Chapitre II partie 4

Leur repas achevé, elle but deux longues rasades de la cervoise qu'elle avait emportée dans son outre, puis la tendit à Ascelin, qui s'en empara avec joie. Il but à son tour tandis que Mesha retirait la carcasse vidée du lapin du feu. Elle avait espéré en faire plusieurs repas, mais Ascelin et elle avaient été tellement affamés qu'ils l'avaient finalement dévoré tout entier.

Elle se leva et s'empara d'une couverture dans son bagage pour s'enrouler dedans. Il fit une moue et se leva à son tour. Elle le surveilla avec attention... pour découvrir qu'il allait tirer un sac de voyage du fourré où il s'était terré.

Il revint auprès du feu et l'ouvrit pour s'en tirer une couverture pour lui :

— Qu'est-ce que vous faites ? siffla-t-elle en s'allongeant elle-même pour dormir.

— Hé bien, je...

— Moi je dors. Vous, vous montez la garde. Bonne nuit.

— Toute la nuit ?

— J'ai passé la précédente à combattre vos Creux. Vous voulez rembourser votre dette ? Après les informations sur la foi d'Ardeville, continuez donc en veillant sur mon sommeil. Bonne nuit.

Il ne protesta pas et elle ferma les yeux. Elle savait qu'elle ne dormirait que d'un œil, de toute manière. Quelle guigne...

— Au passage... gronda-t-elle juste au cas où. Si demain matin il manque la moindre chose à mes affaires, je vous le ferais payer. Même si vous êtes parti. Je vous retrouverais et je vous le ferais payer, vous m'entendez ?

Il se contenta d'un soupir excédé en guise de réponse, et elle décida de s'en satisfaire et de s'abandonner enfin au sommeil.

Il demeura léger, et Croquetard décida en sus de s'adonner à sa pratique favorite : grignoter et mâchonner des touffes d'herbes à des heures indues, ce qui ne l'aida guère à sombrer profondément, de toute manière.

Elle s'éveilla avant l'aube pour découvrir qu'Ascelin dormait à poings fermés non loin des braises froides. Elle soupira. Il avait certainement été inutile d'un bout de la nuit à l'autre.

Il était temps qu'elle parte, sans quoi il serait peut-être capable de décider de voyager un moment avec elle.

Elle se leva en silence, rassembla ses affaires, sella ses chevaux, jeta un dernier regard au bourgeois endormi, pelotonné dans une excellente couverture – quelle guigne de lui avoir offert de partager son pain ! Elle leva le regard vers un ciel automnal détrempé et certainement moins clément que celui de la veille, encore bleu sombre mais pâlissant à l'est, puis se mit en marche, menant les chevaux par la bride.

Elle retrouva la route d'Ardeville. Elle aurait aimé éviter la cité fortifiée chef-lieu du comté d'Arde, mais elle avait une course à y faire. Une course importante. À vrai dire, c'était pour cela qu'elle avait quitté le comté d'Istre – fort judicieusement avant qu'il soit presque totalement envahi de Creux. Et mieux valait ne pas trop tarder pour réaliser sa course, sans quoi son moyen de paiement n'aurait plus grande valeur.

Un soleil pâlot et peu engageant parut se lever à travers une fine couche de nuage blancs, mais très vite, ils s'assombrirent de nouveau et s'agitèrent en tous sens. Le jour n'était pas levé depuis une heure que la pluie se remit à tomber, et Mesha s'enroula en grommelant dans son manteau de pluie, capuchon rabattu profondément sur la tête.

Elle était trempée jusqu'aux os et d'une humeur exécrable lorsque le destin décida de miner son moral davantage encore : un bruit de pas précipité sur la terre et le gravier de la route, derrière elle. Elle soupira et posa la main droite sur l'épée nouée à la selle de Croquetard qui marchait à côté d'elle, prête à la dégainer si le nouveau-venu se révélait hostile. Mais au fond d'elle, elle savait qui c'était.

Lorsqu'elle se retourna, ce fut pour découvrir un Ascelin à la triste mine, au pourpoint détrempé et au mantel gorgé d'eau, qui pataugeait dans la boue de la route en protégeant tant bien que mal son balluchon de voyage sous son chaudron. Il l'avait rattrapée ! Il avait dû se presser pour combler son retard, donc ce n'était évidemment pas par hasard de la destination.

Elle soupira. Il avait décidé de ruiner sa journée, après avoir ruiné sa soirée.

— Dame ! la salua-t-il avec agacement. C'est que vous êtes partie comme une voleuse !

— Je suis pressée.

— Oh je vois. Il semble que nous allions dans la même direction... me permettrez-vous de cheminer avec vous ?

Elle leva les yeux au ciel :

— Et en quel honneur ? grinça-t-elle.

Il sourit :

— Hé bien, du moins, tant que nous prenons la même direction et que nous voyageons au même rythme, nous pourrions converser !

— Qu'est-ce qui vous dit que j'ai envie de converser ?

Il fit la moue et se renfrogna. Mais il ne lâcha pas sa compagnie et demeura près d'elle, marchant devant le cheval de bât qu'elle ramenait d'Ibma. Elle finit par soupirer, réalisant qu'il ne partirait pas. Elle hésita un temps à mettre le pied à l'étrier, monter en selle, et partir au petit trot pour l'abandonner sur place, mais se trouva un fond de scrupules qui la surprit.

— Bon, se résigna-t-elle au bout d'un moment. Très bien. Mais je vous préviens, je vous ai déjà sauvé une fois, c'est une dette assez grande que vous me devez, sieur Ascelin Brocardier – ou quel que soit votre nom. Ne comptez pas sur moi pour vous sauver de nouveau. Vous m'entendez ? À moins que vous n'ayez une destination à atteindre et que vous soyez prêt à louer mes services de protection, en quel cas peut-être reconsidèrerais-je ma position.

— Hé bien... c'est que... je suis un marchand ruiné, je le crains. Je n'aurais pas de quoi vous payer pour vos services. Mais j'en déduis que vous êtes un genre de mercenaire, alors ? Je n'avais jamais rencontré de mercenaire auparavant !

Elle soupira et il pouffa de rire, visiblement satisfait de son effet.

— Pour ce qui est de la destination... reprit-il un peu gêné. En vérité je n'en ai pas vraiment. Je pensais passer à Sainte-Luce, un bourg fortifié entre ici et Ardeville, où j'ai laissé quelques affaires à un prêteur sur gages, que j'espère bien récupérer ou à défaut, quelque chose de valeur équivalente. Mais ensuite...

— Quoi, votre marchandise a disparu, peut-être ? Vous ne pouvez pas reprendre vos affaires ?

Il fit la moue :

— N'avez-vous pas vu les flammes ? répondit-il doucement. N'avez-vous pas vu l'entrepôt, à la sortie nord ?

— Je suis passée par la sortie ouest, riposta-t-elle avec détachement.

Il se pinça les lèvres et baissa la tête.

— Tout le nord d'Ibma a brûlé dans la nuit, souffla-t-il avec tristesse. Un Creux aurait laissé tomber une torche ou une lampe qu'il tenait à la main à ce moment-là, je présume... oui, ma marchandise a entièrement disparu. Ainsi que mon échoppe, où je stockais mon or et mes livres de compte. Une idée de comment relancer mes affaires sans savoir ce que je dois à qui et qui me doit quoi, peut-être ? D'ailleurs, comment paierais-je mes créanciers, maintenant que je n'ai plus rien à vendre ?

Mesha fit une grimace de compassion fausse. En vérité, elle n'en avait cure. Elle avait simplement espéré lui trouver une raison de se rendre ailleurs qu'au même endroit qu'elle.

Ils cheminèrent sous la pluie longtemps, mais Ascelin avait perdu son sourire malicieux à l'évocation de l'incendie d'Ibma, et il ne le retrouva pas de la matinée. Il ne desserra presque plus les dents, d'ailleurs, et Mesha se prit à songer qu'elle lui servait simplement de compagnie de dépit qu'il s'obligeait à garder pour s'empêcher de broyer du noir. Si elle était ravie qu'il ne la prenne pas pour une amie, elle était vexée d'être reléguée au rang de simple bouclier contre sa déprime. Mais après tout, elle le quitterait bien vite s'il s'arrêtait au bourg qu'il espérait rejoindre. Ardeville était encore à trois jours de marche, son bourg devait se trouver avant.

À midi, ils s'arrêtèrent pour se mettre un moment à l'abri de la pluie qui ne cessait de les harceler et dévorèrent du pain qui devenait mou à force de gonfler d'humidité, accompagné de morceaux de jambon et de fromage. Il descendait ses provisions, et elle songea que si elle avait su, elle en aurait emporté davantage.

— Vous vous rendez à Ardeville ? demanda Ascelin tandis qu'ils grignotaient des pommes sauvages en reprenant leur marche.

— En quoi ça vous intéresse ?

— C'est de la simple curiosité. Je vous l'ai dit, vous m'intriguez.

— Parce que je suis une mercenaire harpie et... comment avez-vous dit, déjà ? Une rombière ?

Il sourit un peu, mais ce n'était pas le sourire malicieux qu'elle lui connaissait. Ce fut une timide apparition simplement, qui demeurait profondément marquée du sceau de la tristesse d'un homme qui avait tout perdu.

— Je vous avais dit de ne pas le prendre mal ! se défendit-il sans conviction. Je n'évoquais que l'opinion que le bon peuple pricaire a des femmes comme vous.

— Et lorsque je vous ai demandé si vous en étiez, vous avez éludé la question, riposta-t-elle avec humeur.

Il fit une moue désolée :

— Dans le cas contraire, vous auriez eu pour réponse un hypocrite mensonge. D'ailleurs, vous le savez bien.

— Vous êtes un adorateur des Anciens Dieux, n'est-ce pas ? comprit-elle.

— Ah, vous insistez, ma parole ! D'accord, je vous propose un marché : je vous réponds mais en échange, vous me donnez votre nom. Qu'en dites-vous ?

— Non. En fait, moi aussi, je posais la question par curiosité. Dans le fond je m'en fiche.

— Oh.

Ils se turent et poursuivirent en silence une bonne partie de l'après-midi. Ils ne croisèrent pas foule sur la route, et tant que Mesha gardait son manteau fermé sur sa poitrine et son capuchon rabattu sur sa tête, nul ne lui prêtait trop d'attention. Ceux qui apercevaient l'épée battant le flanc de Croquetard ou qui avaient la capacité à reconnaître la qualité de l'animal se poussaient de la route, croyant croiser un chevalier et son écuyer, mais elle ne savait trop dire qui avait l'allure du chevalier et qui de l'écuyer, entre Ascelin et elle. Pour le reste, la pluie s'apaisa un peu en milieu d'après-midi, mais ce ne fut que pour reprendre de plus belle dans la soirée.

À la nuit, lorsqu'ils firent halte pour dormir, résignés à éviter les auberges et tavernes puisqu'ils n'avaient pas grand-chose pour payer – et que Mesha refusait catégoriquement d'user de son butin pour offrir une chambre à l'espèce de sangsue qui s'était collée à elle depuis la veille – ils établirent un maigre campement un peu à l'écart de la route, tendirent leurs manteaux en pente à des arbres pour s'en faire un toit de fortune et se tenir un peu à l'abri de la pluie pour dormir, un maigre feu de bois humide et fumant pour se réchauffer.

Mesha allait s'allonger après avoir mangé un ragoût mijoté dans le chaudron d'Ascelin à base de morceaux de viande séchée, de panais, de carottes, d'oignons sauvages, de champignons ramassés dans le sous-bois, et de la carcasse de lapin qui restait de la veille – et rempli à l'eau de pluie. Mais elle remarqua que le bourgeois paraissait épuisé, avec les yeux caves et cernés. Lui non plus, il n'avait pas beaucoup dormi la nuit de l'attaque des Creux. D'ailleurs, peut-être n'avait-il pas non plus dormi la nuit précédente, comme elle lui avait demandé de monter la garde pour elle. Elle se sentit prise de remords et soupira :

— Dormez un peu. Je fais le guet, ce soir.

Il leva sur elle un regard d'immense reconnaissance, s'enroula dans sa couverture et se pelotonna par terre. Elle sut qu'il dormait presque aussitôt.

Je suis trop brave, je crois... j'aurais pu le laisser réveillé, il serait tombé d'épuisement et il ne m'aurait pas suivie davantage... si je monte la garde sur son sommeil, évidemment qu'il ne voudra plus me quitter, tiens !

Ah. Tant pis.

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C'est un sacré premier cap de franchi, pour moi comme pour Mesha ! Un grand merci à tous !

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