Chapitre 6 • Le retour de Toūt, annonciateur de la Fin

    — Mh ! Il fait bien humide par ici, furent les premiers mots prononcés par la forme humanoïde.

    Elle observa son corps qui se disloqua une dernière fois dans sa brume sombre pour reprendre une contenance charnellement proche de l'acceptable. Ses doigts blanchirent, une fine peau pâle recouvrit peu à peu l'entièreté de sa physionomie. L'être bougea méthodiquement chacune de ses articulations pour attester du bon fonctionnement de ses systèmes neuronaux. Soulagé de se mouvoir correctement, il éclata d'un rire qui dégageait l'immense allégresse ressentie. Chacune de ses bouffées d'air était un plaisir qu'il savourait intensément à sentir dans ses poumons trop longtemps privés des différentes saveurs.

    Les nombreux siècles enfermés dans cette rose de pierre sombre furent assez vite oubliés sous l'ivresse de se mouvoir à nouveau. L'euphorie secoua l'individu qui se gorgeait des dernières gouttes de sang du cadavre pour finaliser le sort qui maintenait son corps physique dans cette dimension. Il n'avait jamais désespéré de revoir les traits de cette planète. Il savait pertinemment que la Compagnie n'aurait jamais pu l'emprisonner indéfiniment. Maintenant, il était l'heure pour lui de mettre ses cartes sur la table, d'avancer les pions dans l'échiquier poussiéreux. Le jeu reprenait et cette perpective le comblait de fierté.

    Son serviteur attendait, calmement, non loin de là. Il observait ce maitre dont les récits avaient bercé toute son enfance, car sa lignée fut étroitement lié à cette personne, en se consacrant à l'aboutissement de ses objectifs. Comme tout descendant, Shade s'était préparé tout sa vie à l'accueillir. Il avait mis tout en œuvre pour favoriser le moment propice à sa résurrection. Devant la prestance, le charisme tant décrit dans ses jeunes années, le valet était désarçonné face à la banalité de la silhouette.

    L'Ombre se dandinait avec un physique humain ; plus petit que son larbin, il arborait fièrement un ventre rondouillard qu'il tapotait de satisfaction à la fin de son repas. Shade ne pouvait s'empêcher de le comparer à ces quelques bourgeois exaltés par leur réussit qui se pavanaient avec fierté. L'homme de main l'avait toujours imaginé immense, à l'aura sombre, exhibant une mine squelettique accentuée par des traits tirés dans un faciès sérieux. Bien le contraire de ce clown auquel, devant lui, il se courbait, attendant les instruction. Le visage joufflu affichait un sourire aussi large que son corps tandis que ses petits yeux de fouine guettaient tous les recoins du paysage. Cachait-il bien son jeu sous cette apparence disgracieuse ?

    Une forme spectrale se confondit au-dessus du corps sans vie au pied de la tablette de pierre. Devenant plus compact, les traits de Carthew se dessinèrent dans la brume. Être humain épris de la magie du Merveilleux, la manifestation toisa de ses yeux blanchâtres les deux êtres vivants qui l'observaient avec curiosité.

    — Vous qui m'avez trompé, vous qui avez profité de ma naïveté et de ma curiosité, je vous maudis et promets que je réparerai la faute que j'ai commis en vous libérant tandis que vous, cracha William en pointant Shade, je vous retrouverai pour vous égorger comme vous l'avez perpétré sur ma personne.

    L'homme potelé éclata de rire face aux menaces spectrales, il ne craignit en rien ses balivernes, car il avait conscience qu'en ce moment, cet individu sans substance charnelle ne pouvait être un danger pour le Maître des Ombres.

    — Rigolez tant que vous le pouvez encore, je reviendrai en ce monde et à ce moment-là, craignez ma présence, car je serais votre chute, Toūt.

    Le sourire ne quitta pas les lèvres de l'Entité, il savourait les menaces et s'exaltait de la connaissance de William sur son identité. L'exécuteur des intimidations n'aurait pas longtemps à le chercher, lui, l'être à qui il avait offert gracieusement sa vie.

    — Je vous attendrai. Hâte de notre rencontre future, messire !

    Il rendit clos la conversation d'un revers de la main qui dissipa l'esprit brumeux. Sans attendre, Toūt se tourna vers le petit sentier serpentant dans les herbes folles.

    — Allons-y, Shadow. Nous avons tellement à rattraper et tant à reconquérir. Et puis, comme dit le dicton : Les Pleurs de la Vengeresse n'attendent pas.

    Le Maître des Ombres flânait sur le chemin tandis que son serviteur l'observait un pas en arrière. Son cerveau tournait à plein régime, incapable de démêler le vrai du faux des images que ses yeux lui renvoyaient. Silencieux, il acquiesçait à toutes les demandes de son supérieur, mais il se promit de prendre le temps de cerner cette personnalité loufoque. Est-ce que l'être qui se pavanait devant lui avait les tripes suffisant pour porter le poids de l'espérance de tant des familles ?

    Au loin, à l'horizon, des nuages sombres s'amassèrent dans le ciel bleu dénué de tout coton il y avait encore quelques instants. Poussé par un vent violent, ils se rapprochèrent rapidement et l'orage gronda dangereusement à leurs oreilles.

    Toujours avec l'euphorie sur les lèvres, Toūt répondit à la menace sourde dans un murmure :

    — Vous voilà enfin, ma chère. Vos éclairs ne peuvent rien contre moi, mais j'entends bien vos rugissements de frustration.

    Incapable d'émettre la moindre peur à son confrère, Natūre rappelle le tonnerre surnaturel qui se dissipa aussi rapidement qu'il était apparu. La démonstration n'était qu'un signe de sa part pour lui apprendre qu'elle savait qu'il foulait à nouveau la Terre. Chacun des deux Entités toisait l'autre. Dans leur jeu, aucune tricherie n'était permise, ils devaient être respectueux et étaler leurs cartes sur la table sans tromperie ; les règles établies dès le début.

    — Notre partie reprend là où nous l'avons laissé. Rien n'est encore gagné entre nous deux, conclut Toūt.

〰️

    Quand, en ce jour, au réveil du Caché, des murmures le parcoururent et le secouèrent sans retenue. Les bouches ne purent rester scellées face à l'ampleur de la nouvelle : traumatisante pour certains, réjouissante pour d'autres. Le retour de Toūt se répandit comme une traînée de poudre dans toute la Trame du Merveilleux, alimentant les ragots divers sur les évènements de sa libération.

    La Compagnie de la Rose Noire s'agita. Les plus illustres membres requièrent une réunion d'urgence au Sanctuaire, tandis que les Anciens des différents Clans grondèrent sur l'incapacité des Chevaliers de la Rose.

    Assis au centre de l'immense table de bois sombre en croissant de lune, sous le brouhaha ambiant, un homme à l'apparence diaphane observait d'un œil triste les sièges qui séjournaient éternellement vides dorénavant dans le conseil. Tant de visages de frères et sœurs ne resteront que dans la mémoire des anciens. Depuis sa création, la Compagnie avait bien perdu des familles.

    Quand chacun fut installé et que le silence se fit naturellement, le doyen, Priam, se leva. Malgré sa silhouette svelte et athlétique, le teint soyeux, ses articulations lui furent douloureuse sous l'effort, mais il n'en laissa rien paraître. Il balada ses yeux bleu-ciel sur l'assemblée pour capter toute l'attention. Ses traits soucieux marquèrent plus profondément les ridules de sa peau marquée par les décennies proche du siècle à fouler la terre de humain. Il réajusta le drapé blanc de sa toge qui recouvrait son corps translucide dû à sa condition de Sylphe, génie de l'air.

    — Mes chers frères et sœurs, tonna sa voix posée mais puissance, je suis honoré de constater que vous avez répondu rapidement à notre convocation. Comme vous le savez, le temps de trouble...

    Le reste de sa phrase mourut au son des doubles portes en bois massif et sombre veiné d'argent qui s'ouvrirent sur une silhouette toute fluette. Elle n'attendit pas l'invitation pour s'avancer vers le centre de la tablée, sa tunique simple à la couleur du soleil couchant ondulait sur son corps partagé entre la jeunesse et l'âge adulte. Elle laissait traînée son regard vert sur les membres de l'assemblée. Sa longue cascade rousse bouclée ainsi qu'ornée d'un diadème de feuilles flamboyantes parsemées de fruits automnaux cabriolait sous ses pas sautillants. Le martèlement feutrée de ses pieds nus résonnait dans la pièce silencieuse. Son visage enjoué aux pommettes rebondissantes agrémentées de taches de rousseur contrastait avec les mines funèbres de la Compagnie.

    — Je vous attendais, s'exprima la jeune demoiselle d'une voix chantante.

    Tous s'étaient levés à son entrée et s'inclinèrent solennellement devant ce petit bout de femme. Aucune remarque désobligeante, le silence clouait les bouches des Hauts Chevaliers. Par son rang élevé, le vieux Sylphe débuta la conversation avec l'adolescente :

    — C'est un honneur que vous nous prodiguez par votre présence, Esprit Automnal de la Natūre.

    L'Entité tricota d'un doigt sa chevelure flamboyante et afficha un large sourire de gaieté. Automne était toujours pareille, semblant prendre tout à la légère, désinvolte des évènements désastreux qui étaient perpétrés autour d'elle. Son caractère enjoué en déroutait plus d'un. Elle exécuta un de ses célèbres pas de danse tout en ancrant ses yeux forestiers dans ceux de chaque membres attablés.

    — J'ai parlé avec Hiver et elle m'a raconté avoir bavardé avec le responsable de ce... cataclysme. Elle était outrée de savoir qu'un humain avait pu ouvrir le réceptacle, minauda la ballerine.

    Un murmure se souleva dans l'assemblée, très vite atténué par le regard perçant du doyen, mais il comprenait parfaitement leur colère, car l'incompréhension se lisait dans ses yeux ciel. Un humain, un Ignorant, comment avait-il eu accès aux savoirs du Merveilleux ainsi que la prison de Toūt ? Automne se permit d'observer un instant les Surnaturels dans leur débat interne avant de clamer :

    — Bien ! Mon temps s'écoule, je me retire, mais sachez que mes pensées vous accompagnent... Elle va reprendre la relève, car elle désire vous informer.

    Toujours de son pas sautillant, elle se dirigea vers la sortie dont une silhouette élancée approchait. Elles se croisèrent sans un regard l'une pour l'autre. La nouvelle dame, la tête haute, marchait d'un pas lent et sensuelle, mais aucun son ne parvenait de ses pieds nues sur le marbre neige de la salle. Recouverte d'un voile rouge criard posé sur sa tête, elle affichait un faciès neutre. Quelques maigres tissus blancs cachèrent les courbes de son corps svelte : un enrubanné autour de sa poitrine, un autre retenu par une ceinture d'or pendant entre ses jambes.

    Elle se stoppa nette juste avant la mosaïque noir dessinée dans le marbre. La jeune femme se tenait droite, tandis que son voile carmin se souleva légèrement dans son dernier mouvement avant de venir encadrer son corps jusqu'au pied. Un ruban crème recouvrait ses yeux à l'assemblée, personne n'avait vu ce qu'il cachait aux communs des mortels. Ses lèvres pulpeuses à la teinte cinabre retenaient inconsciemment l'attention de la gente masculine, au grand dam des dames qui enviaient la peau satinée dépourvue des ravages du temps. Mais sa couleur grisâtre en répugnaient plus d'une. Ses longs cheveux noirs harmonisait le tout en entourant son galbe jusqu'au sol.

    Sans désolidariser sa bouche, sa voix parvint à chaque membre du Conseil présent dans la pièce. Une voix douce ainsi qu'autoritaire qui déversait d'un ton monocorde cette tirade énigmatique :

Les Ombres assidues ont retrouvé leur maitre farceur !
Les descendant de la Compagnie s'éteignent progressivement.
Mais le temps du trouble prédit ne viendra point immédiatement.
Attendant des fraîches recrues embrassant ses idéaux,
Guettant la chute des vaillantes sentinelles,
Toūt est d'une patience irréelle.
Mais un Scintillement subsiste, vengeur.
Aura-t-il la capacité de faire face ?
Là est une question perspicace.

    Cette révélation prophétique plomba d'un cran additionnel l'ambiance peu enclin à des réjouissance de l'assistance. Un silence pensant s'abattît sur la pièce, une aura chargée d'électricité crépitait aux oreilles sensible du doyen qui s'empressa de sortir du mutisme pour éviter une catastrophe supplémentaire :

    — Merci de vous êtes déplacée jusqu'à nous de votre Antre pour nous faire part de ce message, La Cendre.

    Erreur ! Sans le vouloir, le Sylphe libéra la parole du torrent qui gronda.

    — Vous insinuez que la Compagnie vit ses derniers jours ?

    Un juvénile Haut Chevalier venait d'élever la voix, d'autres murmures approuvèrent son raisonnement. Il était inconcevable pour la jeune génération qu'on puisse mettre en doute le rôle et parler de la fin de la Compagnie, elle qui embrassait la paix entre les Mondes. Trop orgueilleux, les cadets s'échauffèrent face au silence de La Cendre qui dédaignait répondre à leur accusation. Priam soupira devant l'irrespect avant d'élever la voix :

    — Vos illustres ancêtres doivent se retourner dans leur tombe.

    Il fusillait de son regard bleu chargé d'électricité les fauteurs de trouble avant de se tourner vers la dame pour reprendre d'un timbre plus doux :

    — Veillez les pardonner, les récents évènements ont mis leur nerf à vif. Il semblerait qu'ils soient encore assez inexpérimentés pour faire preuve de retenue.

    La Cendre inclina de la tête puis elle se détourna pour repartir vers son Antre, dans le confins de l'univers, là, où êtres vivant ne peut l'atteindre. Alors qu'elle passait les imposantes portes, sa voix traina une dernière fois à l'intérieure de la tête de chaque membre.

    — L'Étincelle sera le dénouement final...

    Après le départ de la dame au voile carmin, un très long silence planait dans la salle. Certains désiraient hurler leur ressenti, mais tous s'abstinrent. Ils attendaient que La Cendre aille déserter le Sanctuaire pour éviter les représailles de sa part.

    L'époque de paix avait eu raison des Hauts Chevaliers. Trop gorgés de louanges émis par les plus démunis, la jeunesse avait délaissé son rôle primordiale pour se pavaner comme des paons. La cupidité rongeait la Compagnie.

    — Cette sorcière nous nargue.

    Crainte de la part du Merveilleux, la jeune femme ne cherchait aucun contact avec les Surnaturels. Depuis les siècles, ses rares apparitions étaient annonciatrices de désastres, de troubles, d'effondrements. Quand le cas contraire, elle était rarement entendue, elle n'avait donc plus de raison de fouler le monde terrien pour ces balivernes.

    — Ayez l'obligeance de respecter La Cendre ! tonna la voix de Priam. Je ne permets pas, entre ses mûrs que nous souillons sa dévotion. Je pense qu'il y a plus urgent à traiter que le sort de cette dame.

    La doyen avait pu côtoyer la jeune femme, mais il avait une certaine admiration, peu comprise par les autres Surnaturels.

    — Nous ne pouvons quand même pas attendre sans rien faire ? Je ne peux me résigner à la chute de la Compagnie.

    — Il faut débusquer ce félon de traitre de Toūt tant qu'il est encore affaiblit par sa libération.

    — Il nous fait une stratégie !

    Les voix s'élevèrent, cherchant l'approbation de leurs confrères et sœurs. Le vieux Sylphe écoutait et étudiait chaque proposition avec attention.

    Quelques heures après la séance levée, seul resta Priam dans son siège central. Ses cheveux blonds à la limite du blanc étaient retenus par une cordelette de cuir dans son dos ; avec sa peau diaphane, il ressemblait à un spectre de l'au-delà. Il scruta de son regard las les quarante-quatre sièges vides entourants la table en bois sombre. Nombreuses chaises ne verront plus la chaleur d'un corps. Trop de perte avait frappé la Compagnie, l'ombre de la Faucheur planait sur les familles restantes.

    Fatigué, le doyen déambula dans la pièce circulaire, parmi le mur de pierre, quarante-cinq alcôves abritaient un objet symbolisant les familles créatrice de la Compagnie de la Rose Noire. Un pilier où brulait un brasero séparait les différents renfoncements. Seule source de lumière avec le faisceau de la verrière qui formait la pointe de la coupole.

    Un silence lourd et pesant régnait dans la pièce. Il alourdissait le poids qui trônait sur les épaules du vieux Sylphe, un poids qu'il ne pourrait plus bientôt avoir la force de supporter. Il pensait à donner la main à la génération suivante, mais le récent évènement le faisait douter.

    — N'ayez crainte, mon vieil ami. Je serais toujours présente pour le guider...

    La voix murmurante se glissa aux creux des oreilles de Priam, elle lui rappela le souvenir de longs débats dans cette pièce avec la propriétaire, lors de ses débuts. Le doyen savait qu'elle ne les négliger jamais, son esprit ne faisait qu'un avec cette salle. Pour certifier ses dires, le dallage au centre s'illumina d'une faible clarté, le dessin en marbre représentant une rose noire prit vie. L'homme sourit, un confiance regagnée, un espoir subsistait, il se devait de ne pas l'oublier. Les dés n'étaient pas encore lancés...

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