Chapitre II partie 3
— Et les affaires marchaient bien, dans une bourgade aussi petite ? demanda-t-elle dans l'espoir qu'il se trahisse.
— Hé bien, j'aurais certainement fait de meilleures affaires dans une plus grande ville, c'est certain, mais Ibma était sur la route de nombreuses caravanes de pigments. Je pouvais acheter des pigments rares et de bonne qualité avant l'arrivée des caravanes en ville, puis aller les échanger à mon tour aux teinturiers contre leurs dernières étoffes, leur garantissant ainsi les pigments qu'ils avaient parfois du mal à acheter en ville, où la demande est importante. C'était un échange de bons procédés avec quelques teinturiers qui m'étaient associés, et cela me permettait des affaires intéressantes. Ensuite, depuis Ibma, je pouvais fournir des livraisons dans d'autres régions à des couturiers et pourpointiers des environs assez rapidement et avec une bonne sécurité de voyage, donc oui, disons que ça ne marchait pas trop mal. Mais la véritable raison de ma présence là-bas, c'était mon épouse.
Elle sentit que sa voix s'éraillait soudain et perdait de sa contenance. Elle réalisa. C'était pour cela qu'il était devenu invisible des Creux. Il n'avait pas eu peur d'eux, parce qu'il n'avait eu plus rien à perdre. Sa femme avait dû être vidée de son âme sous ses yeux. À quel point avait-il désiré connaître le même sort ? Quelle douleur avait-il dû éprouver en réalisant que plus il voulait la rejoindre et moins il en avait de chances ?
Il frotta vivement une poussière de son œil, puis porta de nouveau le tranchoir à ses lèvres. Pourtant, toute son avidité goulue et affamée qui l'avait poussé à dévorer des bouchées plus grosses les unes que les autres avait disparu. Il picora désormais sa ration, plus pour se sustenter qu'autre chose.
Elle eut un élan de compassion subit pour lui, mais n'oublia pas qu'il pouvait toujours jouer la comédie pour gagner sa confiance et la dépouiller sitôt endormie. D'ailleurs, même s'il ne jouait pas la comédie et disait vrai, ça ne l'empêcherait pas de la dépouiller tout de même si elle s'endormait.
Et dire qu'elle était épuisée de ses combats nocturnes de la nuit précédente et du peu de sommeil accumulé ces derniers jours... ce n'était vraiment pas le moment !
Elle mordit à son tour avec avidité dans son tranchoir et sa viande, et se délecta de la saveur du festin.
— Et vous ? demanda Ascelin en relevant un regard humide mais agrémenté de son sourire malicieux. Qui êtes-vous donc ?
— Ça vous intéresse ? rétorqua-t-elle froidement.
— Je vous ferais remarquer que j'ai davantage de raisons de me méfier que vous, se renfrogna-t-il. Une telle générosité de votre part est rarement gratuite, mais je me demande bien ce qu'une femme comme vous pourrait réclamer à un pauvre marchand ruiné comme moi. En attendant, le fait est que vous êtes armée et moi pas, et que j'ai eu l'occasion de découvrir que vous saviez plutôt bien vous servir de vos armes. Donc oui, ça m'intéresse. J'aime autant savoir par qui je pourrais être dépouillé ou arnaqué, voire éventré si j'ai le malheur de faire un geste qui vous déplait.
Elle le scruta de sous ses sourcils. Il paraissait penser vraiment ce qu'il disait. Futé et prévoyant du combat, pour un simple marchand... il parle d'être éventré sans que ça ne semble le déranger outre mesure, mais il a l'air de m'en penser véritablement capable... en somme, il parle comme un soldat habitué au combat au point d'en être détaché. Décidément, il y a certainement autre chose chez lui que le sens des affaires des étoffes.
— Pourquoi voulez-vous donc que je vous dépouille, avez-vous quelque objet de valeur qui pourrait attiser mon avidité personnelle ? riposta-t-elle sombrement. Je veux dire, autre chose que ce chaudron ? Quant à ce qui est de vous éventrer, ce serait du gâchis de percer un estomac plein d'une si bonne pitance qui m'appartenait, vous ne croyez pas ? Si j'avais voulu vous tuer, vous seriez mort.
— Certes... dans ce cas, considérez que c'est exclusivement de la curiosité, même si je maintiens que j'ai mes raisons de me méfier. Ce n'est pas tous les jours qu'on rencontre une femme qui monte un destrier de chevalier, manie la hache de guerre et l'épée comme un homme d'armes, et voyage seule ! Vous savez comment on surnomme les femmes telles que vous, ici dans le canton d'Ardeville ? Les harpies, les sorcières, les rosses, les rombières, comme il vous sied.
Elle fit la moue à ces insultes répugnantes.
— Ne vous méprenez pas, se défendit Ascelin, ne confondez pas mes dires avec ceux de l'opinion d'Ardeville. Mais je vous apprends peut-être, vous qui voyagez et ne semblez pas venir de la région, qu'Ardeville est de confession majoritairement pricaire, ce courant assez radical de la religion patriercane.
— Oh, la nouvelle religion d'un seul dieu, n'est-ce pas ?
Ascelin hésita et la dévisagea comme si elle était aliénée :
— Allons, elle n'a plus grand-chose de nouveau depuis plusieurs générations, déjà ! La croyance patriercane est devenue la foi officielle du royaume d'Eltremir depuis que le bon roi Alke dixième, ou douzième, peut-être, s'est converti. Précisément à son courant pricaire, qui prêche l'importance du mariage et de la domesticité pour les dames de vertu. Vous n'en êtes donc pas, à en juger par votre mine peu réjouie, hein ?
— Non, pas vraiment.
— Oh. Je vois. Si je puis vous donner un conseil, c'est de ne pas en faire étalage dans les environs d'Ardeville. Vous seriez traitée d'hérétique et risqueriez procès. D'ailleurs, les pricaires ont peu d'affection pour les femmes célibataires, moins encore pour les indépendantes, et aucune pour celles qui ont en plus le plaisir de posséder les biens qu'ils associent aux hommes ; figurez-vous que armes et chevaux sont de ceux-là. Si procès il devait y avoir contre vous, vous seriez aussitôt accusée de décadence ou de sorcellerie et je ne doute pas que vous seriez condamnée aux pires tourments, sinon au bûcher ou à la pendaison. Rassurez-vous : vous encourez les mêmes risques quand bien même vous vous revendiquiez patriercane, mais disons que vous obtiendriez une plus grande bienveillance et un peu plus de tolérance pour vos péchés s'ils vous croyaient pricaire.
— Oh par tous les dieux...
— Par exemple, évitez donc de jurer par les Anciens Dieux. Ils sont tombés en disgrâce et leur évocation n'est autorisée que pour les dénigrer ; d'ailleurs il convient de les nommer les usurpateurs, désormais.
— C'est un juron, bon sang ! N'est-il pas même autorisé de blasphémer sur eux ?
— Précisément, le blasphème de leurs noms est autorisé, mais votre juron n'en était pas exactement un, plutôt un appel à leur miséricorde, et à ce titre, il vous vaudrait procès et possible lapidation.
Elle se renfrogna. Elle n'aimait pas cette région, décidément...
— Je vois, grommela-t-elle. Et vous, en êtes-vous ?
Il sourit avec amusement :
— C'est une question qui ne se pose pas, dans ce canton, répondit-il avec détachement. Parce que l'affirmation de base est que tout le monde l'est, il est impoli de simplement évoquer la possibilité que son interlocuteur puisse ne pas être pricaire. Bien sûr il est vaguement toléré d'être d'une autre confession dans le patriercanisme, mais les courants différents du pricarisme sont des minorités, ici. Leurs fidèles connaissent donc le sort généralement partagé par la plupart des minorités.
— Pourtant, votre ton laisse supposer que vous désapprouvez, remarqua-t-elle.
Il feignit la surprise choquée :
— Quoi, moi ? Désapprouver le pricarisme ? Jamais...
Mesha sourit. En fin de compte il était peut-être d'une compagnie pas trop désagréable, pour tuer le temps avant de la voler.
— Pourquoi est-ce que vous me dites tout cela ? demanda-t-elle avec circonspection.
— Considérez cela comme un paiement de ma dette, pour m'avoir sauvé des Creux hier soir et pour m'offrir votre succulent repas ce soir. Paiement bien humble en regard de l'immense dette que j'ai encore envers vous, j'en conviens, mais il faut bien commencer quelque part. D'ailleurs, ces informations pourraient aussi sauver vôtre vie, si vous passez à Ardeville, figurez-vous.
— Oh.
Il lui sourit de plus belle :
— Et, en parlant de dette...
Elle remarqua qu'il avait achevé son tranchoir et lorgnait encore sur le lapin qui crépitait et grésillait sur le feu. Elle hésita, puis lui tendit finalement son coutelas. Il le saisit avec étonnement, et attrapa la miche de pain qu'elle lui tendait avec. Tout en coupant une épaisse tranche, qu'il agrémenta ensuite de viande prélevée sur la carcasse, il poursuivit :
— Il y a des traditions, ici, que je ne peux qu'approuver. Par exemple, le patriercanisme condamne fermement les mauvais actes tels le vol ou l'abus de confiance d'autrui, et en particulier, interdit tout acte de malveillance à l'encontre de quelqu'un qui a fait preuve de bienveillance.
— Oh, vous voulez dire qu'il faut une religion pour enseigner aux gens à être bienveillants envers les autres ? railla-t-elle. Quel principe charmant...
Le sourire d'Ascelin s'élargit et ses yeux pétillèrent de plus belle :
— Vous êtes cynique, dame. Le fait est qu'en vertu de ce principe, vous n'avez rien à craindre de moi. Je vous dois la vie, preuve suprême de votre bienveillance. Sans parler de ce repas, dont je ne sais trop que penser encore, s'il était offert par réelle bienveillance ou par intérêt autrement plus personnel, mais peu importe, je le crois bienveillant également.
Elle soupira :
— Je me suis dit que vous me voleriez de toute manière avant l'aube, admit-elle, et que j'avais de meilleures chances de vous surveiller en vous invitant près de mon feu, plutôt qu'à vous laisser fureter dans mon dos dans l'obscurité des arbres.
Il pouffa :
— Vous êtes futée ! C'est en effet malin. Très malin. Surtout que j'admets avoir considéré l'idée d'attendre votre sommeil pour faire main basse sur une partie de vos provisions, tant j'étais affamé ; mais avec le ventre repus, ce désir s'estompe aussitôt.
Elle lui lança un regard noir qui élargit de plus belle son sourire amusé. Il lui rendit le coutelas et la miche après avoir minutieusement ajusté les lanières de viande prélevées sur le lapin. Elle décida de se servir également et se mit à l'œuvre alors qu'il engloutissait une nouvelle bouchée.
— Il existe également un autre principe, reprit-il au bout d'un moment alors qu'ils finissaient pratiquement leurs parts. Je ne pense pas vous l'enseigner car je le crois partagé dans de nombreux cantons de ce royaume, sinon d'autres royaumes également, mais je crois bon de vous faire connaître l'attachement que j'éprouve à ce principe : celui de non-agression entre copains. Le principe selon lequel deux personnes partageant le même pain ne peuvent se faire de mal. Ainsi, je vous répète que je ne compte pas vous porter atteinte... mais j'espère qu'il en va de même pour vous !
Elle lui lança un nouveau regard noir, plus irritée par l'idée qu'il avait d'elle qu'autre chose :
— Pour quoi me prenez-vous ? riposta-t-elle avec colère. Il n'est pas dans mes habitude d'agresser celui avec qui je partage mon pain, bien évidemment. Je ne croyais pas avoir seulement à le dire tant cela va de soi. Pis encore : je vous ai sauvé gratuitement. Ce ne serait certainement pas pour vous faire de mal maintenant. Mais mon principe du copain a une limite : je me défends si l'on m'agresse. Vous comprenez ? Si vous m'y forcez, je vous tuerai, copain ou pas.
Il sourit :
— C'est tout naturel.
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