Si les abysses pouvaient parler (2/2)
Date : quelque part autour du 7 octobre 1920. Lieu : ???
Je ne sais par où commencer. J'ai l'impression de profaner un lieu intime en écrivant dans ce carnet qu'Eugène passait des heures à griffonner. C'est tout ce qu'il reste de lui : son carnet et sa veste. Où qu'il soit j'espère qu'il me pardonnera. Je pense qu'il aurait souhaité relater les évènements. Alors, je vais m'efforcer de prendre le relai. Qu'ai-je d'autre à faire de toute façon ; ici ?
Egon Weber nous a informés aux alentours de 14h que la Loreley était fin prête. Le treuil qui se chargerait de contrôler la descente semblait robuste et des ballasts étaient accrochés à chaque flanc pour nous permettre de remonter en cas d'urgence.
La pince télécommandée, dont j'avais hâte de faire usage pour prélever de potentiels échantillons de madrepora, a été équipée d'une attache supplémentaire. L'objectif était de secourir le bathyscaphe anglais disparu en le remorquant grâce à notre treuil. D'après Hugo, le marin qui l'opérait régulièrement pour les submersions, l'appareil pouvait supporter trois fois le poids de la Loreley.
Je n'étais pas inquiète. Mais il me faut reconnaître qu'un tumulte de sensations étranges se bousculait en moi. L'analyse des lames minces m'a apporté plus de questions que de réponses. Aucune trace de plancton, mais de fines particules métalliques. La matière retrouvée en abondance dans l'estomac des poissons ressemblait à du sang dont les hématies auraient été éclatées, sujettes à une inflammation. Une intoxication ? Hélas, il m'aurait fallu l'avis d'un médecin pour savoir à quelle maladie nous étions confrontés.
J'avais beau le refouler, ce mystère me hantait. L'eau était trouble, et je croyais discerner des caillots de sang dans les bidons que nous avions prélevés ; sous les ondulations des vagues ; dans l'aspect étrange des taches qui se réverbéraient au loin. Ce n'était probablement que du plancton — aussi mort que les poissons. Mon imagination me travaillait et ce n'était pas digne de la méthode scientifique.
Bien qu'elle soit mise à mal aujourd'hui.
Eugène priait ; je ne me joignais pas à lui. Lui croyait que ces étranges coïncidences n'en étaient pas, il m'avait rapporté que les coordonnées de disparition du bathyscaphe anglais concordaient avec celles de l'anomalie bathymétrique. Pour moi, il s'agissait probablement d'une interférence causée par la turbidité de l'eau : la collision de Calypso avait pu soulever suffisamment de sédiments ; ses particules métalliques avaient pu se mêler au plancton et rendre la faune malade. L'hypothèse me semblait tirée par les cheveux, mais c'est celle que j'aurais inscrite dans mon rapport si nous n'avions rien trouvé dans les profondeurs.
J'avais tenté de dissuader Eugène d'embarquer : bien que prévue, sa présence n'était pas utile. Il aurait même été facile de l'interdire, invoquant la mission de sauvetage qui a pris le pas sur la mission d'exploration. Mais alors, je me serais moi-même exclue. Ma curiosité ne l'aurait pas supportée. Je ne regrette pas d'avoir plongé, je regrette d'avoir entraîné Eugène dans cette histoire.
Lire son carnet m'a irritée : tant de mots désobligeants à mon égard ! Pour autant, je ne lui souhaitais aucun malheur. Personne ne méritait un tel sort.
Je me suis installée dans la Loreley sans hésiter. Eugène a attaché son harnais avec nervosité, moi j'admirais les réglages d'Egon sur l'écran qui projetait l'image captée par l'épiscope. Le silence dans lequel il s'était muré trompait son anxiété. Même Anschütz, qui s'appliquait à toujours sembler confiant, a haussé la voix dans les aigus pour ordonner la mise à l'eau.
Le sas fermé, l'intérieur s'est paré de lumières rouges et l'habitacle a tremblé avant de s'ébrouer contre la surface de l'océan. Je ne suis pas sujette au mal de mer, mais Eugène a contenu de justesse un haut-le-cœur. La crainte de le voir vomir dans cet espace minuscule me semble risible avec le recul ; sur le moment, j'étais soulagée qu'il se maîtrise.
La descente a commencé.
Très vite, Egon a dû pousser le phare à son intensité maximum, car l'eau était saturée en particules. C'était une opacité digne des eaux portuaires, certainement pas du large. Je leur ai servi ma théorie sur la resuspension sédimentaire provoquée par la météorite, et l'équipe a semblé s'en satisfaire ; à défaut de mieux.
Ma frustration a pris le dessus sur les considérations de la mission. J'espérais leur montrer quelques spécimens alors que nous entrions dans la zone aphotique, là où la photosynthèse n'opérait plus. Les poissons osseux aux corps allongés ou aplatis par la pression ; les méduses, crevettes, poulpes flasques et translucides sont demeurés absents. La neige marine obstruait toute visibilité. Il faudrait un miracle pour localiser un cratère ; plus encore pour retrouver un submersible anglais de la taille d'une noix. Mes créatures abyssales passaient bien sûr au second plan.
Anschütz a annoncé l'approche du plancher océanique avant que je ne le discerne à l'écran. Une fois qu'il l'eut fait remarquer, la forme d'un relief escarpé devenait plus évidente à l'écran. J'en ai été surprise, je m'attendais à un plateau plus lisse, enseveli sur des mètres de sédiments, mais ces derniers s'étaient réveillés pour flotter dans l'océan.
L'altimètre affichait 1200 mètres. À l'aide d'une commande mécanique, Weber a interrompu la descente et actionné les moteurs à air comprimé. Assez haut pour éviter d'éventrer la coque, assez bas pour que le phare lèche le fond, la Loreley naviguait à la recherche d'une épave.
J'ignore combien de temps cela a duré. Je me refusais à cligner les yeux de peur de rater un détail important à travers cette insondable purée de pois. Enfin, j'ai distingué des coraux ! Des colonies de lophelia éventrés, émiettés, soufflées par un cyclone sous-marin. Je trouvais de la vie, et je ne pus m'en réjouir, car tout était déjà mort. Des étoiles de mer gisaient aux côtés d'anémones éteintes, un poulpe flottait, malmené par les lames de fond.
Je n'ai rien dit. Ce cataclysme qui avait ravagé la zone me pesait sur le cœur, mais je savais que le moment n'était pas opportun pour signaler ces cadavres qui rejoindraient un jour la couche sédimentaire : les autres voulaient du métal.
Et je crois que nous avons vu quelque chose. Ce n'est pas clair pour moi, ça ressemblait effectivement à un débris, comme une plaque froissée qui aurait appartenu à un bathyscaphe. Anschütz a ordonné à Weber de se rapprocher, mais au même moment, la Loreley a tremblé.
J'ai d'abord cru que nous avions raclé le fond bien que nous semblions hauts. Une deuxième secousse, plus forte, me bouscula contre Eugène. Les Allemands manipulaient les réflecteurs de tous les côtés pour identifier ce qui nous avait touchés. En vain. J'ai seulement aperçu une ombre, quelque chose de furtif qui aurait pu être n'importe quoi, mais qui bougeait.
Il y avait au moins une chose de vivante dans ce cimetière, et cette chose nous attaquait. Troisième secousse. Un grincement terrible a traversé la Loreley. Par réflexe, Weber a abaissé la commande de relevage du treuil, malheureusement, c'était ce qui venait d'être coupé : notre fil d'Ariane vers la surface.
« Actionne les ballasts ! » s'est écrié Anschütz dans un accès de panique. Son collègue a obéi et la Loreley s'est élancée dans une série de tourbillons. Un des ballasts a dû lâcher, déséquilibrant le bathyscaphe. Sur le moment, je ne comprenais pas. L'estomac secoué, l'esprit confus, j'ai admis que nous ne remonterions pas. Notre épave allait rejoindre celle des Anglais. Le pire était cette frustration de ne pas savoir ce qui nous avait emboutis. Impossible de fixer quoi que ce soit sur l'écran : le phare tournoyait.
Sans doute s'agit-il d'une image brodée par mon cerveau terrorisé, mais j'ai le souvenir clair d'un œil. Oui, un œil immense qui s'est glissé l'espace d'une seconde sous la lentille avant de filer dans une traînée d'écailles. Peut-être qu'Eugène l'a vu aussi, car il a crié. Ou alors il criait à cause des embardées incontrôlées de la Loreley. J'ai eu l'impression que nos mouvements n'étaient en fait pas si incontrôlés, que quelque chose nous poussait et se jouait de notre coquille sous-marine.
Quand la chose nous a enfin lâchés ou que la Loreley s'est stabilisée d'elle-même, nous sombrions.
L'altimètre a dégringolé. De 1000 mètres, nous sommes passés à 1500, puis 2000. Anschütz a tenté de se rassurer, expliquant que son invention pouvait tenir jusqu'à des profondeurs extrêmes de 5000 mètres. Et nous les avons atteintes !
C'est à partir de là que je ne sais pas quelle véracité accorder à mes souvenirs. Je suis absolument certaine de ce que j'ai vu, mais est-ce que la panique ou l'ivresse des profondeurs ne m'ont pas fait halluciner ?
Je ne peux expliquer comment, mais il y avait bien une sorte de gouffre. Le phare — puisque c'était bien le seul élément que Weber pouvait encore contrôler — éclairait les parois d'un tunnel par lequel nous tombions. Ce tunnel était en partie fait de roches, mais aussi de portes. D'immenses portes métalliques, comme celles d'un monte-charge, surmontées d'une ampoule et d'une inscription illisible, se succédaient à intervalle régulier. Toutes fermées. Même si l'une avait été ouverte, les moteurs ne répondaient plus ; nous n'aurions fait qu'effleurer une sortie sans pouvoir l'emprunter.
Où ces portes menaient-elles ?
Aucun d'entre nous n'osait parler, les chiffres de l'altimètre s'emballaient dans une course inéluctable. -3000, -4000, -5000, -6000... Même Anschütz n'essayait plus de nous rassurer.
D'un coup, une lumière crue a envahi l'écran. Mes yeux habitués à l'obscurité ont dû cligner avant de pouvoir observer le paysage. Nous avions quitté le tunnel et sous nos pieds : un palais.
C'était une construction insensée, qu'un seul aperçu ne saurait décrire dans son entièreté. Je n'ai pu en distinguer qu'une myriade de tours effilées dans une matière alliant le métal et des branches de paragorgia. Une brève photographie sur un monde qui ne devrait être et qui a aussitôt périclité. L'écran venait de s'éteindre ; les lumières aussi. Voile noir dans la cabine. Un grincement horrible a traversé la Loreley et nos échines ; le bruit du métal froissé, advenu aux limites de sa résistance.
Eugène m'a enserré la main et a tenté de me dire quelque chose. Le râle d'agonie de la Loreley a avalé ses mots. Je regrette de ne pas l'avoir entendu avant qu'une force, contre laquelle il n'est pas possible de lutter, m'arrache à lui. Je n'ai pourtant pas le souvenir d'avoir lâché sa main. J'ai dû perdre connaissance au moment où l'intégrité de la Loreley s'est rompue.
Comment ai-je survécu ? C'est une bonne question. Je n'ai pas pu survivre. La pression aurait dû écraser mon corps et me tuer instantanément. Le fait que je sois en train d'écrire sur ce carnet dépasse toute rationalité.
Quant à l'endroit où je me trouve... Ce n'est pas ainsi que j'aurais imaginé un au-delà.
Je suis sous l'eau. Sous l'eau, mais à l'air libre. Le ciel au-dessus de ma tête se pare d'ondoiements, comme la vitre d'un aquarium traversé par une lumière lointaine. L'environnement n'est pas complètement sombre : des photophores poussent à l'extrémité d'herbes aquatiques. Ils ne permettent pas de distinguer un horizon, mais leur faible lueur bleutée me laisse au moins voir ce que j'écris.
J'ai l'impression d'avoir échoué dans une sorte de marais, sur un îlot artificiel : une plaque de tôle sur laquelle je peux à peine m'allonger. Un reste d'épave ? Peut-être celle de la Loreley, même si je ne conçois pas qu'il puisse en demeurer autre chose qu'une bille pulvérisée dans les abysses. Je ne conçois pas non plus de me trouver ici.
Autour de moi, il n'y a rien. Rien d'autre qu'une eau épaisse, spongieuse. Lorsque j'ai osé la porter entre mes mains en coupe sous le photophore, elle avait la même teinte rouge foncé que le sang coagulé. J'ai fini par m'y immerger, malgré l'extrême révulsion que cette « eau » m'inspire, malgré l'odeur nauséabonde indescriptible qui s'en exhale. J'ignore par quelle préconception stupide j'ai cru que ce marais serait peu profond... Quand je m'y suis glissé et que l'eau m'a happé jusqu'au cou, j'ai été surprise.
Je n'ai pourtant jamais eu peur de l'eau. Petite, je n'hésitais pas à sauter du bateau de papa, au large, à des kilomètres de la côte, sachant qu'il existait un monde à des centaines de mètres sous mes pieds agités. Je ne craignais pas d'immerger ma tête et d'écarquiller grand les yeux malgré la brûlure du sel pour espérer apercevoir les mystères de l'océan.
Dans ces miasmes, je me suis débattue, affolée de la terreur qu'ils me dévorent, que la créature à l'œil immense vienne réclamer son repas.
J'ai fini par remonter sur mon esquif, couverte d'une poisse collante et désagréable, ainsi que du désespoir de me savoir coincée ici. Jamais je n'oserai partir à la nage, dans le noir et l'inconnu.
Dans ma débâcle, j'ai bu la tasse. Cette eau a bien un goût de sang.
*
J'ai fait un rêve étrange. J'arpentais un palais aux couloirs de nacre et de polypes de cnidaires, ils émergeaient des murs par colonies de petits tentacules et de branches calcaires. Mes pas me laissaient la sensation désagréable de m'enfoncer dans une éponge, mais je n'arrive pas à me souvenir de l'apparence du sol. En fait, seuls ces murs hybrides, où s'emmêlait parfois de la ferraille entre les coraux, m'ont marqué. Ça et une porte.
Ce n'était pas le même genre de porte, aux battants rouillés et hostiles, que celles croisées lors de notre descente par ce boyau sans fond. Celle-ci me semblait propre, digne de figurer dans un cabinet ministériel. Je me demande si ce n'est pas celle de l'auditorium de l'Institut Océanographique que j'aurais importée sur ces territoires oniriques. À la différence près que celle du rêve abordait une inscription.
J'avais alors une idée exacte de sa signification. Désormais, je ne saurais pas retranscrire sur le papier les signes aux formes oblongues qui ne m'évoquent rien. J'ai naturellement été tentée d'ouvrir cette porte. Elle n'avait aucune poignée, et j'ai été éjectée de mon rêve lorsque ce détail m'a frappé.
*
Je ne sais pas ce qui me tuera en premier. La faim ? J'ai cueilli une de ces herbes aquatiques : immangeable ! Ce n'était pas seulement non comestible, le brin m'a laissé un arrière-goût de pourriture impossible à effacer. La soif ? Oui, j'ai tenté de laper cette eau au goût de sang. Je n'en attendais rien, elle ne m'a pas apporté la moindre satiété ; en plus de tapisser mon palais d'une âpreté ferreuse qui a attisé encore davantage ma soif.
Un mort ressentirait-il cette sécheresse dans la gorge et la douleur d'un estomac qui se contracte ? Si ce monde est un purgatoire, j'accepte de recevoir mon jugement. À moins que ma sentence consiste justement à éprouver la faim, la soif et la détresse sur un mètre carré de tôle dérivant dans un océan d'obscurité et de sang. Mes tourmenteurs ont un sens de l'humour douteux. De quoi serais-je punie d'ailleurs ? D'avoir renoncé au mariage pour étudier la science ? De m'être battue dix fois plus que mes homologues masculins pour obtenir une place moins prestigieuse ? D'avoir juré, d'avoir méprisé, de m'être comportée en homme ? Le seul crime que je confesse est celui d'avoir laissé Eugène plonger vers une mort inéluctable.
Si ceci est une punition, alors on condamne ma curiosité. J'ai voulu savoir ce qui se tramait là où nul être humain ne devrait s'aventurer. Les abysses, ce continent inconnu n'a peut-être pas vocation à se dévoiler. Cette porte, peut-être n'aurais-je pas dû essayer de l'ouvrir.
Si la faim et la soif ne m'emportent pas, alors la folie m'achèvera.
*
Une météorite s'est écrasée non loin. Sa traînée bleutée a balafré le ciel avec une telle violence que le spectacle m'a tirée de cette torpeur dans laquelle me gardait la nuit permanente.
Je n'osais pas plonger dans le sang noirâtre. C'est différent désormais : il y a une destination. Une fumée trouble le paysage uniforme là où elle s'est écrasée, elle ondule comme une cohorte de spectres cherchant une échappatoire. Voilà que je me mets à croire aux esprits. La science ne m'a été d'aucune utilité ici.
Je vais nager jusqu'à cette météorite. Peut-être ne trouverai-je rien sur place ; peut-être qu'une créature des profondeurs me dévorera avant ; peut-être que je m'épuiserai à brasser cette matière écœurante. Si seulement j'avais eu de quoi ramer, mais mon radeau de fortune ne se laissera pas dompter.
J'ai peur, mais je préfère mourir en essayant qu'en attendant.
Le seul lien qui me retient : le carnet d'Eugène. Dois-je l'abandonner sur mon morceau de tôle ? L'emporter avec moi ? C'est un vœu idiot et irréalisable, mais dans ma situation, je souhaiterais que quelqu'un trouve ces mots et les lise. J'aurais l'impression de ne pas avoir halluciné.
Je vais l'envelopper de mon mieux dans sa pochette étanche et le glisser à l'arrière de mon pantalon. Et si, par miracle, ce carnet devait s'échouer sans moi, sachez que...
Je ne sais pas. Faites-vous vos propres conclusions.
*
Je l'ai fait ! J'ai franchi la porte du palais ! Toutes les connaissances de l'univers ont déferlé sur moi lorsque j'ai déchiffré ces inscriptions. Je dois vite en consigner le maximum avant que...
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