Le venin de l'éternité
Et les ciseaux d'airain coupent la corde.
Les flammes se ravivent, ardentes comme au premier jour. Elles se meuvent dans le ciel en houle tempétueuse affamée. Le serpent dévoreur de mondes, libéré de ses chaînes, se rue, avide sur la cité trépassée. Les hères hurlent d'horreur sur les contreforts du temple de l'Horloge ; foule de fourmis qui fuit l'inévitable.
Ils ont échoué. Le temps s'est écoulé.
Perchée sur la scène de son péché, Éva ouvre les bras pour accueillir la géhenne. Sa peau découvre la caresse du vent, frémit et s'égrène. Elle sent son sang battre à ses tempes, drainer jeunesse hors de ses veines. Rien n'est plus authentique que ce feu qui crépite sur ses mèches. Elle ne jouera plus cette pantomime factice.
Alors que la Déflagration l'engloutit, elle s'égosille d'un rire splendide.
— C'est donc ça, vivre ?
*
Quelques éternités avant la fin. Parvis du temple de l'Horloge.
HÉRAUT
Du nerf, mes frères ! Je sais, ces muscles s'affaissent
Sous ce soleil éternel, la chaleur oppresse
Vous êtes les Tireurs. Les gardiens du lien,
Vos sacrifices valeureux pour notre bien
Nous saluons, ô héros de l'éternité !
La volonté sans faille taillée dans le roc
Soyez dernier rempart contre le Ragnarök !
La harangue du héraut dissipe à peine les halètements souffreteux de la cordée des Tireurs. Une officiante descend les marches dans son sillage. Armée de son plumeau, elle époussette les perles de sueurs figées sur les épaules des athlètes ; une autre prêtresse de l'Horloge se charge de les éventer.
PREMIER TIREUR
Je n'en peux plus !
DEUXIÈME TIREUR
Mes jambes flanchent...
TROISIÈME TIREUR
Et mes bras cèdent.
OFFICIANTE
Tenez bon. Par cette offrande, buvez notre aide.
Elle fait couler les louches dans les bouches goulues. L'effort assaille les corps ; ils rêvent en vain la relève. Une accalmie ; l'automate a surgi de sa trappe et sonne la bonne parole.
HUISSIÈRE
Que vois-je ? Les mêmes feux colorent le ciel
Flamboyants comme hier, sanglants comme demain
Le soleil est mort et nous traîne dans son fiel
Bénie soit l'Horloge ! Et bénies soient vos mains !
Demain sera vain et hier fut oublié
Grâce à vous, le présent est notre éternité
Les regards des Tireurs s'évadent, escaladent les marches, suivent le chemin de la corde sur la façade arrosée des éclats de l'astre enflammé. Elle grimpe, grimpe et termine sa course immobile sur l'ouvrage monumental.
Le cadran d'étain rayonne dans le soleil éteint.
Couronnée d'un fronton d'or où un sourire moqueur nargue les Tireurs, l'Horloge trône sur la cité. Cintrée de colonnades orgueilleuses qui gardent un mécanisme minutieux, elle impose sa régularité.
Mais le mécanisme est grippé ; la laisse de chanvre s'enroule sur l'aiguille des minutes. Colossal sabre d'acier qui ne tranchera jamais midi moins dix. Tant que les Tireurs tiendront la corde, la Déflagration rugira impuissante, suspendue dans le ciel. Tant que les Tireurs tiendront la corde, l'apocalypse n'aura pas lieu.
Éva se détourne de la fenêtre, du spectacle ordinaire sur la scène du parvis. Qu'importe où ses yeux voguent, tout lui rappelle ce poison d'immobilité. Elle refoule la nausée, tandis que son escorte frappe au carreau de la salle de réunion.
Sans attendre de réponse, Éva est invitée à entrer. Le maire et le commandeur échangent des palabres enflammées ; ils ne prêtent aucune attention à son arrivée.
MAIRE
Je me dois d'insister. Le cadran nord armé
De ses fières cohortes ne saurait ployer
Sous le fiel des incessants assauts acharnés
De nos ennemis aussi idiots qu'entêtés
À l'autre bout de la table, qu'il martèle d'un index tempétueux, son vis-à-vis croise sa paire de jambes nonchalantes.
COMMANDEUR
Vous ne retenez jamais leçon des déboires
Dépouillez le cadran de huit heures d'espoir
Remplumer celui de dix heures aux abois
Les attaques susciteront autant d'émoi
MAIRE
À quoi bon vos médailles si c'est pour céder !
Trouvez une idée si la mienne ne vous sied
COMMANDEUR
Puisque vous en parlez, elle est justement là
De concert, les deux hommes se tournent et remarquent enfin Éva. Harassée par leur stérile saynète, elle se réjouit d'y mettre fin, mais n'en montre rien sur sa figure stricte. Elle se raidit et adresse un salut vaguement protocolaire. Le commandeur ne s'en formalise pas ; il n'a pas affaire à un soldat ordinaire.
— Savez-vous pourquoi je vous ai convoquée ?
Dans le vif du sujet. Éva apprécie la méthode ; même si l'impression de jouer un rôle assigné lui colle à la peau.
— Non, mon commandeur.
Le militaire lisse sa moustache dans une parodie de réflexion. Il se lève et s'agite tel un poisson prisonnier d'un bocal.
— Chaque jour, les attaques à la frontière se font plus virulentes. Ces maudits Mouvants se renforcent, attirent des adeptes du sein même de notre bourg. Mes petits oiseaux m'ont soufflé qu'un homme les empoisonne avec son prosélytisme. Un certain Nahash.
...Des yeux de vipère la scrutent
...Des doigts écartent les pollens de son visage...Il se penche pour lui murmurer
Le militaire s'accorde une pause calculée. Lassée de ce faux suspens, Éva s'autorise à le relancer :
— Qu'attendez-vous de moi, mon commandeur ?
— Ma foi, les rumeurs courent à votre sujet. Elles vous décrivent efficace et habile... — Il laisse planer un doute éloquent — négociatrice. La survie de l'Horloge exige que vous mettiez vos talents en œuvre pour approcher ce fauteur de troubles et le réduire au silence.
— Par quels moyens ?
— Tous ceux que vous jugerez bons.
La messe est dite. Éva hoche promptement la tête et tourne les talons. Des réminiscences venues de nulle part la tiraillent comme la corde élimée de l'horloge.
...Une cascade silencieuse
...Sa main écarte le rideau de gouttes en suspension...Une bouffée de fraîcheur l'assaille...Elle débouche sur une clairière piquetée de trèfles pourpres...La canopée-bouclier filtre le soleil de feu en rayon de miel
*
Sur le parvis, sa moto l'attend, non loin des halètements des Tireurs ravagés. Enfiler son casque, enclencher le contact ; en une chorégraphie rodée, elle enfourche son destrier et accélère. La lame de son couteau sous le cuir de sa botte l'effleure et la rassure. Le deux-roues cahote sur le pavé irrégulier de la rue de l'Aiguille, celle qui mène à l'extrémité du Cadran. La frontière.
Les citoyens comme Éva ne la franchissent pas. À quoi bon ? La Déflagration a commencé à dévorer le monde avant de s'arrêter au large du bourg. Nul passage n'est envisageable dans le séjour des flammes. Alors les Mouvants stagnent dans cet entre-deux : la géhenne et le vestige de civilisation. Le néant et la permanence. Et jamais ne relâchent la pression contre les défenseurs de l'Horloge.
Un dernier rang d'encorbellements, et le champ de bataille lui tend ses bras.
Les rares demeures encore debout s'éparpillent hésitantes, parées de leurs toits roussis. Entre elles, un réseau de tranchées et de charpentes calcinées charrie les heurts d'affrontements.
ASSAILLANTS
Allons, fiers soldats ! Hissez les baïonnettes !
Face à ces endoctrinés, aucune retraite !
DÉFENSEURS
Morbleu ! Ne prêtez pas l'oreille à leur prophète
Ses beaux discours ne savent que siffler sornettes
Protégez notre bourg ! Protégez les Tireurs !
L'Horloge ne peut sonner le glas du malheur
ASSAILLANTS
Et demeurer à jamais dans cette torpeur ?
Nous refusons cette tyrannie de la peur
Les gorges s'égosillent, les fusils se dressent et les pétards frappent l'air.
Éva gare sa moto et se fraye un chemin entre les fils des pantins humains. Ses prunelles furètent à la recherche...
...Des yeux de vipère
Elle secoue la tête. Rien à signaler. Autant s'en tenir à la stratégie prévue.
Le général adverse rassemble ses sourcils en barrière hostile. Elle dégaine et lève son insigne en geste diplomate. Les soldats Mouvants la fouillent : elle n'est pas armée, elle peut passer.
La visiteuse se plante à un bras tendu de l'ennemi renfrogné. Ses petits yeux la scannent de haut en bas, puis il renifle exagérément.
— Vous venez négocier ? Vous perdez votre temps. Tant que les Tireurs ne lâcheront pas la corde, nous ne cesserons pas les hostilités.
Éva soupire et s'adosse à un parapet qui ne tient bon que par le prodige de l'immobilisme.
— Je ne tiens pas à essayer.
— Alors, que venez-vous faire ici ?
— J'aimerais vous rejoindre.
La muraille sourcilleuse s'érige à la cime du front.
— Je suis lasse, poursuit-elle. Le présent de maintenant se confond sans cesse avec le présent de la veille, je ne distingue plus le moindre sens, tout se fond dans un ordre commun ; indigeste. Je veux que ça cesse, moi aussi.
Le général demeure muet de méfiance. Alors, tambourine un applaudissement lento qui goguenarde ses belles paroles. Un homme surgit d'un terrier sous les décombres.
...Des yeux de vipère la scrutent
Le cœur d'Éva accélère son rythme, allegro. Le métal de sa lame se réchauffe contre sa cheville.
— Si même les pontes du bourg commencent à réaliser l'inanité de leur effort, alors notre but touche à sa fin.
Ainsi parle le nouveau venu. Il appose une main sereine sur l'épaule du général, qui s'en retourne brailler ses ordres aux troupes. Cette même main se tend vers Éva.
— Je me nomme Nahash. Je ne suis qu'un humble pasteur parmi les Mouvants. Je recueille et guide les brebis égarées.
La main se heurte au vide.
— Je ne suis pas une brebis égarée.
Nahash sourit.
— En êtes-vous sûre ?
La lame brûle contre sa cheville. Mais elle attendra son heure. Le pasteur allonge un bras vers l'entrée du souterrain et y invite la nouvelle recrue.
Éva profite de la visite sans broncher. Elle s'émerveille, même, de ces tunnels aux relents de poussière séculaire, aménagés avec soin. Des madriers renforcent la charpente d'une voûte rassurante ; les boyaux se divisent en replis conviviaux et chaleureux. Çà et là, Éva surprend l'écho de rires attablés autour de cartes ou le fracas des glaives d'entraînement. Du mouvement, de l'imprévu, une illusion de temps ; de la vie.
Partout, on arrête Nahash. Saluts enjoués, élans de ferveur ou sollicitude ; le pasteur est aimé. Et le cœur d'Éva se pincerait presque de remords.
Son guide délaisse ces étreintes et poursuit son tour. Les tunnels étendent leurs ramifications sur une superficie qu'Éva n'aurait pu imaginer, tels des serpents qui se déploient avant de cracher leur poison. Un, tout particulièrement, retient son attention. Les surfaces abruptes témoignent de coups de pioche récents. Elles ont dévoré la matière en ligne droite ; un but en mire.
— L'Horloge. Ce tunnel mène sous l'Horloge !
Malgré ses efforts, sa voix trahit l'émotion de l'infiltrée. Nahash pose une main tendre sur le dernier bloc de roche à extruder ; l'encouragement d'un père pour sa progéniture.
— Il sera bientôt prêt.
Éva déglutit. Sur sa cheville, la lame brûle à l'en faire souffrir.
— Pourquoi me montrer ce soubassement ?
Elle pourrait – elle devrait ! – le tuer, là, tout de suite, dans ce tunnel obscur et sans témoins. Sa mission accomplie, elle retournerait à sa routine. Ses doigts gigotent, avides de se ruer sur l'arme.
— Ne dis-tu pas vouloir nous rejoindre ?
L'énigme de son sourire l'agace. Éva lui décerne un regard rasant.
— Et vous me faites confiance ?
— C'est un pari. Un pari peu risqué si tu veux mon avis, Éva.
Une cadence assourdissante cogne dans sa poitrine. Il connaît son nom ? Les doigts préparés se mettent à trembler. Un regard térébrant la dévisage, la transperce. Des yeux de vipère.
D'un geste nerveux, elle essuie sa main moite contre sa cuisse et la range dans sa poche.
L'assassinat attendra.
...Des doigts écartent les pollens de son visage
...Il se penche pour lui murmurer...« Nous allons rétablir le temps »
*
Le temps – du moins, l'idée que s'en fait Éva – passe. En statue inerte, elle observe sans émotion l'agitation des Mouvants dans leur fourmilière. Leurs activités se dispersent et fulgurent sous les clameurs apologiques du pasteur. Ses apophtegmes clairs et convaincus insufflent le feu aux fourneaux. Même lorsque la voix de Nahash ne persifle pas directement à ses oreilles, elle en perçoit l'écho dans les regards brillants des fidèles.
Le pouvoir de nuisance de ce serpent avéré, la chute de l'Horloge n'est qu'une question d'heures, de jours ou d'éternités. Qu'importe. Le danger se masse aux portes du bourg.
— Suis-moi.
Un sourire auréole la figure hiératique de Nahash. Les paupières d'Éva papillonnent avant de réaliser qu'on s'adresse à elle. Cet homme ne manque pas d'aplomb. Trop sûr de lui, trop fier, trop persuadé d'être dans le juste. Les alertes de méfiance s'allument, mais n'enrayent pas sa curiosité.
— Où ça ?
— Il y a un endroit spécial que j'aimerais que tu voies.
Le pasteur ne lui renvoie pas l'image d'un homme stupide. Alors, pourquoi lui tendre des perches ? Lui donner l'occasion de parfaire son espionnage ? Lui offrir des opportunités de meurtres sur un plateau d'argent ?
Elle n'hésitera pas, cette fois.
Nahash la mène à une porte scellée. Il déverrouille le passage vers un nouveau réseau de galeries. Les lumières de la zone habitée ne s'étendent pas jusqu'ici ; le puissant faisceau d'une torche, qui ne se consume pas, éclaire le chemin. Celui-ci se réduit en inquiétantes étroitures à travers lesquels le duo chemine. Éva suffoque, mais se refuse à dévoiler la moindre faiblesse à son ennemi.
Puis le jour envahit la galerie ; un halo ténu aux couleurs rougeoyantes du ciel flamboyant.
Une cascade silencieuse barre la voie. Ses milliers de gouttes en suspension reflètent, prismatiques, ces nuances tangerine. Le prodige l'émerveille, à s'en fustiger de n'avoir jamais exploré l'au-delà du bourg. Elle s'est tant engluée dans son rôle.
Sa main écarte le rideau de pluie, l'humidité s'écrase à son contact et la transit d'une fraîche allégresse. Les sensations se réveillent dans son corps. Un fantôme qui rappelle son empreinte ; avant de retourner mourir dans ses limbes.
Elle débouche sur une clairière piquetée de trèfles pourpres. La canopée-bouclier filtre le soleil de feu en rayon de miel. Nahash l'invite à s'asseoir. Hypnotisée, elle obéit.
— Tu aimes cet endroit ?
— Il est magnifique, souffle-t-elle en oubliant toute défiance.
— Il disparaîtra quand l'Horloge tournera.
Nahash inspire une large bolée d'air, ses poumons s'imprègnent des derniers instants de ce paradis. Horrifiée, Éva garde la bouche ouverte sans s'en rendre compte. Une douleur vaine comprime sa poitrine. Pourquoi...
— Pourquoi y tenez-vous tant ? Oui, moi aussi, le temps me manque, mais quelle autre alternative avons-nous ? Vous n'avez pas le droit de nous condamner à mort !
Dans sa colère, Éva réalise trop tard qu'elle s'est trahie. Mais Nahash ne manifeste pas la moindre surprise. Son sourire triste ne dégringole jamais.
Elle sait, elle comprend ce qu'il signifie et elle le déteste pour ça. Elle déteste son aveuglement. Mais comment supporter la réalité sans le déni ?
— Nous devons l'accepter, Éva.
D'un réflexe animal, elle bondit ; la lame dénudée et plaquée contre le cou du serpent.
Nahash ne cille pas. Ses yeux ne clignent pas. Ils fixent Éva d'une intensité redoublée.
— Je te connais. Je sais que tu prendras la bonne décision, la seule qui ait un sens.
— Ou bien je pourrais te tuer, toi et tes persiflages ! Et sauver le bourg !
Le vent ne souffle pas, les branches dansent immobiles et la vibration de son rire perturbe à peine ce décor sépulcral. La sonate d'ivresse périclite decrescendo, jusqu'à n'être plus qu'un murmure :
— Peut-on tuer ce qui est déjà mort ?
De la tête au pied, elle tremble. De la moelle aux nerfs, elle souffre. Puis range son arme et tourne les talons. Elle abandonne Nahash et une part de son âme dans cette clairière. Même quand tout sera terminé, ce sanctuaire se souviendra de leur passage.
*
Les cris de joie succèdent au dernier coup de pioche. Un vague d'allégresse s'empare des fiers fidèles : le tunnel est achevé, la voie est libre, la fin est proche. Éva serre sa dague sans entrain et relâche le soupir qui étreint sa gorge.
— Allons-y.
Le murmure de Nahash persifle au creux de son oreille. Si seulement ses saintes paroles pouvaient la convaincre elle aussi.
— Pourquoi moi ?
— Parce que tu ne laisses pas mes mots t'atteindre et que tu me suis de ton propre chef.
Éva grimace, mais relègue son amertume pour le moment. L'assaut commence.
Les Mouvants grimpent l'échelle ; le puits de la place du Pendule vomit ses relents de fanatiques ; le chaos fond sur la tranquillité du bourg.
Les cris et les fracas des armes emplissent les rues. Des barricades de fortunes se dressent autour du parvis, les insurgés ont tôt fait d'en venir à bout. La milice de la cité se rapatrie d'urgence vers le centre, mais les Mouvants restés sur la frontière percent les lignes clairsemées et prennent les défenses de la ville en tenaille.
Les balles fusent fatales, des incendies prennent vie et rongent les encorbellements avec ferveur ; les habitants du bourg ont cessé leur futile pantomime.
Éva suit Nahash de près à travers le carnage. Les corps qui s'entassent ne l'émeuvent pas. Au contraire, une excitation inattendue s'empare d'elle.
Les choses changent ! Elle n'a plus à jouer ce rôle qui l'étouffe. Un poids s'envole et l'allège : celui de ses chaînes. Quelle douce-amère allégresse... Nahash pose une main ferme sur son épaule et la fait s'accroupir derrière un muret. Sous leurs yeux, le parvis de l'Horloge. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'on ne leur a pas déroulé le tapis rouge.
— Ils ont concentré toute leur défense autour des Tireurs de la corde. Les Mouvants parviendront sans doute à les occuper, mais nous ne vaincrons pas en attaquant frontalement.
Éva comprend où il veut en venir et intervient :
— Je connais un chemin par les sous-sols, en passant par le cimetière dans la cour arrière.
Le duo attend la première vague d'assaillants pour se faufiler. Le brouhaha des tirs et la fumée couvrent leur escapade jusqu'au séjour des morts. Éva déverrouille un caveau. Un escalier trop étroit pour l'emprunter côte à côte s'enfonce dans les ténèbres. Nahash ouvre le chemin, sans crainte, guidé par sa foi.
Une porte, sous laquelle filtre un rai de lumière, dévoile leur objectif.
Le cœur de l'Horloge s'offre à leurs yeux profanes ; splendide cathédrale aux vitraux étincelant sous le soleil de feu. Des escaliers immémoriaux s'élèvent vers une voûte céleste dans un entrelacs sans sens. Un dédale hors de l'espace et du temps. La source du temps.
Éva hésite sur le pas de la porte. Excitation et frayeur distillent leur poison, se battent pour prendre l'ascendant de ses mouvements. Nahash enserre sa main dans une paume rassurante. Ses yeux de vipère la scrutent.
— Prends-le.
De lourds ciseaux d'airain échouent entre ses bras. Éva se fige de stupeur.
— Non... Non, je ne peux pas. C'est ta mission, ton rêve !
— Ils m'arrêteront avant que je ne puisse le voir se réaliser. Je te fais confiance, Éva. Plus qu'à moi-même, bien trop pétri de mes certitudes. Ta décision sera la plus juste. Il doit en être ainsi.
Elle renforce sa prise sur l'objet maudit, mais ne tremble pas. Ces paroles trouvent un étrange écho apaisant en elle. Un hochement de tête et le duo repart.
Leurs foulées avalent les degrés et traversent les splendeurs de marbres et de bas-reliefs ciselés. Éva chasse les vagues d'émotions qui lui sifflent que, bientôt, tout cela disparaîtra. Un écrin de coton la transporte, anesthésie sa raison. Est-ce ce que ressentent les fidèles que Nahash corrompt ? Le serpent a fini par la mordre ; une morsure douce et agréable que réchauffe son sourire confiant.
OFFICIANTE
Halte-là ! Pour le salut de votre triste âme
Détournez-vous, pitié, de ces péchés infâmes
Fière de ses réflexes d'assassine, Éva se dissimule dans l'ombre ; Nahash s'élance dans la lumière, bras écartés en farce de sainteté.
LE SERPENT
Il est trop tard. Ce qui doit être fait sera.
Votre présomption ne saurait dépasser
Lois essentielles d'un monde trépassé
Acceptez votre sort et repos s'offrira
Éva escalade les chevrons, se faufile entre les charpentes ; invisible, portée par une destinée qui lui échappe. Les gardes de l'Horloge entourent Nahash, prêts à circonscrire la menace. Une pluie de verre s'abat sur le cœur de la fuyarde, mais elle ne peut le secourir. Le pasteur demeure serein, le regard droit et solennel rivé sur l'officiante. Mais Éva sait que ses yeux de vipère sont pour elle.
Adieu, Serpent.
L'assassine se façonne une voie entre les poutres, puis se laisse choir sur une alcôve à travers laquelle éclot une lumière morose. À l'extrémité de cette avancée : le vide ; son salut. La corde traverse l'ouverture, tendue et tiraillée de souffrance. Et seule Éva a le pouvoir de mettre fin à cette agonie.
Les ciseaux d'airain pèsent entre ses mains, trop lourds. Grisée et mue par une énergie qui la dépasse, elle les soulève et...
— J'ai toujours rêvé de faire ça.
L'assassine sursaute et fait volte-face. D'une démarche chaloupée, l'Huissière s'avance sur le balconnet. L'Huissière en personne !
Éva s'égare. Éva tremble. Qu'est-elle en train de faire ? Quelle folie l'anime ? Pourquoi ? Elle ne sait plus.
Loin de s'alarmer, l'huissière observe la laisse de chanvre, la couve d'une tendresse nostalgique. Toutes les mères doivent couper le cordon un jour. Sa voix douce s'élève.
— Te rappelles-tu du jour de la fin ? Moi non plus. Je n'étais pas plus jeune qu'aujourd'hui, nos mémoires n'ont pas vieilli, et pourtant... Qui peut encore dire à quoi ressemble le monde d'avant ? Qui sait encore parler au passé ? Une flamme brûle-t-elle encore dans nos âmes ? Je crains que celles qui menacent le ciel ne les aient emportés ce jour-là. Hélas, je suis incapable de trancher le fil. Fais-le, si tu l'oses. Je fermerai les yeux pour voir un autre soleil se lever.
L'Huissière, celle qui harangue en chaque occasion les Tireurs pour leur insuffler vigueur, s'éteint dans un coin, murée dans un silence entre acceptation et déni. Éva est seule. Seule avec le poids de ses ciseaux.
Dehors, le ciel se pare de nuances orageuses. Un ballet immobile de fléaux furieux attend son heure de gloire, tandis qu'à ses pieds meurent les heurts des insurgés. Il est temps de faire tomber le rideau sur cette mascarade.
Et les ciseaux d'airain coupent la corde.
...Sous l'ombre mouchetée du feuillage
...Sur un lit de trèfles pourpres...Le serpent siffle à ses oreilles...« Une part de nous habitera toujours cette clairière »
*
Éva tend ses bras. Ses paumes accueillent un flux froid et puissant ; les cristaux s'y échouent, éclatent et explosent en fines particules. La chute d'eau s'ébroue dans un fracas assourdissant. Fier étalon qui frappe la roche soumise à ses ruades. Éva prend conscience de l'individualité de chaque écoulement, de chaque lacis, de chaque goutte. Dotées d'une essence, d'une raison d'être, d'une force de vie, elles voguent chacune à une destinée propre. Ce vacarme qui déferle dans ses oreilles vibre au diapason des milliards de molécules agitées par la course du temps.
— Ainsi nous nous retrouvons.
Nahash se tient, debout, au sein d'une clairière piquetée de trèfles pourpres. La canopée dessine un jeu d'ombres mouvantes sur sa silhouette tranquille. Ses yeux verts bienveillants l'attendent et son sourire l'invite à profiter d'une nouvelle éternité.
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