Chapitre II partie 5
La nuit lui paraissait atrocement longue. Elle contemplait le feu qui faiblissait, lui remettait quelques branches humides de temps à autre, surveillait Croquetard et le percheron, qui dormaient à poings fermés, écoutait les bruits de la nuit dans la forêt. Elle avait le sentiment que le temps s'était arrêté et qu'il n'avait plus envie de couler.
Le temps. Le sien était arrêté depuis longtemps. Quel était alors le but d'une telle vie ? Quel sens avait-elle ?
Ah, voilà que je me mets à cogiter, ma parole...
Elle décida de se lever et de se dégourdir les jambes un instant. D'ailleurs, elle avait besoin de se vider la vessie. Elle était sur le point de dérouler sa couverture lorsqu'elle perçut un sifflement dans un fourré, suivi d'un infime chuchotement. Elle sursauta mais tâcha de demeurer immobile. Elle écouta, puis entreprit de sonder l'air autour d'elle. Avec stupeur, elle découvrit six... non, huit âmes humaines, teintées d'excitation, d'avidité, ou de peur. Des voleurs. De ceux qui détroussaient les voyageurs endormis non loin de la route, en les localisant à la lumière de leurs feux. Évidemment, un petit campement de deux voyageurs était une cible facile.
Elle déposa la main sur la poignée de Cymon, qu'elle avait gardée près d'elle, en se félicitant d'être toujours aussi prévenante. Elle regarda autour d'elle, mais l'obscurité était trop opaque pour distinguer autre chose que les silhouettes floues et hautes des arbres qui se tendaient vers un ciel d'encre humide. Pourtant, ils étaient là, tous les huit, se préparant à se faufiler en catimini dans leur campement. Elle se demanda si montrer qu'elle était éveillée les ferait fuir et les empêcherait d'agir, ou si, au contraire, ils passeraient à l'acte et tenteraient de la tuer. Tout ce qu'elle espérait, c'était qu'ils ne découvrent pas qu'elle était une femme, et encore moins qu'elle serait à leur goût.
Mesha fit taire ses frissons et posa un regard sur le corps endormi d'Ascelin. Armé d'un chaudron, il lui serait aussi utile qu'un couteau offert à une poule. Si elle devait se battre, ce serait seule, à n'en pas douter. Seule contre huit. Mieux vaudrait les prendre par surprise, plutôt que leur annoncer haut et fort qu'elle était éveillée. Car seul un d'entre eux paraissait éprouver de la peur. Les autres étaient animés d'excitation et de cupidité. Ils ne reculeraient pas devant le moment d'éveil d'une jeune femme, pas à huit contre un homme et elle. Ils n'auraient pas peur de frapper pour les assommer, ou pire.
Allez, huit types, à l'épée et au couteau, c'est loin d'être insurmontable ! J'ai déjà fait pire ! Pas toujours sans prendre un coup de lame au passage, cela dit... Ah ! Une entaille de plus ou de moins, au point où j'en suis... et puis, je ne vais tout bonnement pas les laisser me piquer mes affaires ! Et surtout pas Croquetard ! Ça vaut bien un petit coup de couteau ou deux, je crois !
Elle affirma sa prise sur la fusée de Cymon de la main droite, glissa silencieusement sa main gauche sur la poignée de son couteau dans son dos, et prépara les pans de sa couverture pour l'ouvrir d'un bond sans s'empêtrer dedans. Elle entendit des pas s'approcher aussi silencieusement que possible sur l'humus détrempé, non loin derrière elle. Il fallait maintenant qu'elle prenne une décision : devrait-elle frapper à mort par surprise dès le premier coup, ou pouvait-elle s'octroyer le luxe d'être magnanime envers un pauvre bougre poussé par la misère et la faim et qui ne lui aurait peut-être pas fait le moindre mal ? Ah ! Elle détestait ces situations.
Des froissements d'étoffe, quelqu'un qui s'accroupit sur les bâts du percheron posés au sol, juste derrière elle.
Ils sont huit. Et je suis seule. Il faudrait d'ailleurs que je considère que cette sangsue qui m'accompagne sera plus un boulet dans mes chevilles qu'autre chose... je parie ma veste que cet enfoiré trouverait à me gêner, tiens. Je n'ai pas le luxe d'épargner cette vie si je tiens à mes affaires et si je veux éviter les supplices qu'ils pourraient réserver aux femmes comme moi ! Frappe, Mesha !
Elle se crispa. Il était exactement derrière elle. Elle pouvait dégainer Cymon et frapper d'estoc en aveugle par-dessus son épaule, car elle savait au bruit exactement où il se trouvait.
Elle souffla profondément. Le fourreau glissé sous la jambe pour le retenir, elle passa à l'action. Elle tira l'épée d'un grand geste ample en ouvrant sa couverture aussitôt. L'acier crissa contre le fourreau et réveilla Ascelin immédiatement, aussi ne laissa-t-elle pas le temps à son visiteur nocturne de réagir. Elle empoigna Cymon comme un couteau, à l'envers, et frappa derrière elle sous son coude. Elle sentit l'acier se planter dans la chair, puis un cri étouffé et noyé dans le sang. Un second un peu plus loin. Un homme qui accourait sur elle, une masse à la main.
Elle bondit sur ses pieds en retirant l'épée du corps derrière elle dans le même mouvement, pivota sur ses chevilles et tailla sous le bras élevé de la silhouette hostile. Il émit un cri de douleur en se pliant en deux, mais elle n'avait fait que l'effleurer. D'ailleurs, elle ne voyait pas grand-chose, mais elle ne pouvait pas le laisser en état de combattre. Elle recula d'un pas et éleva son épée pour frapper... en retard.
L'homme, même plié de douleur, frappa de sa masse dans l'air. Il l'atteignit à l'abdomen. Le coup lui tua le souffle dans la poitrine aussitôt et révulsa son estomac qui manqua de se vider brusquement. La douleur fut immonde et rayonna jusque dans sa tête. Elle perdit l'équilibre un instant et le sol vacilla sous ses pieds.
Ce fut suffisant pour que l'autre à la massue se relève et lance : « Ici ! À moi, les gars ! Le type s'est réveillé ! »
Malepeste...
Elle se redressa, planta son épée dans la terre, la reprit aussitôt en inversant ses mains dessus pour la tirer à l'endroit. Le temps de stabiliser la prise de son épée, elle aperçut un mouvement noir plus vaste qu'un homme seul qui lui masquait le peu de la clarté qui traversait les nuages. Ils étaient plusieurs à se jeter sur elle comme un seul, et elle était incapable de discerner quoi que ce soit dans cette poix !
Tant pis. Elle n'avait pas le temps de clarifier sa vision.
J'espère qu'Ascelin n'a pas décidé de tenter quelque chose d'irresponsable, sinon je le tue avec !
Elle balança son épée en taille horizontale à hauteur d'abdomen, en aveugle, et en tailla un. Un autre parvint à passer et franchir sa défense. Elle lui assena un coup de garde dans le ventre et volta du côté opposé. Lui non plus, il ne devait pas voir grand-chose ; il se trompa sur la direction du coup qu'il venait de prendre et pivota du mauvais côté. Elle éleva l'épée pour le frapper à la tête... mais entendit l'air filer sur une arme à son oreille. Elle se baissa par réflexe. En vain. Un choc frappa le sommet de son épaule, glissa contre son bras, envoya une douleur déchirante dans sa chair. Elle perdit pied et chuta lourdement, emportée par la violence du choc.
Elle distingua brièvement une épaisse masse qui se découpait sur le ciel nocturne au-dessus d'elle. Elle se recroquevilla. Elle n'aurait pas le temps de se relever. Pas le temps d'esquiver. S'il avait sa tête...
Un mouvement sombre, suivi d'un grand choc métallique qui résonna lugubrement, comme d'un chaudron heurté, puis un affalement lourd près d'elle.
Elle se remit aussitôt sur ses pieds et rencontra un type, trop près d'elle. Elle faillit frapper de son couteau de la main gauche, avant de réaliser qu'il brandissait une marmite !
— Oh l'idiot ! pesta-t-elle pour elle-même. Un chaudron, vraiment !
— Hé, si ça ne vous va pas, vous n'avez qu'à me filer votre épée, tiens !
— Ah oui ? Et qu'est-ce que je fais, en attendant ? Je m'assois sur votre stupide marmite et je vous regarde ?
Il se plaça dos à elle pour couvrir ses arrières :
— Ne soyez pas ridicule, il fait nuit noire, on ne voit pas un clou ! Vous ne verriez rien, voyons. Non, je me disais que vous pouviez atteindre votre hache, en attendant ! Vous avez l'air de savoir vous en servir... (il assena un coup de chaudron à un truand qui bondissait sur lui) mieux que moi ! En revanche, je sais me servir d'une épée, malgré les apparences !
Elle jura par-devers elle :
— Vous me demandez de vous laisser mon épée ! Je ne vous connais même pas, vous réalisez ?
Elle discerna un mouvement hostile, et compta que sept des huit âmes étaient encore dans la course. L'un d'entre eux... non, deux d'entre eux attaquaient simultanément ses deux flancs.
— Baissez-vous ! lança-t-elle à Ascelin en se voûtant elle-même.
Elle n'avait pas eu vraiment l'espoir qu'il réagisse assez vite. Une arme inconnue passa au-dessus de sa tête et aurait pu heurter celle de son compagnon de route. Elle ne rencontra rien. En revanche, par chance, Mesha sut que le bras qui la maniait était passé au-dessus d'elle, surestimant sa taille, certainement. Elle était dans sa garde, entre son coude et son buste. Elle darda son couteau sous l'aisselle, là où il y aurait un défaut de jonction d'armure si jamais il en portait une. Elle ne rencontra aucune résistance... et planta sa lame jusqu'à la poignée, certainement dans le poumon.
Lorsqu'elle se redressa, ce fut pour rencontrer du plat de son dos celui du marchand qui se redressait en même temps qu'elle et prenait appui sur ses pieds pour distribuer un coup de coude dans une mâchoire qui craqua.
— Hé, ma dame ! insista-t-il. Une épée ou un couteau ne serait pas du luxe, je vous avoue ! Allez donc chercher votre hache !
— Quoi, pour que je vous décapite avec sans le vouloir dans cet encrier où on barbote ? Je ne vous le conseille pas !
— Ah. C'est pas bête.
— Oh, et puis merde... tenez !
Elle lui glissa la poignée de son couteau sous le coude de sa main droite. Il l'attrapa aussitôt et changea son chaudron de main, l'employant comme un bocle de duelliste. Elle perçut dans son dos qu'à peine eût-il saisi le couteau qu'il l'avait déjà mis à l'usage : le chaudron résonna bruyamment contre un poing détourné de sa cible, puis une frappe vive comme un serpent eut un son mat derrière elle. Une âme de moins ; elle avait disparu avant même le bruit du corps s'effondrant à terre.
Oh, il est plus efficace que je le croyais, tiens...
« Merde, Rick ! hurla une voix non loin du mort. Ils viennent de se faire Rick ! »
Mesha assena encore un coup d'épée à un assaillant presque invisible mais décidé à la frapper d'une arme dont elle ne parvenait à savoir si elle était tranchante ou contondante, mais paraissait de la longueur d'une épée. Elle sut qu'elle lui ouvrit le ventre du pubis au nombril, et l'homme s'effondra aussitôt en gémissant.
« Les gars ! On décampe ! lança la voix horrifiée par la mort du fameux Rick. On abandonne et on file ! Allez ! Allez ! »
Une panique chaotique parcourut le campement, des mouvements en tous sens que Mesha ne parvenait à suivre. Croquetard et le percheron hennirent et renâclèrent, apeurés par la débandade aveugle de la compagnie, puis le silence retomba, brisé seulement par les sabots des deux bêtes qui martelaient nerveusement l'humus.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top