Chapitre I partie 4

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L'aube pâlissait à l'est. Mesha poussa un long soupir de soulagement comme de crispation en se coulant, nue, dans l'eau glacée d'un ruisseau, contemplant la fin de cette nuit sanglante. Ses muscles puissants et noués voulurent protester à la froideur de l'eau qui les crispait encore davantage, mais chasser la sueur et le sang qui avait incrusté ses vêtements avait quelque chose de béni. De surcroît, les filets de courant de l'onde qui glissaient contre sa peau paraissaient offrir un peu de leur vie, de leur tonicité, de leur énergie, au corps fourbu et épuisé de la jeune femme.

Noueux, taillé pour la bataille, il était ferme et musclé. Si elle n'était pas très grande, Mesha était forte et puissante. Le corps d'une femme âgée d'un peu moins d'une trentaine d'hivers, façonné par des années de combats, de chevauchées, de nuits soumise à la rudesse des éléments, et de jours trop pauvres en nourriture, elle était une guerrière jusqu'au bout de ses ongles cassés, crasseux et croutés de sang séché. En témoignaient les cicatrices qui lézardaient sa chair aux articulations des coudes et des hanches. Ses balafres se concentraient aux défauts de jonction des armures qu'elle avait portées dans de très nombreuses batailles, mais certaines l'avaient atteinte au buste ou au dos lorsque, par mégarde, elle avait pu se laisser surprendre sans porter de cotte de mailles.

C'était ce corps endurci et malmené qu'elle récurait, ce matin. Le sang, la boue, la sueur. Malgré toutes ces années à les avoir intimement connus, elle ne parvenait totalement à s'y faire. Elle s'acharnait pour les effacer de sa peau comme de son esprit, dans une futile tentative pour faire disparaitre les scènes de carnage de sa mémoire.

Encore un village. Encore tant d'innocents, frappés par ce mal. Encore un drame qu'elle n'avait pas pu empêcher. Comme tant d'autres. Encore tant d'entre eux qu'elle avait dû massacrer de ses mains.

Elle soupira et se laissa glisser dans l'eau de la rivière. Elle était épuisée. Pas seulement par cette nuit ou par ce village, mais aussi par tous les autres. Par toutes ces années qui s'égrainaient sans cesse, qui pesaient sur son âme comme une chape de plomb sur ses épaules, qui ne paraissaient pas vouloir se tarir. Par tous ces morts qu'elle avait contemplés. Par la solitude dans laquelle elle se démenait pour survivre, tout en emportant dans son sillage sanglant des vies par dizaines. Elle était lasse et écœurée.

Elle plongea sa tête directement dans l'eau glacée pour tenter de chasser un peu ses idées noires, ébroua sa longue chevelure à la couleur de l'or vieilli, l'essora avec fermeté, puis entreprit de récurer fermement ses mains brunes de sang séché, de la fange projetée par les sabots et les cavalcades de Croquetard, et des cornes dures et rêches qui jaillissaient sous la peau, là où passaient la hampe d'Asket et la fusée de son épée. Elle aussi, elle avait un nom : Cymon. En définitive, ses deux armes et son cheval de bataille étaient tout ce qui tenait lieu de compagnons de route et d'amis à Mesha. Tous les amis ont un nom, n'est-ce pas ? Fussent-ils faits d'acier... et qu'importe s'il était triste de considérer deux armes de mort comme ses seuls fidèles compagnons : sa vie durant, Mesha n'avait connu que guères et massacres et ne s'était véritablement sentie comprise que de sa hache et de son épée.

Enfin, frigorifiée mais rassérénée, elle sortit du torrent en tremblant, satisfaite d'être enfin débarrassée des éclaboussures de sang qui l'avaient maculée si longtemps.

C'était un matin grisâtre et peu engageant qui s'annonçait lorsqu'elle fut enfin vêtue de frais. La faim qui la tenaillait, le froid et l'humidité qui la harcelaient, les courbatures et les crampes dans ses muscles endoloris, le tout assaisonné de l'étrange sentiment d'être une bête traquée, promettaient une humeur massacrante pour le restant de cette sale journée. A cela s'ajoutait la colère qui bouillonnait en elle et qu'elle tâchait d'étouffer ; celle de ses remords mêlée à celle de la rage du combat qui s'embrasait toujours si aisément dans ses entrailles. Oui, elle serait de mauvaise humeur, aujourd'hui encore. Comme les autres jours. Comme d'habitude.

Elle soupira en rajustant les réglages de la selle de Croquetard. Le pauvre alezan était aussi fatigué qu'elle, chargé comme une bête de bât par ses armes, ses mailles, ses vêtements, et tout ce qui constituait ses rares biens – en majorité, des pièces d'armure usées, cabossées et oxydées, ainsi que des pierres à affuter et des huiles pour entretenir ses lames.

« T'en as vu de belles, toi aussi, hein mon vieux ? souffla-t-elle en flattant la puissante encolure arquée de son compagnon. Allez, il faudrait qu'on avance encore un peu aujourd'hui, histoire de creuser la distance entre nous et cette ville fantôme... promis, on se reposera demain. D'accord ? »

Son estomac protesta presque aussitôt, gémissant qu'il demeurait vide depuis trop longtemps. D'ailleurs, la faiblesse et les vertiges passagers commençaient à se faire plus pressants, et Croquetard posa sur elle un regard circonspect de son œil globuleux. Elle fit la moue :

« Bon, d'accord, d'accord... il faut d'abord qu'on trouve à manger. Et ensuite on reprend la route. Qu'en penses-tu, là ? Ça te plait mieux ? Le seul souci, c'est que le meilleur endroit pour trouver à manger sans avoir la moindre piécette pour payer ma pitance, c'est de revenir sur nos pas et aller fouiner un peu dans les garde-mangers des tavernes et tripots de cette bourgade... en espérant que tous les taverniers et toutes les cuisinières du coin ont bel et bien été vidés de leur âme, sinon ça va encore se finir à coup de piques et de fourches, tiens... et la dernière chose dont j'aie envie, c'est bien de me faire chasser à coups de fourches devant des Creux ! Ah... vu le nombre qu'ils étaient et le silence qui pèse désormais sur le village, c'est certain, ils y sont tous passés. C'est le moment. Et puis en plus, je n'ai que deux têtes pour Galore, et ce ne sont que deux hommes... il m'a demandé d'en avoir un peu plus de variété. Bref ! J'y retourne, je me faufile, je trouve à manger, je ramasse deux ou trois têtes supplémentaires au passage sur des cadavres pour éviter d'être éclaboussée de sang, et je file. Qu'en penses-tu, Croquetard ? Si ça se trouve, j'arriverais peut-être même à te trouver un sac d'avoine, dis donc ! »

Elle lui tapota l'épaule, mais le cheval baissa la tête pour arracher une maigre touffe d'herbe entre ses dents en guise de réponse.

Ah, allez, songea-t-elle avec dépit. Après tout, j'en ai tué un bon nombre cette nuit, ce serait dommage de ne pas pouvoir les monnayer, maintenant... et puis j'ai faim !

Elle soupira, se résigna. Elle n'appréciait pas vraiment de revenir sur ses pas. C'était surtout une question de manie : revenir en arrière, retrouver la scène de carnage, contempler les cadavres qu'elle avait abattus de sa main, tout cela la replongeait dans le chaos de ses combats qu'elle tâchait d'oublier. Maintenant que la panique était passée, maintenant que les villageois étaient tous transformés, qu'il n'y avait plus de lutte ou de combat, elle n'avait plus rien à craindre. Les créatures ne devraient pas lui prêter la moindre attention tant qu'elle gardait sa peur sous contrôle et évitait de se trouver maculée de sang – du sien ou du leur. La peur, précisément, elle savait la contrôler à merveilles, depuis ces trop longues années passées à fréquenter les Sans-Âmes d'un peu trop près. En revanche, les corps raides et secs, les peaux grises et vertes, les yeux révulsés, le sang croûté et coagulé, l'odeur de putréfaction... tout cela la rebutait plus que les Creux eux-mêmes. Elle ne pourrait pas s'en prémunir. Elle avait tué tous ces gens. Par dizaines.

Mais elle n'avait pas le choix, et piller les villages fantômes n'était pas une première pour elle. Elle avait faim, elle n'avait pas un sou en poche, et elle n'irait pas bien loin sans trouver quelques vivres et un butin à revendre pour vivre quelques semaines de plus. L'hiver approchait, elle aurait besoin d'un nouveau travail d'ici là, et en attendant, elle devrait survivre encore un peu. Oui, il fallait qu'elle y retourne, peu importait à quel point l'idée lui déplaisait. Elle en profiterait pour garnir davantage son morbide colis pour Galore et s'en servir de monnaie d'échange.

Elle décida de s'équiper un peu mieux pour sa petite aventure. Elle enfila donc un gambison matelassé – tassé, élimé, jauni, puant l'humidité croupie – par-dessus ses vêtements, le noua fermement, puis elle passa des chausses matelassées de même facture. Elle se vêtit de sa vieille broigne de croûte de cuir réparée et ravaudée tant bien que mal, aux macles d'acier robustes. Elle se para de ses quelques pièces d'armures pour protéger bras et jambes : gantelets, solerets, grèves d'écailles d'acier, brassards...

Cependant, une fois sanglée correctement dans son armure, elle décida de se passer de son heaume. Elle voulait surtout alléger le poids transporté par Croquetard, et le casque n'était pas vraiment la pièce la plus lourde ; en revanche, il la gênerait pour se faufiler dans les greniers, les caves, sous les mansardes et glisser sa tête dans les pots en terre qu'elle espérait trouver pour faire ses provisions.

Quant à l'armure, c'était autant une précaution qu'une optimisation de son bagage. Certes, il y avait tenue plus confortable pour voyager sur de longues distances qu'une armure composée de plates, de cuir et de mailles disparates et mal accordés. Mais en revanche, correctement sanglée dans son harnois de combat, elle se sentait invulnérable. Elle avait davantage confiance. Il faudrait que la situation dégénère véritablement avant que l'ombre sourde de la peur ne se glisse dans ses entrailles ; aussi, tant qu'elle demeurait parfaitement sereine, elle pourrait déambuler parmi les Creux sans être inquiétée. Enfin, quand bien même elle le serait, le plus à craindre pour elle était la morsure qui siphonnerait son âme. Or, il faudrait des dents étrangement surnaturelles pour percer au travers des chausses de maille ou de la broigne de cuir ainsi que du gambison épais. Les solerets et gantelets, quant à eux, pourraient transformer chaque coup de poing ou de pied en un véritable choc de masse d'arme, idéal en cas de combat au corps à corps si la situation dégénérait.

Elle ne craignait rien, ainsi parée.

Elle noua finalement son épée, Cymon, à son ceinturon d'armes sur son flanc gauche. A droite, sur le même baudrier, elle boucla le fourreau de son poignard. N'était-ce pour les longs cheveux dorés noués en queue-de-cheval qui cascadaient dans son dos, ou pour les grands yeux verts, le nez fin et retroussé et les lèvres féminines et bien dessinées, elle avait l'allure d'un chevalier. D'un chevalier sans le sou, miteux, sans domaine ni écuyer, mais d'un chevalier tout de même.

Elle laissa Asket à la selle de Croquetard, s'assura que son bagage était bien arrimé, fit la moue. Elle n'avait guère envie de revenir sur ses pas, mais elle n'avait pas le choix. Alors, elle tourna le regard en direction de la bourgade ravagée et se mit en marche, menant l'étalon près d'elle.

A la lumière du jour, le village était tout aussi lugubre qu'à la nuit. Les toits étaient noirs et couverts de plaques de plomb, les murs n'étaient guère plus clairs, et les boiseries des colombages ou des encorbellements étaient calfatées de goudron ou noircies de suie. Les masures étaient grises, surplombaient des rues de boue noire, se découpaient sur un ciel pâle. Au loin, un panache de nuage ou de fumée s'attardait encore un peu sur les dernières maisons du nord de la bourgade, stigmate d'un feu qui avait dû dévorer quelques pans de mur au passage. Mais ce qui rendait l'endroit glaçant, c'était le silence. Pesant, menaçant, il avait quelque chose d'une veillée funèbre. Brisé par quelques croassements de corbeaux stridents, par quelques suçons de pas dans la boue, par des froissements d'étoffes, il planait dans l'air sans avoir de substance. Ce n'était pas le silence d'un endroit désert, mais celui d'un endroit encore occupé par quelque chose qui n'avait plus rien d'humain.

Mesha grinça des dents, posa machinalement sa main sur le fourreau de son épée, contempla les premières maisons et les premières rues, jonchées de cadavres. Elle n'y percevait plus aucune âme. Plus rien. Pourtant, des êtres se tenaient là, debout ou assis, immobiles, vides comme des pierres. Elle les détestait. Plus que toute monstruosité qu'elle n'ait jamais combattue, elle détestait ces choses-là. Ces créatures à l'allure humaine, au visage humain, qui avaient été des mères, des pères, des amis ou des voisins, qui avaient eu une vie, et qui n'étaient plus que des coquilles vides pourvues de dents. Elles lui hérissaient le poil.

Mesha laissa son cheval à une courte distance des premières maisons et de ces choses. Assez loin pour qu'il ne cause pas de dégâts s'il était pris de panique, mais suffisamment près pour qu'elle puisse sauter en selle et déguerpir au triple galop si la situation tournait au vinaigre.

Elle prit son courage à deux mains, fit abstraction des humanoïdes, et attaqua ses fouilles par l'étable des bœufs de trait, la première construction la plus proche avant les habitations. S'il y avait des bœufs, peut-être aussi des chevaux et donc de l'avoine. Elle se mit en marche en sifflotant, surveillant le ciel grisâtre autant que les êtres hagards et désœuvrés. Pas un seul ne leva un regard blanc sur elle. Elle passa devant une femme assise par terre, dont les yeux de givre étaient rivés dans sa direction ; la créature ne la vit même pas tandis qu'elle traversait son champ de vision.

Mesha s'autorisa un sourire cynique, satisfaite de son invisibilité.

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