait ces idées, elle finit donc par abandonner sa prudence et s'empara de la ration du matin.

Ils bouclèrent leurs affaires sous un ciel morose et hésitant entre pluie et brouillard, Mesha sella les chevaux, puis fut frappée d'une idée.

— Dites, Ascelin...

— Mmh ?

— Pensez-vous que ces deux-là étaient des pillards réputés, dans la région ?

— À quoi pensez-vous donc ? Vous avez une idée en tête ?

— Il se pourrait qu'il y ait une prime sur leurs têtes, qu'en dites-vous ?

Son visage s'éclaira de son sourire malicieux :

— Mesha, votre génie est sans son pareil !

Elle sourit à son tour et détacha Asket de sa selle de bataille.

— Alors aidez-moi ! lui lança-t-elle.

Elle se pencha sur le premier cadavre, celui qu'elle avait tué à l'épée au cœur, et le bascula laborieusement face contre terre. Elle enfonça son épée entre deux vertèbres dans sa nuque pour les séparer, comme elle avait pris l'habitude de le faire.

— Trouvez-moi un sac vide ou un torchon qu'on pourra ensuite jeter ! demanda-t-elle à Ascelin en basculant sa lame d'un côté et de l'autre pour s'assurer de séparer les cervicales correctement.

Il s'exécuta tandis qu'elle retirait et rengainait son épée pour remettre le cadavre sur le dos. Il était déjà raide et sa gorge ne serait pas aisée non plus à trancher, mais à l'aide d'Asket, ce serait une opération plus aisée et plus propre qu'à l'épée et au couteau comme elle avait dû le faire à Ibma.

Elle trouva la pomme d'Adam à la main puis se redressa, empoigna la hampe de sa hache et l'éleva au-dessus de sa tête. Elle l'abattit fermement juste sous la protubérance des cordes vocales. La gorge se sectionna proprement d'un seul coup net jusqu'à la colonne vertébrale.

Ascelin revenait avec un sac de chiffon qu'il avait vidé dans ses affaires mais semblait lui appartenir au moment où elle se baissait pour s'emparer de la tête. Elle se ravisa et scruta son mystérieux compagnon de route. S'il était un tueur à gages... une idée morbide lui vint pour le tester un peu.

— S'il vous plait, demanda-t-elle en feignant une douleur dans le bas du dos, ramassez donc sa tête. Il vous faudra la séparer du corps en tirant pour libérer la colonne.

Il la scruta avec horreur, abasourdi et frappé d'effroi :

— Je... je... enfin, c'est un peu...

— Vous voulez qu'on se fasse payer pour ces types oui ou non ? On ne va pas transporter leurs cadavres entiers, sauf si vous vous sentez capable d'en porter un sur votre dos vous-même !

— C'est que...

Il paraissait horrifié à l'idée d'arracher une tête tranchée d'un corps. Elle soupira. Soit elle se trompait encore sur son compte et ne parvenait décidément pas à le cerner, soit il était d'un grand talent pour jouer la comédie – et c'était possiblement une compétence nécessaire à sa profession.

— Vous n'avez pas le courage de le faire ? taquina-t-elle. Ah, ça va, j'ai compris... vous êtes vraiment douillet !

— Ah, je vais le faire, je vais le faire ! se défendit-il, piqué au vif.

Il s'accroupit en soupirant. Il paraissait rebuté par la vision du cadavre qu'il devait mutiler de ses mains. Il tendit des mains tremblantes et hésitantes vers le visage révulsé et froid, sans trop savoir comment l'attraper. Mesha le trouva presque risible. Il avait frappé un homme à mort dans le noir le plus total sans hésiter, mais il se trouvait hésitant et heurté par la vision d'un cadavre refroidi depuis longtemps.

Il attrapa la tête tant bien que mal par les joues, les tempes, ou sous le menton, sans trop savoir comment la tirer pour la déloger des épaules. Il tira sans conviction, et le cou sectionné émit de lugubres bruits de suçons comme les chairs tranchées se séparaient et se recollaient. Mais la tête ne vint pas.

Mesha finit par arriver à bout de patience et le poussa sans ménagements. Elle empoigna une touffe de cheveux et tira d'un coup sec. La nuque se détacha entre les deux cervicales qu'elle avait séparées à l'épée, laissant une vertèbre nue dépasser un peu du cadavre.

« Mettez-la dans le sac ! » ordonna-t-elle à un Ascelin rebuté qui tâchait de contenir des haut-le-corps en fixant des yeux écarquillés sur la tête. Il la prit avec des mains tremblantes pour la ranger tandis qu'elle récupérait Cymon et Asket pour aller s'occuper du corps suivant.

— Je suppose que je m'occupe aussi du vôtre, soupira-t-elle.

— Oh, je vous en saurai gré ! Vous semblez... disons... habituée ! Vous faites ça souvent ?

— Quoi, décapiter des cadavres ? grinça-t-elle en examinant le corps du second. Aussi souvent qu'il le faut. Chaque fois qu'ils peuvent me rapporter quelque chose.

— Etes-vous mercenaire ou chasseuse de primes, en fin de compte ?

— Un chasseur de primes n'est rien de plus qu'un combattant qui loue ses services pour exterminer la vermine, et se fait payer au service. Ce n'est donc qu'un mercenaire déguisé.

— Je vois... donc tout ce qui vous permet de vous faire payer pour combattre, en somme.

— Hé bien, c'est tout juste assez pour me permettre de manger un peu, donc oui.

Il sourit :

— De toute manière ils sont morts, lâcha-t-il. Ce serait dommage d'avoir bossé pour rien, hein !

Elle avait déjà mis le cadavre sur le ventre lorsqu'elle releva la tête pour lui sourire. Elle commençait à apprécier sa façon de penser !

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