Chapitre II partie 6
— Hé bien ! souffla Ascelin. C'était pas des mauvais, au combat !
— Non, en effet, grinça Mesha en se rappelant la robustesse de celui à la masse qui s'était redressé malgré son entaille, ou la précision de ses frappes. Ils étaient même pas mauvais du tout...
— Par contre, essayer de nous dérober par un noir pareil, c'était idiot !
— Mmh.
Elle se redressa et fit un moulinet de son épaule gauche, endolorie par le coup de masse qu'elle y avait reçu. Malgré la douleur, Mesha fut ravie de remarquer que rien ne paraissait brisé. Elle aurait un bel hématome, mais rien de trop méchant. C'était une chance inouïe. Un pouce plus loin, la masse lui aurait certainement fracturé la clavicule ou démis l'épaule.
— Pratique, votre chaudron, en fin de compte, railla-t-elle en retournant à tâtons rengainer Cymon et tenter de ranimer le feu pour avoir un peu de lumière.
Il pouffa :
— Pas autant que votre couteau, sourit-il. Il est merveilleusement bien équilibré, dites-moi !
— Ouais. C'est une lame d'assassin. Je l'ai gagnée aux dés il y a longtemps.
— Vraiment ? Ah, pas étonnant qu'il permette des frappes si rapides et si précises ! Il est rigide et ferme, la lame rentre dans la chair droit et sans bavure, vraiment, c'est une excellente qualité !
— Pour un marchand de tissus, vous avez l'air de vous y connaître au moins autant en armes, dites-moi...
Elle s'accroupit sur le feu et souffla à sa base pour attiser les braises qui rougeoyaient indolemment entre les pierres, puis leva sur lui un regard noir – mais qu'il ne put discerner de toute manière.
— Dites-moi, d'ailleurs, reprit-elle avec sarcasme, sieur Brocardier, c'est un nom original pour un marchand d'étoffes, hein !
— Ah, vous trouvez ? répondit-il en fausse innocence.
Elle fronça les sourcils, irritée par sa comédie.
— Vous me réclamez une épée, insista-t-elle puisqu'il ne semblait pas comprendre l'allusion, et vous semblez sûr de savoir vous en servir. Pourtant l'usage de l'épée n'est pas un art aisé, surtout dans le noir. Je vous donne un couteau, vous en tuez un homme d'instinct en un seul mouvement puis vous déblatérez des inepties sur la qualité de mes lames. Vous en parlez plus longtemps que ce qu'il vous aura fallu pour tuer un homme avec. Je ne connais pas beaucoup de marchands d'étoffes, sieur Brocardier, mais je ne crois pas qu'il soit nécessaire pour les affaires de savoir tuer aussi vite...
— Vous m'offensez, dame. Je ne suis pas un meurtrier, contrairement à ce que vous sous-entendez.
— Je n'ai rien dit de tel.
— Vous le soupçonnez, riposta-t-il aussitôt avec humeur.
Elle fit la moue mais ne pouvait nier.
Les braises refirent des flammèches timides et fumantes à ce moment-là, et Mesha se baissa pour les attiser davantage et les nourrir un peu de nouveaux branchages. La lueur orangée naissante jeta des ombres longues sur un cadavre affalé non loin de l'endroit où Ascelin avait dormi ainsi qu'un autre derrière sa propre couche. En revanche, leurs affaires semblaient quasiment intactes : seuls un sac ou deux avaient les liens dénoués, mais paraissaient encore complets.
Mesha se leva pour vérifier la mort de celui qu'elle avait transpercé de son épée en aveugle. Elle découvrit qu'elle avait frappé directement au cœur, par chance ou par intuition, de bas en haut, glissant sa lame sous les côtes. Elle s'assura que sa hache ainsi que son butin soient toujours là, puis vérifia – non sans une légère crainte au cœur – la présence dissimulée de ses artefacts dans le fond de son sac de voyage.
Rassurée, elle revint vers le prétendu bourgeois, qui lui tendit son couteau par la lame pour le lui rendre. Elle le récupéra et le rengaina à son flanc, rassurée qu'il ne souhaite pas le garder.
— Alors, sieur Brocardier, siffla-t-elle entre ses dents, vous ne comptez toujours pas me dire qui vous êtes ?
Il sourit avec amusement :
— Il est vrai que Brocardier est un faux nom, admit-il, mais vous ne pouvez m'en vouloir. Vous n'avez même pas daigné me donner votre prénom ni aucune information vous concernant.
— Donc vous m'avez menti pour compenser le déséquilibre, hein ?
— Pas exactement, non. Je fus effectivement marchand d'étoffes à Ibma, durant un temps. Et Brocardier a beau être un nom d'emprunt, il n'en demeure pas moins le nom sous lequel on me connaissait à Ibma, celui que j'ai donné à mon épouse. Dans la mesure où ce mensonge avait fini par devenir vérité là-bas, je ne vous ai donc pas exactement menti.
— Vous jouez sur les mots.
— Si peu.
Elle soupira et s'accroupit près du feu pour laisser retomber l'excitation malsaine du combat qui bouillonnait encore dans ses veines et se mêlait à la colère et à l'impatience que son compagnon suscitait. Il pouvait aisément être un assassin, en fin de compte. L'idée la fit sourire. Peut-être qu'il connaîtrait un moyen de conjurer son maléfice, pourquoi pas.
Mais il ne dirait rien. Pas avant longtemps. S'il était un tueur, avait-il pour mission de s'occuper d'elle ? Étrangement, l'idée lui plut. Avait-elle autant d'importance, pour que quelqu'un décide de payer les services si onéreux d'un assassin contre elle ? Pourquoi ne pas simplement mettre une prime sur sa tête et attendre qu'un téméraire la ramène dans un sac de jute ? Pour que son existence ne soit pas révélée au public au moyen d'avis de recherche placardés partout ? Ou parce que le mystérieux commanditaire d'un tel meurtre avait connaissance de son maléfice et préférait en référer à des professionnels de la chose ?
Ascelin s'accroupit près des fumerolles piquantes qui s'échappaient de ce qu'elle espérait rester un petit feu et la scruta directement et sans fard :
— Et vous ? lança-t-il par-dessus les flammes. Vous êtes toujours déterminée à me taire votre nom ?
Elle soupira en guise de réponse et il se résigna.
— Mmh, grommela-t-il avec vexation. Ascelin est mon vrai prénom, en tout cas. Sachez-le.
Voilà qu'il devenait boudeur !
— En tous les cas, répartit-elle au bout d'un moment, vous n'avez plus rien à faire en ma compagnie. Votre dette est remboursée.
— Oh ?
— Lorsque vous avez frappé ce type avec votre chaudron alors qu'il s'apprêtait à me fracasser le crâne de sa masse.
— Et que faites-vous du couteau que vous m'avez confié ? Je serais mort sans lui. Et je ne parle pas non plus de votre avertissement pour que je baisse la tête ! J'ai senti le courant d'air d'une arme me frôler les cheveux ! Je serais mort tout aussi sûrement sans votre avertissement arrivé à point nommé.
Elle soupira.
— Mais êtes-vous donc si déterminée à vous débarrasser de moi ?
Elle s'abstint de répondre, ce qui fut plus éloquent que tout ce qu'elle aurait pu dire. Ce fut à son tour de soupirer, visiblement heurté. Il parut presque attristé par le silence. Mais il s'y résigna et finit par souffler :
— D'accord, d'accord. J'admets que je ne vous ai guère laissé le choix. Pardonnez-moi de m'être imposé de la sorte. Nous parviendrons à la bifurcation menant à Sainte-Luce demain dans la journée, sûrement vers le début d'après-midi. Je présume que vous vous rendez à Ardeville, c'est donc demain que nos routes se sépareront.
Elle releva les yeux sur lui, pour réaliser à la faiblarde lueur du feu qu'il semblait triste. Profondément peiné. Elle ressentit un nouvel élan de compassion pour lui, sans trop le comprendre. Elle n'avait pas l'habitude d'éprouver tant de compréhension et d'empathie pour un simple étranger rencontré si peu de temps auparavant. La plupart de ses rencontres ne faisaient qu'un bref passage dans sa vie, allaient et venaient aux croisements de ses routes, et ne lui laissaient pas grand-chose au fond du cœur. Mais lui parvenait étonnamment bien à réveiller ses scrupules autant que ses poussées d'altruisme.
Elle finit par abandonner :
— Votre femme est... restée à Ibma, n'est-ce pas ? murmura-t-elle.
— Voilà que ça vous intéresse, tout à coup ? riposta-t-il doucement dans un sourire cynique.
— Navrée. J'ai été... peut-être... assez dure avec vous.
Le sourire vira de cynique à touché, et les yeux verts scintillèrent un instant de larmes difficilement contenues.
— Merci de vous en rendre compte. Mais je vous l'ai dit, il est vrai que je me suis imposé. Je cherchais sûrement un peu de compagnie, j'imagine. Ma femme est en effet restée là-bas. Sur le moment, je me suis dit que j'aurais aimé rester avec elle. Mais aucune de ces créatures, pas même elle, ne s'est préoccupée de moi. Aucune n'a tenté de m'atteindre. J'ai vu mes voisins, mes amis, mes clients, mes connaissances vivre l'horreur avant de se vider de leur... de leur humanité, mais aucune de ces choses n'a daigné m'emmener avec eux.
— Mmh. Ils sont aveugles. Ils ne voient que la peur et le sang. Si vous n'avez pas peur ou si vous ne portez pas l'odeur du sang, ils ne vous voient tout simplement pas.
— Oh... alors c'est donc cela...
Ils se turent, et Mesha fut certaine de le voir se frotter les yeux brutalement, comme pour y chasser une poussière récalcitrante.
« Mesha. » lâcha-t-elle au bout d'un moment. Il releva un regard détrempé et étonné sur elle. Elle n'en revenait pas de s'amollir de la sorte, mais après les vérités si intimes et sombres qu'il venait de lui révéler, elle pouvait bien lâcher son prénom. Il parut touché et la dévisagea dans la lueur du feu :
— C'est votre nom ?
Elle acquiesça en silence. Il lui sourit tristement :
— C'est un nom charmant. Ça sonne comme les peuples de l'est, de Grimbeldom ou d'ailleurs, ou suis-je abusé ?
— Non, vous avez raison, c'est un nom courant en Grimbeldom.
— Oh. Mais vous n'en avez pas l'accent.
— C'est que je vis depuis fort longtemps en Eltremir.
— Ravi de faire votre connaissance, dame Mesha.
— Juste Mesha.
Il opina du chef.
— Vous pouvez aller dormir, souffla-t-il un long moment plus tard. Je prends le relais pour monter la garde.
Mesha releva un regard interrogateur sur lui, étonnée de la proposition. Il soutint son regard avec une étrange bonté et lui adressa un sourire triste :
— Il ne doit pas être loin de la mi-nuit, vous avez monté la garde la première moitié de la nuit, c'est à mon tour.
— Je ne suis pas certaine de me rendormir tout de suite, répondit-elle. J'ai encore trop le sentiment d'excitation du combat.
— Ah, rien de plus normal. Mais n'hésitez pas si le sommeil vous prend tout à coup, d'accord ?
Elle acquiesça puis frissonna. Elle alla chercher sa couverture, s'enroula dedans, et se rassit près du feu, Cymon engainée lui barrant les genoux.
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