Chapitre I partie 1

— Parait qu'ces saloperies ont attaqué des villages à l'est d'Istreville...

— Tu tiens ça d'où, Gerd ? T'as jamais été plus loin que la forêt d'Arantar à deux jours à pied d'ici ! Comment tu peux savoir ce qui se passe à l'est d'Istreville, merde ? C'est à dix jours à cheval !

— Tu me prends vraiment pour un crétin, Serem ? C'est un marchand de l'est qui me l'a dit. J'vais peut-être pas plus loin qu'à deux jours d'ici, mais je sais encore parler aux gens qui en viennent !

Mesha était tout ouïe. Le dénommé Gerd, un gaillard au mufle buriné par le soleil et aux épaules plus larges qu'un buffet de cuisine, avait l'air sûr de sa rumeur.

Son compagnon, un jeune fermier presque aussi massivement bâti que lui, se renfrogna et siffla une longue rasade de la cervoise – somme toute immonde – qui remplissait sa chope. Il eut une moue de contentement, comme si le fade breuvage rance et piquant satisfaisait ses papilles, mais il se rembrunit bien vite :

— Si c'marchand dont tu parles a raison, alors, c'est qu'c'est plus près qu'la dernière fois...

— Quelle dernière fois ?

— Bin, la dernière caravane qui est passée ici, ils parlaient des villes par-delà la frontière avec Grimbeldom. Maintenant... c'est déjà sur nos terres !

Ça fait longtemps que c'est sur nos terres, sombres idiots... songea la jeune femme avec amertume en déglutissant avec peine la gorgée de bière qu'elle avait elle-même sirotée.

Mesha était tapie dans un angle de la salle des convives de cette taverne miteuse presque uniquement pour sécher un peu ses bottes de marche. Elles étaient crottées jusqu'aux chevilles par la fange puante qui tapissait les chemins de la région et qui lui répugnait. En attendant, elle sirotait une bière amère et fade pour prétendre se fondre dans la masse. Son capuchon rabattu sur ses longs cheveux blonds et mouillés dissimulait un peu ses traits, mais elle le conservait enfoncé sur son crâne surtout pour réchauffer sa tête encore détrempée par les averses incessantes de la journée. Seule et morose, elle scrutait discrètement de ses grands yeux verts toute l'assistance de la salle des convives avec méfiance, et elle gardait une oreille attentive sur les rumeurs. Car les racontars de taverne, qu'ils soient des bobards d'ivrognes ou les récits des nouvelles des contrées lointaines portés par les caravanes marchandes de passage, demeuraient d'intéressantes histoires pour arranger ses affaires.

Il fallait dire que Mesha n'avait guère d'autre gagne-pain que la traque de ces histoires, de leurs sources ou de leurs protagonistes, pour se mettre quelque chose sous la dent et acheter un peu d'avoine pour Croquetard. Elle œuvrait généralement comme reître, mercenaire, chasseuse de primes à l'occasion, ou vivait de maraudes lorsqu'elle n'avait plus le choix. Pour se faire quelques sous, rien ne valait mieux que trouver des clients prêts à la payer pour massacrer leurs ennemis. Et cela passait par la chance, mais aussi par sa capacité à se présenter au bon endroit au bon moment. Partout où il y aurait du grabuge et des histoires sanglantes en perspective. Et cette histoire-là, particulièrement, pouvait lui rapporter gros.

Gros dans l'aumônière comme dans la couenne... encore un truc à finir avec la panse découpée et recousue par un barbier de piètre confiance, tiens ! Si ce n'est pire... Le tout après une dizaine de jours de cheval, au mieux.

Elle soupira. Elle n'était toujours pas tirée d'affaire et sa dernière blessure, un simple coup de coude dans l'échine dans une vulgaire bagarre de taverne, la lancinait encore dans ses mouvements. Alors chevaucher ou marcher une dizaine de jours pour arriver peut-être trop tard, ce n'était guère rentable et l'effort ne valait pas la récompense. Surtout, à en croire cette rumeur, elle devrait revenir sur ses pas. Or, à être si proche du canton d'Arde, elle devrait en profiter pour passer à Ardeville, le chef-lieu du comté, et y visiter son vieil ami. Il lui devait toujours une livraison.

Elle se renversa dans sa chaise et étira sous la table ses longues jambes arquées et puissantes, sirotant distraitement une nouvelle lampée de bière.

— Ouais, répondait Gerd à la dernière assertion de son comparse. Mais y'a pire. C'marchand, il a dit...

Le rustaud baissa d'un ton et lança des regards inquiets autour de lui avant de reprendre si bas qu'il fut à peine audible pour Mesha malgré sa proximité :

— Il a dit qu'la Compteuse d'Âmes était dans le canton...

La jeune femme frémit.

— Ah voilà que tu recommences avec tes histoires à dormir debout, Gerd ! protesta Serem en soupirant. Ta Compteuse d'Âmes, c'est un mythe ! Une légende ! Rien de plus !

— Oh t'es toujours aussi benêt ! Bien sûr que non, c'est pas une légende ! L'marchand, il a dit qu'il l'avait croisée en Istre, qu'il l'avait vue aussi sûrement que j'te vois, tout juste quelques jours avant l'attaque des Cr... des... de ces trucs, là. Et il a dit qu'il l'a aperçue de nouveau à l'orée de la forêt d'Arantar y'a pas trois jours de ça ! Tu sais ce qu'on dit, hein... qu'elle les emmène avec elle...

— Ah ça suffit maintenant, j'en ai assez de tes sottises ! Quoi, tu penses vraiment qu'une hideuse sorcière chevauchant un cheval d'or et qui compte les âmes lorsqu'elles quittent cette terre existe, et qu'elle entraîne les Sans-Âmes avec elle ? Tu crois sincèrement qu'une telle chose est possible ? Et quoi, elle volerait les âmes de ceux qui la croisent sur sa route, comme le prétend la légende ? Les arbres et les plantes périraient sous ses pas ? Les démons de l'Entremonde se plieraient à sa volonté et elle ferait de la Magie Brute ? Qu'elle fabriquerait ces trucs à la demande d'un simple regard plongé dans l'âme comme l'acier dans l'eau froide ? Foutaises !

— N'empêche, se défendit Gerd sombrement en baissant d'un ton, ces... ces... choses... ces... trucs... c'est pas humain. C'est pas naturel. Y's'passe forcément quelque chose de pas très net, à l'est.

— Comment tu peux dire ça, Gerd, tu les as vus ?

— Non, mais t'as entendu comme moi les rumeurs à leur sujet ! Ça n'a rien de naturel ! Ce s'rait un résidu d'magie noire ou je ne sais quoi que ça m'étonnerait pas, tiens...

— Ah, voilà qu'tu recommences...

Mesha tressaillit. Le massif Gerd n'avait pas complètement tort. Elle savait de quoi ils débattaient : les Creux. Les Sans-Âmes. Des humains, ou tout ce qui s'en rapproche en apparence, qui déambulaient, vidés de leur humanité, de leur esprit, transformés en monstres voraces et féroces qui attaquaient d'autres humains et répandaient leur mal. Si les rumeurs ne parlaient que des invasions de Creux par-delà la frontière avec le royaume de Grimbeldom, c'était uniquement parce que la maréchaussée du royaume d'Eltremir s'occupait de tuer plus de rumeurs et de colporteurs que de Creux eux-mêmes. Ni le roi ni ses seigneurs ne voulaient que la peur et la terreur s'étendent sur leurs terres comme une peste contagieuse et inéluctable. D'ailleurs c'était certainement ce qu'il y avait de plus sage à faire... d'aucuns prétendaient que les Creux étaient attirés par la peur des populations.

Cependant, Mesha savait qu'il y avait eu des attaques de ces ignominies bien plus nombreuses et bien plus profondément dans le royaume d'Eltremir que la seule contrée à l'est d'Istreville. Elle le savait même bien ; elle avait eu l'occasion d'en croiser quelques-uns, au cours de ses pérégrinations. Précisément car leurs apparitions étaient souvent une aubaine en or pour les gens comme elle : les villageois se cotisaient en général afin de payer des sommes faramineuses aux mercenaires de passage pour exterminer la vermine qui pouvait s'emparer des villages voisins. Se rendre à l'endroit de leurs apparitions permettait souvent de se faire grassement payer... à condition de ne pas y laisser sa peau au passage, évidemment. Pourtant, leur arrivée de plus en plus nombreuse en ces terres n'était pas exactement une bonne nouvelle, ni pour les habitants ni même pour elle. S'ils avaient le potentiel de lui offrir du travail à bon prix, elle les détestait malgré tout et espérait garder un peu de tranquillité. En tout cas, elle espérait demeurer celle qui les traquait pour les massacrer, plutôt que l'inverse.

Elle mâchonna pensivement le quignon de pain rassis que le tavernier avait déposé avec sa chope de bière – non sans un regard hostile et inquiet – et fit la moue : il était aussi mauvais que la cervoise qui l'accompagnait. Bah ! Elle devrait s'en contenter. Ce soir, elle n'avait guère de quoi se payer mieux.

— C'est forcément ça, pourtant ! insistait Gerd devant la mine désabusée de son compagnon. C'est forcément un truc de magie !

— Arrête un peu avec ça. Personne ne sait c'que c'est, mais les machins magiques, ça ressemble pas à ça !

— Ah oui ? Et t'en as vu beaucoup, toi, des machins magiques ?

— Autant que c'que toi t'as vu de Creux, imbécile !

Le brouhaha se tut aussitôt dans la pièce et l'atmosphère devint aussi glaciale que dans un caveau. Il y avait des conversations à éviter en public et des mots à ne jamais prononcer dans un établissement de ce type, et les deux bougres venaient de franchir ces limites.

Mesha repéra le regard devenu soudain menaçant du tavernier derrière son comptoir. L'homme, un individu bedonnant et d'âge avancé, semblait apprécier tout particulièrement cet air hostile qu'il affichait à l'envi – certainement pour dissuader les mauvais payeurs de pratiquer leur art ancestral, ou les fêtards trop avinés de causer du grabuge – mais cette fois, c'était une toute autre mine, autrement plus terrifiante, qui déformait ses traits. Il déposa sèchement les chopes qu'il s'apprêtait à aller servir, s'essuya rageusement les mains poisseuses de mousse dans ce qui tenait plus de la loque que du torchon, et se dirigea à grands pas agacés vers les deux compères, qui s'interrompirent dans leur chamaillerie pour lever un regard hébété vers lui. Il les saisit tous les deux par le collet d'une poigne qui parut soulever de son tabouret même le gaillard à l'allure de buffet.

— Encore un mot de plus là-dessus et j'vous refais le râtelier, tous les deux ! menaça-t-il avec rage.

— O... oui, Barty, bafouilla Serem. Désolé, Barty. On s'tait. On t'causera pas d'souci...

— Z'avez intérêt, tous les deux. On veut pas d'ces maudits trucs par ici.

Le tenancier les relâcha brusquement et s'en fut avec autant de rage qu'il était venu, les laissant penauds et abattus.

Mesha soupira. Elle n'en entendrait pas davantage ce soir. Les autres conversations qu'elle percevait autour d'elle reprirent peu à peu mais elles étaient sans intérêt, aussi fades et mornes que cette bière et ce pain. D'ailleurs, ses cheveux ne paraissaient pas vouloir sécher, ses bottes demeureraient crottées tant qu'elle ne les nettoierait pas elle-même, la pluie ne paraissait pas décidée à se calmer au dehors, et la boue répugnante dans laquelle elle pataugerait dès qu'elle mettrait un pied hors de cet établissement serait de toute manière aussi visqueuse et collante qu'elle l'était avant d'y entrer. En bref, elle n'avait plus rien à faire ici.

Elle se hâta de dévorer le quignon de pain en l'arrosant généreusement de sa bière – elle songea même un moment à jeter la croûte dans la chope, histoire que les deux prennent un peu plus de goût – puis elle se leva en refermant soigneusement son manteau de pluie sur sa poitrine. Elle lâcha quelques pièces sur le comptoir devant le regard noir du tavernier, ne dit pas un mot, et quitta l'endroit sans demander son reste.

La porte grinçante et branlante claqua derrière elle. La nuit était déjà sombre et le ciel ruisselait en une pluie indolente mais opiniâtre et glacée qui ne paraissait pas vouloir se tarir. Les habitants étaient tous claquemurés chez eux et elle demeurait, seule, sous l'encorbellement étrangement de guingois qui la protégeait un peu de l'ondée.

L'endroit était morne et silencieux. C'était une pauvre bourgade de moins de deux cents âmes, du nom d'Ibma, qui avait simplement le mauvais goût de se trouver sur la route de Mesha entre l'endroit où elle avait achevé son dernier travail, et la cité d'Ardeville où elle avait décidé de se rendre. Vaguement quelques échoppes, un oratoire religieux en son centre qui tenait plus de la stèle solitaire que d'une construction à proprement parler, trois ou quatre rues embourbées et autant de granges à foin. Un pauvre endroit. La taverne dont elle ressortait, d'ailleurs, la seule du patelin, jouait le rôle de tripot, auberge, boulangerie, et échoppe. Et elle n'était pas bien pleine. Oui, décidément, Ibma tenait plus du hameau perdu que du village. Mais l'endroit avait l'avantage de lui offrir une halte pour la nuit, que Mesha ne refuserait sous aucun prétexte. Elle était fatiguée, lasse de la route, lasse de la pluie, lasse de l'automne qui s'éternisait et se refroidissait de jour en jour et, aussi étonnant que cela puisse paraître, elle commençait à être lasse de sa routine de vagabonde solitaire. De ce point de vue-là, la pauvre bourgade et sa morosité silencieuse ne changeait guère ses habitudes de solitaire.

En effet, Ibma avait une bien triste allure dans la nuit d'automne. Les toitures des maisons à colombages agglutinées les unes aux autres masquaient le ciel noir et humide, sans toutefois parvenir à protéger les rues de la pluie. Les volets étaient clos, les cheminées crachaient d'abondantes fumées épaisses, et pas une âme ne paraissait trop s'éterniser dans les rues boueuses et détrempées. Pas une hormis Mesha. Pas de feu dans l'âtre ou de bon ragoût bouillonnant pour elle, ce soir.

Elle soupira. Elle rajusta machinalement et sans grand espoir le capuchon de toile cirée qui devait protéger un peu sa tête de l'ondée, rassembla son courage et franchit la limite réconfortante du bord de l'avancée de façade. Son pied botté plongea dans la fange de la rue, la pluie s'abattit sur elle – et traversa presque aussitôt son manteau et le capuchon – et elle descendit la venelle à pas résignés.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top