Si les abysses pouvaient parler (1/2)

Le mystère de Calypso reste entier

Sa famille l'a confirmé : la naufragée secourue le 18 mai aux Açores est bel et bien Agathe Lefebvre. Je me souviens d'une femme de caractère lorsque nous nous sommes côtoyés à bord. Imaginez donc ma peine de la retrouver ainsi à l'hôpital Saint-Anne : catatonique et incapable d'autres formes d'expression que ces calligraphies indéchiffrables.

Le seul indice que nous laisse Agathe est le carnet d'Eugène Müller, qu'elle transportait sur elle. Je doute que quiconque ait eu intérêt à altérer la précieuse pièce à conviction pendant son voyage depuis les Açores, et ses collègues ont confirmé que les dernières entrées correspondaient bien à l'écriture d'Agathe. En toute vraisemblance, elle a elle-même fabulé son aventure sous l'océan, ce qui, hélas, n'explique rien.

Comment Agathe a-t-elle pu resurgir trois ans après la disparition de la Loreley, alors que je l'ai vue embarquer de mes propres yeux ? Comment justifier les deux défaillances successives des Anglais et des Allemands, ainsi que l'absence de toute trace de débris ou de météorite lors des campagnes de recherches qui suivirent en 1921 et mars de cette année ? Et bien sûr, quid de ces phénomènes étranges dont nous avons tous été témoins à bord de l'Astrolabe, y compris ces remous de sang qui ont bullé à la surface de l'océan des heures après, là où le bathyscaphe avait plongé ?

Ce carnet n'offre, je le crains, aucun début de piste. Néanmoins, dans un souci de transparence, l'Ouest-Éclair a décidé d'en publier ci-dessous le contenu exact.

Armand Landron
9 juin 1923



3 octobre 1920, Brest

Le crachin breton accompagnait les manutentions de la matinée. Les gouttes perlaient sur les cirés des débardeurs, rodés à la météo locale. Ils charriaient, imperturbables, caisses et containers sur le pont, tandis que je tremblais, transi de froid et de fébrilité.

Alors que le manteau de brume se dissipait sur la rade de Brest, que les lumières des commerces fendaient la grisaille et que l'agitation des marins animait le port, l'Astrolabe m'écrasait de sa prestance.

La mer et moi n'entretenons pas la moindre accointance. Plus adapté à la faune des galas qu'aux fonds marins, et résolument Parisien, je ne dois ma présence en Bretagne qu'aux directives du ministère de l'Industrie. Le président Poincarré en personne a insisté pour que l'État français soit représenté lors de cette expédition. Et, en tant que diplomate d'un sous-cabinet, j'ai été désigné pour cette tâche.

Je ne suis ni marin, ni ingénieur, ni scientifique, alors, plutôt que de compter les lentilles à bord, je me ferai observateur et commencerai par rappeler l'objet de ce labeur sur les quais.

Depuis le traité de Sarajevo de 1914 — par lequel la France s'est couchée d'humiliation devant l'Allemagne pour éviter une guerre soi-disant meurtrière — mon cabinet assure l'équilibre des partenariats entre nos deux pays. Avec un succès relatif. La créativité française fait pâle figure face à l'intelligence d'outre-Rhin. Comme le dit si justement Monsieur Chaptal, mon directeur : « Mieux vaut céder quelques miettes aux Teutons que de se faire coiffer au poteau par les Anglais. »

Car s'il est bien un point sur lequel nous nous accordons, c'est que l'alliance franco-germanique doit mettre la main sur cette météorite avant l'Empire britannique.

Lorsque les astrophysiciens de l'observatoire de Meyrin ont publié le spectre atypique de sa traînée, le mois dernier, la météorite Calypso est passée du statut de caillou stellaire commun à celui de trophée sous l'océan Atlantique. L'un de ces gens de science a eu le malheur d'émettre l'hypothèse que la densité de Calypso serait anormalement élevée et qu'elle serait constituée d'un alliage extrêmement riche en platine. Une hypothèse qui, à défaut de convaincre la communauté, a suffi à financer des expéditions à sa recherche.

Le calcul des rétrotrajectoires des raz-de-marée, qui ont frappé les côtes normandes et irlandaises, estime son point d'impact au niveau du talus continental entre le Royaume-Uni et la France.

La guerre n'a pas eu lieu contre les Allemands, mais nous n'en avons jamais été si proches avec les Anglais. Depuis leur débâcle au Myanmar, qui a porté un sacré camouflet à leur suprématie dans les Indes orientales, le conflit larvé s'est transformé en course au progrès.

Nos partenaires allemands d'Anschütz GmbH ont donc mis à notre disposition leur technologie d'échosondage marin et leur tout nouveau modèle de bathyscaphe — qui ont tous deux fait leurs preuves pour retrouver l'épave du Titanic. Si les projets de remorquage de cette dernière n'ont pas abouti, Hermann Anschütz-Kaempfe — l'inventeur phare de sa compagnie éponyme — est plus confiant pour Calypso.

« La météorite gît à des profondeurs raisonnables. Une fois que nous aurons localisé le site de collision grâce à notre bathyscaphe, nous déploierons nos tanks-chalutiers téléopérés. Ces inventions permettront non seulement de draguer les fonds marins jusqu'à mille cinq cents mètres, mais aussi de filtrer le métal du sédiment in situ. Couronné de succès, ce projet multipliera par mille votre investissement ! » C'est du moins l'argumentaire qu'il a servi à notre cabinet pour réclamer le financement de cette mission et l'affrètement du navire français, l'Astrolabe.

Entre nous, le ministre de l'Industrie a semblé plus réceptif au sourire impeccable et aux cheveux gominés de l'inventeur qu'à son exposé technique. Qu'importe : tout est bon pour couper l'herbe sous le pied des Anglais, n'est-ce pas ?

Ce matin, Anschütz m'a rejoint sur le quai et s'est exclamé : « Nous vivons un moment historique, Eugène ! »

C'est aussi ce qu'il avait répété aux journalistes rodant en masse derrière l'accès restreint au quai, et ce qu'il me faudra redire lors du communiqué radiophonique de cet après-midi.

L'Astrolabe ne partira que demain. Le chef de mission allemand met un point d'honneur à veiller à l'acheminement et à l'installation méticuleuse de son matériel. Il avait revêtu un manteau caban par-dessus son costume trois-pièce et se fondait dans le décor ; si ce n'était cette blondeur toute germanique et son accent à couper au couteau dès qu'il s'essayait au français.

Avec moi, il ne cherche pas à atténuer la rugosité de sa langue natale. De par mon père allemand, il me considère son compatriote. Chose que ma fierté française ne peut que réprouver. Anschütz n'a pas semblé se rendre compte de ma froide réaction, tout absorbé par le transbahutage de sa progéniture.

Un bel enfançon de plusieurs tonnes de métal sous lequel grinçait la grue. À la différence des sous-marins militaires qui ensevelissent pudiquement leur carrure de titan sous les vagues, la Loreley m'impressionnait parce qu'elle tanguait au bout de son filin, battue par les rafales du large, et pourtant imperturbable.

Une sensation d'effroi a lessivé mon estomac, à des lieues de l'enthousiasme presque enfantin de l'inventeur. En face de la bête qui nous avalera, je prenais conscience que j'avais accepté de me tasser dans cette coquille de métal aveugle avec Hermann Anschütz-Kaempfe, Egon Weber et Agathe Lefebvre.

*

4 octobre 1920, Brest

Les derniers ravitaillements effectués, l'Astrolabe était prêt à quitter le port. Le capitaine — un homme charmant qui conspue les Anglais dans une politesse compassée typiquement britannique — nous a annoncé la nouvelle lors d'un petit-déjeuner copieux à bord.

Notre hôte avait à cœur de faire bonne impression devant un envoyé du gouvernement ; il s'est en revanche montré rétif face à la curiosité d'Armand Landron. Seul journaliste accrédité pour l'Ouest-Éclair, en compagnie de son photographe, il était intarissable.

Pas autant que Jean-Marie Tessier. Représentant du syndicat patronal des métallurgistes, il se moquait comme de ses derniers bas de laine de l'exploration des abysses à la recherche de la météorite et ne prendrait pas part à la descente dans la Loreley. Par contre, il semblait prêt à sortir le chèque sitôt que les machines d'excavation d'Anschütz auraient fait leurs preuves, dans la seconde phase du projet. Sa moustache, dressée à l'huile de Macassar, chaloupait au rythme de ses questions.

Une voix est restée inaudible, la seule féminine de la tablée. Agathe Lefebvre émiettait avec attention sa viennoiserie sans y goûter. Je n'ai su s'il fallait mettre cette timidité sur le compte de l'anxiété du départ ou sur sa condition de femme. Je m'étonne du choix du prestigieux Institut Océanographique, fondé par Albert Ier de Monaco, d'envoyer une océanologue avec si peu d'allant.

J'ai cependant eu l'occasion de lui découvrir un caractère trempé, plus tard, lorsque — partageant les origines bretonnes des marins — elle échangeait rires, bières et cigarettes avec eux. J'ai appris que son père possédait un catamaran et qu'elle avait parcouru la côte du Pays basque jusqu'aux Flandres, qu'elle connaissait les voies de navigation du Finistère mieux que ses propres poches. Quelle belle jambe ! C'était son expertise scientifique des fonds marins que nous attendions au tournant.

Je ne peux m'empêcher de considérer ses manières inconvenantes : Agathe porte le pantalon à bretelles des marins, l'estimant plus adapté aux déplacements sur un navire. Même chose pour ses cheveux qu'elle ne juge pas nécessaire d'attacher comme une dame ; au prétexte que le vent la décoifferait. C'est surtout sa réaction face aux machines d'Anschütz qui m'a confirmé que la fondation d'Albert Ier a mal réfléchi le choix de sa caution scientifique.

À huit heures, le capitaine nous a envoyés sur le pont supérieur tandis que l'équipage s'activait aux manœuvres sur le pont principal. En dépit de la rudesse de leurs joues abrasées par le sel et de leurs mains calleuses, je leur trouvais une grâce fascinante dans le maniement des gréements. Une danse que l'habitude avait rendue chorégraphie battue par l'orchestre des goélands. Ceux-là nous suivront longtemps, avides du festin de déchets que l'Astrolabe sèmerait dans son sillage. Les remparts de Brest s'affaissaient à l'horizon, puis se fondaient dans la ligne rougeâtre de la côte jusqu'à ce que la houle de haute mer soulève la coque de profondes inspirations et que le noroît me glace les oreilles. Jusqu'à ce que la voix hachée d'Anschütz me tire des reliefs frisés des vagues :

« Souhaitez-vous que je vous présente le matériel et l'instrumentation de l'expédition ? »

Notre trio transi de froid s'est mis en branle. L'Allemand a sans doute voulu garder le clou du spectacle pour la fin, car il nous a d'abord baladés sur la passerelle, encombrée d'un tas de consoles. La quantité de voyants et de boutons me donnait déjà le tournis ; les explications d'Egon à propos de bathymétrie, de gyrocompas et de sondeurs acoustiques monofaisceaux m'ont achevé.

J'ai dû faire bonne figure ; il m'incombait de traduire pour les journalistes et le syndicaliste — lesquels s'ennuyaient profondément. Seule Agathe manifestait un intérêt pour ce charabia technique.

Lorsque le photographe s'est lassé d'user de son flash sur ces instrumentations inextricables, l'inventeur nous a conduits à une destination plus trépidante.

Sur le pont principal, les marins venaient de dégager l'espace et les ingénieurs d'Anschütz s'activaient autour du bathyscaphe. Au patron le privilège d'en dévoiler la splendeur. Il a tiré la bâche.

Bien que je l'aie vue dans son étreinte de chaînes la veille, la sphère s'est avérée encore plus fascinante de près. Ses boulons épais comme ma paume, aux soudures échancrées de rouille, traçaient une ligne de dents d'acier sur sa circonférence.

« Madame et messieurs, je vous présente la Loreley ! »

Fier comme le pape, Anschütz a tourné l'épaisse barre du sas qui a dévoilé un intérieur étriqué. Il s'encombrait de bouteilles d'air comprimé et de myriades de câbles, si bien qu'il ne restait pas de place à des êtres humains pour s'y dégourdir les jambes. En son centre : un boîtier de commande et un système de lentilles pour visualiser l'extérieur. L'ingénieur avait conçu son engin pour des profondeurs abyssales ; des hublots auraient fragilisé la structure.

Une bouffée de claustrophobie m'a fait haleter. La Loreley avait déjà effectué quatre descentes — et remontées ! — avec succès. Je me suis martelé ces faits pour la chasser.

La bâche l'a recouvert et on nous a entraînés vers le pont roulant. Un marin a actionné les lampes à vapeur de mercure et le hangar s'est animé de spectres vert glauque. La bouche d'Armand Landron s'est ouverte avec la même superbe qu'un poisson au bout d'un fil, avant qu'il n'ordonne à son photographe d'immortaliser le moment.

C'est ici que s'entreposent les tanks-chalutiers. Alors que je comparais la Loreley à une bête, que dire de ces gueules ! Rouleaux féroces prêts à broyer roches et sable de ces chenilles va-t-en-guerre contre les fonds marins. J'y vois un prodige ; l'indéniable progrès qui nous octroie les clés des derniers territoires inconnus, depuis que Roald Amundsen s'est arrogé celles de l'Antarctique. La peur envolée, la conscience que les machines d'Anschütz révolutionneront le dragage et nous feront entrer dans l'Histoire m'a grisé.

« C'est une catastrophe. »

Agathe Lefebvre n'avait pipé mot jusqu'à présent. Elle s'est décidée au moment où l'ingénieur expliquait la supériorité de la sidérurgie allemande, qui saurait tenir tête aux reliefs sous-marins les plus coriaces.

« Je vous demande pardon ? » Il était choqué, comme nous, par l'outrecuidance de l'océanologue.

« Vous avez conscience que vos machines vont dévorer tout ce qui se trouve sous nos pieds, sans distinction ? Tous les organismes abyssaux et leurs habitats, les coraux...

— Des coraux ! Enfin Madame Lefebvre, vous vous êtes trompée d'expédition ? Nous allons dans l'Atlantique Nord, pas à Nouméa ! Où voulez-vous trouver des coraux à mille mètres de fond, dans la noirceur et le froid ? »

J'ai accompagné le rire de Tessier, qui faisait fort bien de recadrer nos enjeux : nous croisions pour racler les fonds, pas pour y sauver la poiscaille. Derrière l'hilarité, la situation m'inquiétait. Après avoir considéré Agathe comme un charlatan, j'en venais à me demander si c'était vraiment elle que l'Institut Océanographique avait dépêchée.

« Des coraux, oui, ce n'est pas moi qui l'affirme, mais les docteurs Trait et Murray qui ont mis en évidence quatre genres de coraux profonds lors de la campagne de sondages du HMS Challenger dans cette zone de l'Atlantique il y a deux ans.

— Des Anglais, donc ! Parce que vous avez foi en ce que racontent ces fichus Anglais ?

— J'ai foi en la science, Monsieur Tessier. »

Agathe ne flanchait pas. Ses petits yeux sombres tenaient tête sans gêne au syndicaliste, quand bien même elle était la seule à se couvrir de ridicule. J'ai décidé de calmer le jeu.

« Même s'il se trouvait des coraux sous nos pieds, ils ne font pas l'objet de notre mission. Nous recherchons la météorite.

— Et vous ne trouverez rien que d'insignifiants débris parmi la faune grouillante des éponges, vers polychètes, mollusques, crustacés, ophiures, étoiles de mer, oursins, bryozoaires, araignées de mer et autres espèces de vertébrés et d'invertébrés. Regardez vos mastodontes ! Vous comptez leur faire ratisser des centaines de kilomètres carrés pour quelques fragments de métaux ? Valent-ils de sacrifier tout un monde sous-marin ?

— Pourquoi être venue si c'est ainsi que vous pensez ? »

Je l'ai défiée, armé de ma colère et aussi — bien que je sois réticent à l'admettre — de ma fierté blessée à l'idée qu'elle puisse avoir raison. Oui, je doute que le jeu en vaille la chandelle. On nous pique, dans cette course au profit futile. Lévriers français contre greyhounds anglais. Tout ceci est avant tout politique, il faut que l'union franco-germanique ramène son trophée, mais cela, je me gardais de l'énoncer à voix haute. Au contraire d'Agathe, je connais ma place.

« Je suis venue apporter mon expertise des reliefs sous-marins et un regard d'océanologue sur le déploiement. Ne vous inquiétez pas, je sais mettre de côté mes opinions personnelles. Certes, je nourris l'espoir que vous renonciez à ces projets de chalutages profonds mortifères, après l'exploration de la Loreley. Mais vos réactions me laissent peu d'illusions. »

Et elle a tourné les talons, comme si nous n'étions qu'un parterre de plancton et non d'importantes personnalités. Quoiqu'Agathe aurait probablement mieux estimé du plancton.

« Ah, les femmes... » s'est esclaffé Tessier.

Il a été le seul à rire.

*

5 octobre 1920, Océan Atlantique

L'altercation de la veille m'a travaillé longtemps avant que je ne trouve le sommeil. Quand les rêves m'ont soulagé du poids de la fatigue, ça n'a été que pour mieux me pourchasser dans les abysses. Mes cauchemars ont pris la forme des calmars géants de Jules Verne ou des serpents édentés des sagas nordiques, à qui il suffisait d'une bouchée pour engloutir ma pauvre carcasse et la damner à la noirceur éternelle.

Je me suis néanmoins réveillé apaisé. Les propos d'Agathe émanaient du délire d'une femme souffrant d'un besoin d'attention ; il me suffirait de les ignorer. Pourtant, je me suis retrouvé en sa compagnie une heure plus tard.

J'avais boudé le petit-déjeuner : le mal de mer me prenait en traitre. J'espérais que l'air du large me passerait cette nausée. Hélas, un grain vicieux rinçait le pont et secouait l'Astrolabe comme le linge dans une lessiveuse. Cela ne tarissait pas l'activité ; et j'ai plissé des yeux curieux sur les étranges manœuvres des marins. Ils actionnaient des treuils et remontaient bidons et filets.

« Posez ça là, s'il vous plaît », a surgi la seule voix féminine à bord.

Comme la veille, la chercheuse s'était contentée de nouer ses cheveux dans une natte grossière, si bien que les mèches blondes et filandreuses qui s'en évadaient lui donnaient un aspect d'épouvantail. De ses doigts bleus gelés, elle étiquetait pourtant de gestes sûrs les flacons d'eau de mer que lui rapportaient les marins. J'aurais dû m'étonner qu'ils lui obéissent tels les rats d'Hamelin menées à la flûte, mais Agathe avait cette aisance, une fois dans son élément, qui forçait le respect.

Elle œuvrait dans un laboratoire humide au sol en caillebotis et aux paillasses de bois traité sur lesquelles gisaient une dizaine de poissons morts.

Sidéré, je n'ai pas manifesté ma présence et l'ai observée en silence. Agathe ne me prêtait simplement aucune attention, occupée à noter sur un carnet les informations de latitude, longitude et profondeur que les marins lui rapportaient. Elle devait y ajouter ses propres remarques, car sa plume s'attardait longtemps après le passage de ses assistants improvisés. Puis elle a dégainé un scalpel et ouvert dans la longueur une des carcasses pélagiques.

Une subite envie de rendre les vestiges de mon dernier repas m'a blanchi les joues. Je n'ai su s'il fallait l'imputer au mal de mer ou à cette petite femme éventrant sans une once de dégoût les mêmes créatures qu'elle avait défendues la veille.

« Eh bien, Monsieur Müller, avez-vous quelque chose à me demander ou espérez-vous soigner votre mal de mer en regardant des dissections ? »

La provocation m'a tiré de ma léthargie.

« Que faites-vous ?

— Des prélèvements. Cela fait partie de ma mission : étudier l'impact de la collision de la météorite sur les organismes marins à mesure que nous approchons du site.

— Vous avez une drôle de façon de préserver la faune aquatique...

— N'insultez pas notre intelligence. Vous comme moi savons que ce n'est pas le problème.

— Quel est-il alors ? »

J'étais vexé qu'elle me croie stupide ; encore plus vexé de ne véritablement pas saisir son propos. Elle a soupiré.

« Cette expédition est un test pour les machines d'Anschütz. Si leur déploiement est concluant, il bénéficiera d'une mise en avant internationale impressionnante et de quoi assurer des ventes fructueuses. Alors le problème ne concerna pas dix échantillons, mais l'exploitation des fonds marins à l'échelle de la planète.

— Je vois, mais je trouve que vous dramatisez : les océans sont vastes.

— Si vastes que nous nous situons à l'aube de leur découverte. Songez à tous ces mystères que nous risquons de détruire avant même de les comprendre ! »

Voilà donc sa crainte : que les industriels volent le pain de la bouche des scientifiques ! Bien que je trouve cet argument plus rationnel que son plaidoyer d'hier pour la vie des poissons, il ne résonnait pas en moi.

Je me suis éclairci la gorge afin d'embrayer sur un sujet moins glissant :

« Et donc ? Vous déduisez quelque chose de ces... expériences ? »

Plutôt qu'une réponse orale, elle m'a offert un geste de la main ; une invitation à me rapprocher.

« Vous voyez ces ecchymoses ? »

Difficile de les rater. Neuf poissons sur dix présentaient des blessures : écailles arrachées, yeux crevés, estafilades, nageoires tordues... L'un était même amputé de sa mâchoire inférieure.

« Le filet les a amochés ?

— Non. Ils se sont blessés entre eux ou eux-mêmes... Je ne comprends pas pourquoi. Ce n'était pas dans le but de se nourrir. »

En effet, je n'imaginais pas les poissons comme des pugilistes armés de crans d'arrêt et de poings américains.

« Serait-ce les conséquences de la collision que vous recherchez ?

— Possible. Un violent choc en surface a certainement perturbé la faune marine, mais pas avec ce type de blessures. »

Agathe a poursuivi son affaire sans plus d'émotions. Ses gestes étaient fluides, précis, alors même que ses mains se tachaient de sang à mesure qu'elle extirpait les organes de la pauvre bête. Un haut-le-cœur m'a rattrapé lorsqu'elle a incisé l'estomac et déversé la bouillie gastrique dans une écuelle.

« Si vous devez vomir, évitez mes échantillons, s'il vous plaît. »

Je suis allé prendre l'air pour juguler la maladie. En revenant, l'atmosphère viciée du laboratoire m'a de nouveau malmené. Agathe avait éventré chacun de ses poissons et détaillait, circonspecte, une lame mince qu'elle venait de fabriquer.

« Quelque chose vous tracasse, » ai-je demandé sans que cela sonne comme une question.

« C'est du sang.

— Après avoir ouvert toutes ces malheureuses bêtes, cela vous étonne ?

— Je veux dire : le contenu de leurs estomacs baigne dans le sang. Ce n'est pas normal. Je vais voir ce que donne l'observation au microscope.

— Une maladie ?

— Une épidémie, oui. Vous voyez, Monsieur Müller, si je ne les avais pas tués, ils n'auraient eu que quelques jours supplémentaires avant de succomber d'une péritonite ou d'inanition. Je referai des prélèvements plus tard. L'arrivée sur site est toujours prévue demain matin ? »

Je n'ai pas eu l'occasion de répondre, car Armand Landron s'est immiscé avec son entrain agaçant et son photographe plus pâlot encore que moi. Le journaliste a infligé à Agathe une avalanche de questions ; davantage à propos de son esclandre de la veille que de son étrange découverte.

J'ai pris congé et suis monté à la passerelle pour prendre des nouvelles de notre trajet. La vue de ces poissons malades m'avait définitivement coupé l'appétit.

*

6 octobre 1920, Océan Atlantique

Agathe avait raison. C'est une épidémie. Le jour s'est levé sur un spectacle macabre : des centaines et des centaines de carcasses gisaient à la surface de l'océan. Les eaux noires les soulevaient comme une colonie de pustules logées sur une poitrine ridée et souffreteuse. Le banc de globicéphales qui suivait l'Astrolabe de près depuis avant-hier clapotait désormais contre la coque, ventre à l'air.

Je n'avais jamais été un croyant assidu, mais j'y ai vu l'œuvre du diable ; et adressé une prière discrète à Dieu.

Agathe devait être encore plus athée, car elle a poursuivi ses analyses sans témoigner de la moindre faiblesse.

Je me suis détourné de ces mystères inquiétants pour un autre mystère troublant. Anschütz nous a convoqués à la passerelle.

Son technicien, assigné à la cartographie de la zone par échosondage, avait perdu son masque d'assurance et de froide supériorité pour nous exposer une anomalie inexplicable.

« Le bateau a tourné trois fois au-dessus de ce point pour vérifier qu'il ne s'agissait pas d'une faille instrumentale », ai-je traduis. « Il faut accepter les faits. Le signal... disparaît. »

Des explications trop techniques, j'avais retenu que leur machine fonctionnait comme un radar : un faisceau était projeté sous l'eau et selon le temps qu'il mettait à revenir, on en déduisait une profondeur.

« Quelque chose absorberait le faisceau ? » hasardais-je.

La météorite ? Ou du moins, l'un de ses fragments, pensions-nous sans oser l'exprimer. Anschütz a fermé son visage dans un déni catégorique.

« Aucun matériau n'aurait cette propriété. La seule possibilité serait qu'il se trouve une crevasse très profonde, ce qui serait improbable : le talus se nivèle entre cinq cents et mille mètres. Or notre système a été éprouvé avec succès dans la fosse de Porto Rico à plus de huit mille mètres !

— Agathe aurait peut-être une explication ? »

La scientifique était occupée à son laboratoire, et étant donné son aversion pour l'Allemand, elle ne devait pas être mécontente d'échapper à cette réunion. Anschütz s'est laissé aller à un reniflement méprisant.

« Je ne vois pas comment, mais vous pouvez toujours lui poser la question en descendant. » Puis il s'est composé un air plus rassurant, prenant conscience du voile sinistre qui couvrait l'assemblée. « Ne vous inquiétez pas. Il s'agit probablement d'un simple défaut matériel, un mauvais angle de réflexion qui détourne le faisceau de la cellule réceptrice. »

*

13h12

J'ai dû interrompre brutalement ma précédente entrée, car une alerte a retenti à la passerelle. Le capitaine, cette fois. Un navire avait été aperçu à l'horizon et l'échange radio a confirmé qu'il s'agissait du HMS Challenger. Les Anglais nous talonnent. Ils nous avaient même devancés, jusqu'à cet appel de détresse qui dit en substance :

« Nous sommes sans nouvelle de notre bathyscaphe Oberon depuis vingt-quatre heures. Dernier contact en N 50°1' O 16°17' à 13h12. Trois passagers à bord. Entre douze et trente heures d'oxygène restantes. Requérons assistance immédiate. »

C'est une situation que personne n'aurait pu anticiper. L'idée que les Anglais aient échoué si près du but devrait nous ravir, mais trois vies étaient en danger. De plus, le droit maritime ne nous permet pas d'ignorer un appel de détresse ; à moins d'une guerre. Si les Anglais sont nos rivaux, Dieu merci, nous n'en sommes pas au conflit armé. Leur refuser assistance pourrait en revanche devenir un casus belli.

Egon s'est approché et a soufflé à l'oreille d'Anschütz :

« Ce sont les coordonnées de l'anomalie. »

Il avait parlé en allemand, si bien qu'Anschütz et moi avons été les seuls à comprendre. J'ai vu le chef de mission blêmir ; sa bouche est restée scellée. S'il ne partageait pas l'information, je ne le ferai pas non plus. L'atmosphère pesait suffisamment pour y ajouter une couche d'inquiétude.

J'écris ces mots sous le pont roulant, mon carnet calé sur une cuisse, pendant que marins et ingénieurs travaillent de concert aux préparatifs de la Loreley. Un nœud noue mes entrailles alors que sont testés les attaches du treuil et lestés les ballasts. Autour de nous, l'océan se convulse sous sa pellicule de matière organique morte. Si un submersible anglais s'est volatilisé dans ce cloaque, quelle arrogance de croire que nous sauverons la situation avec notre boite de conserve pendante au bout de son fil !

Il est trop tard pour reculer.

Je pourrais me désister, prétexter un mal soudain et me terrer dans ma cabine. Anschütz et son opérateur n'ont pas besoin de moi pour manœuvrer leur bête. Je ne peux me résoudre à cet acte de lâcheté. Et puis... ça va sembler idiot... j'ai l'impression que quelque chose m'attire derrière le voile opaque de la mer. Est-ce de la curiosité, le sentiment de faire face à un phénomène qui me dépasse et de ne pouvoir l'ignorer ? Quelle étrange sensation. Je m'étais toujours contenté d'une vie sans heurt. Mon goût pour le confort et ma révulsion des conflits m'ont poussé à embrasser cette carrière de diplomate. J'ai œuvré à réduire les risques et aujourd'hui, j'y saute à pieds joints.

J'ai fait bonne figure devant Landron. Il fallait jouer la comédie, honorer l'évènement historique comme il se devait.

Je n'ai pas partagé mes craintes avec Tessier. Je n'avais développé aucune affinité avec le financier. Je suis convaincu qu'il se serait moqué de ma superstition. Les poissons morts, l'anomalie de l'échosondeur, le sous-marin disparu... Tous ces phénomènes pouvaient avoir une dizaine d'explications et n'anticipaient en rien notre propre naufrage. Du moins, l'investisseur aurait trouvé toutes les raisons du monde pour ne pas admettre que la météorite était le dénominateur commun de ces ennuis. Pour ne pas renoncer au profit.

J'ai en revanche parlé avec Agathe, puisqu'elle embarquait. Elle s'est contentée de hocher la tête gravement. Elle non plus ne compte pas renoncer. Elle aussi ressent ce besoin de comprendre. De voir de ses yeux ce qui se terre au fond des eaux noires.

J'ai été pris d'une émotion que je ne sais identifier. Une impression de gâchis. Alors que je commençais à découvrir cette femme, à l'apprécier, il me semblait que nous signions un pacte avec la mort.

Weber nous fait signe. La Loreley est prête. Je ne peux me résoudre à laisser mon carnet. S'il se passe... quoi que ce soit d'anormal, je veux pouvoir consigner les derniers instants. Puisse Dieu faire que ce carnet trouve ma famille.


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