Chapitre 6 • La Cendre, entre temps et réalité interrompus

— Approche donc Alaric Williams que je puisse sonder les très fonds de ton âme !

Son ton était sec et sans appel. Je ne devais pas exacerber l'Oracle par mon hésitation. Quelles en seront les conséquences ? Désastreuses ! Je savais à quoi m'attendre de sa part avec toutes les descriptions que j'avais glané pourtant, j'avais espéré un peu de douceur.

J'avançais avec raideur. Elle resta dans sa posture solennelle, le dos droit à me regarder de haut à travers son bandeau. Un pressentiment me tiraillait. Ses prunelles voilées étaient indemnes, mais elles apercevaient une dimension inconnue aux nôtres là où recelait les plus grands secrets de l'Univers. Sa prestance écrasante me fit déglutir et me ratatiner sur mon un mètre nonante. L'aura qui l'enveloppait était bien plus impressionnante que celle de sa descendante. La sensation d'être repoussé par sa puissance était très forte plus je m'en approchai. Mes jambes flagellaient. Comment aurais-je la capacité d'aligner de manière intelligible mes questions qui se bousculaient dans ma tête ?

Elle tendit la main mais s'arrêta à quelques centimètres de mon front.

— Enfant, ton destin est chaotique... Tous désirent que tu accomplisses ta destinée, mais es-tu réellement capable de porter toutes leurs espérances ?

Sa voix était plus grave et voilée comme si elle ne lui appartenait plus. Elle marmonna des propos dont je ne compris le sens. Elle devait être plongée dans une espèce de transe à la recherche de ma destinée... Puis elle s'arrêta de parler.

— De quelle destinée faites-vous allusion ?

J'étais sûr qu'elle me dévisageait à travers son voile. Je sentais son regard me bruler la peau et je ne pus me retenir de déglutir. Étais-je si différent de ce qu'elle espérait ? Le temps était venu pour moi de comprendre — je le redoutais tellement à cet instant. Pourtant le silence planait, aucun n'osait le briser. Il m'étouffait. Plus les minutes filèrent et plus ma raison de ma venue s'étiolait. Je n'arrivais pas à supporter ce mutisme mais les mots refusaient de sortir. Je m'accrochais à cette idée que la réponse de La Cendre changerait à jamais ma destinée. Inlassablement, son attention passa de mon visage à ses pensées. Insupportable !

— Je crois que le temps est venu de libérer certains secrets, lâcha-t-elle avec une réticence non dissimulée.

Son bras retomba le long de son corps. Elle poussa un long soupir avant de reprendre d'un murmure las :

— Je suis harassée de ses manigances...

Cela ne m'était pas destiné. Elle était perdue dans ses pensées et s'était exprimée à haute voix sans s'en rendre compte. Surement des arcanes qu'elle ne désirait pas me partager. Sa vision des mondes était imprenable car La Cendre passait au-delà du voile qui nous faisait défaut. Son visage exprimait une grande fatigue avant de revenir à un masque d'austérité.

— Veux-tu une tasse de thé ?

Ce changement de conversation me dérouta. Je restai silencieux, incapable de répondre car mon cerveau s'était arrêté tellement la question n'avait aucun sens pour moi. Je ne cherchais que des réponses sur ma destinée. La dame dut réitérer sa demande pour que ma bouche daigne répondre positivement sans que ma matière grise en prenne acte.

Elle m'invita à m'installer à la table le temps qu'elle prépare le breuvage. Je m'attendais à tout sauf ça. Un être décrit comme froid, distant, inatteignable, imbu de lui-même, hautain, austère et j'en passe pouvait avec un naturel déconcertant proposer du thé avec un point de chaleur dans la voix. Non, quelque chose ne tournait pas rond.

Mes yeux se baladèrent sur les contours de la pièce pour chercher un apaisement. Une couverture multicolore était pliée sur le sofa. Une plante au long feuillage pourpre captait la lumière du soleil près de l'entrée. D'élégantes floraisons rose pâle se balancèrent au gré du vent tandis que quelques papillons jaunes aux lignes rouges les butinaient. Puis mon attention revint sur la table où trônait un instrument de musique.

Sa forme ne m'était pas inconnue. Je le manipulai précautionneusement tout en l'étudiant. Constitué d'une calebasse, il y avait d'une extrémité l'embouchure et de l'autre, trois bouts de bambou donc le central plus long avait des trous comme une flûte. J'étais incapable de me rappeler de son nom.

— Un hulusi.

La réponse vint d'une autre voix que celle de ma tête. Je reportai mes yeux vers la silhouette de l'Oracle qui s'affairait. Elle ne s'avait même pas prit la peine de se retrouver pour me répondre.

— Il m'a été offert par un Surnaturel originaire de Chine. Je suis admirative de sa sonorité si particulière. Chaque fois que j'en joue, j'en ai des frissons.

Elle gloussa devant ma mine déconfite quand elle déposa le plateau sur la table, un rire cristallin qui emplissait la pièce d'une chaleur bienveillante. La température glaciale avait fait place au plus doux rayon d'un soleil printanier. Ce changement brutal me déconcerta. Je n'étais plus sûr de qui j'avais devant les yeux. Était-ce la véritable Cendre ? Ou juste une puissante illusion pour me perdre à jamais ? Je ne savais le dire...

— Pose les questions qui te rongent de l'intérieur... toutes, j'essayerai au mieux d'y répondre.

— Pourquoi êtes-vous si...

— Aimable ? Différente de l'être qu'on t'a toujours décrit ? ... Juste pour une tasse de thé.

— Qu'attendez-vous de moi ?

— Le juste équilibre des choses. Un donnant-donnant, tu te dis. Elle est si aimable c'est qu'elle attend forcément quelque chose en retour... et c'est là que tu fais fausse route. Moi, je n'attends rien de toi. Peut-être bien la seule en ce monde. Si j'ai voulu te rencontrer, c'est bien pour t'aider. Eh oui, je ne suis pas la femme tant redoutée des légendes.

Elle devançait mes questions. Rien d'anormal avec une oracle.

— Je ne suis pas cette mangeuse de Surnaturels turbulents. Cette Dame qui ne délivre que des horreurs sans nom. Cette Oracle qui clame la fin des Mondes à tous vent... Je ne suis qu'un pion qui veut se libérer de ses chaînes...

La dernière phrase n'avait été qu'un murmure. Un douloureux murmure qui révélait la blessure profonde de la Dame.

Muet, j'étais mal à l'aise devant la tirade. Elle brisait toutes les certitudes à son égard que le monde Caché pensait. Incapable de parler, je bus un gorgé du thé. Un arôme fruité explosa en bouche, un doux parfum qui calma mes angoisses.

Les doigts entrelacé à l'anse, j'observais le délicat ouvrage décoratif. La finesse du service en porcelaine relevait de professionnel remarquable de la terre. Un artiste avait ensuite peint montagnes, végétations et Kodamas — les esprits des arbres — qui s'harmonisaient à merveille en une scène figée. Une estampe japonaise à couper le souffle. Je craignais d'ébrécher un tel chef-d'œuvre.

— Qu'as-tu donc à ta main ?

Avant que je puisse répondre, l'Oracle avait fait le tour de la table et agrippait mon bras gauche. Elle examina la plaie de la chouette. Ces traits crispés ne suggéraient rien de bon pourtant, je ne pus me résoudre à ne pas lui répliquer :

— Ce n'est rien. Une simple égratignure. Dans quelques jours, cela aura disparu.

Elle se détourna pour fouiller dans sa commode. Des bruits de flacons qui s'entrechoquent me parvinrent.

— Les blessures commises par Nyctimène ne sont jamais anodines.

Elle revint avec tout un attirail du parfois soignant : bouteille, bandage, aiguille... Elle s'employa méticuleusement à désinfecter la plaie. Ensuite, elle appliqua un onguent de plantes pour aider à la cicatrisation. Elle banda le tout.

— Elle t'a marqué. Simple signe de gentillesse, mais les répercussions peuvent être terrible si je n'avais pas pris le temps de le soigner... Ne cherche pas pour le moment à comprendre. Chaque réponse en son temps.

La Cendre revint en silence se placer sur la chaise en face de moi. Elle but quelques gorgées du thé.

— La compagnie des Surnaturels m'horripile. Leur prétendue compassion, altruisme... me répugnent. Pour eux, je ne suis qu'un outil qu'ils disposent à leur gré. Je me suis donc forgée un masque de glace pour garder mes distances.

— Pourquoi est-ce différent avec moi ?

— Toi... commença-t-elle perdue dans ses pensées, toi, on peut dire que quelque chose nous lie. Je suis incapable de garder mes distances. Je t'attendais depuis de nombreuses années... Je redoutais et espérais cette rencontre.

Cette confidence tiraillait mon être. Partagé entre malaise et reconnaissance, je ne pus me résigner à continuer la conversation sur ce sujet.

— Est-ce vous qui avait empêché la Pythie de lire mon avenir ?

— Oui et non.

Que voulait-elle dire ? En quoi elle était responsable et où s'arrêtait son initiative ? Pourquoi moi ? J'avais tellement de questions qui se bousculaient. Mon esprit était bien trop vif pour que ma bouche puisse le suivre.

— Pourquoi ?

— Malgré sa puissance, elle n'est pas adapte à percer la plus épaisse des brumes.

— Une prophétie ?

— J'aurais tellement voulu que tu ne puisse comprendre mes paroles, soupira-t-elle. Les prophéties ne sont source que de discorde...

Je ne l'écoutais plus. Une douche froide avait subitement dégringolé le long de mon corps. Moi qui avait encore il y a quelques secondes l'espoir d'une vie assez tranquille au sein de la Compagnie. Cette révélation m'en apprit tout autrement. J'héritais donc d'une de ces fameuses prophéties qui vous colle à la peau. L'angoisse refit surface aussi vite que l'éclair un soir d'orage brutal.

— Ma vie va être un enfer.

— Sache d'une prophétie ne s'accomplit pas forcément.

— Toutes celles du passé se sont réalisées pourtant.

La Cendre dégageait une tristesse qui me brisait le cœur. Pourquoi avait-elle un si grand impact sur moi ?

— Même si le Surnaturel fait tout pour la provoquer ou l'inverse, elle se réalisera. Quand il en prend connaissance, ça signifie la fin de l'ignorance et avec elle, la voie toute tracée.

— Si je comprends bien, tant que j'ignore les termes de la prophétie, elle ne se réalisera pas ?

— Il y a de forte chance qu'elle n'influence pas sur tes chemins futurs. Elle en concerne certains, mais pas tous.

J'avais toujours pensé qu'envers et contre tout, les divinations s'exécutaient. Les pauvres marionnettes marquées n'avaient aucune échappatoire à leur destin, mais on ignorait ce pan obscur.

— Elle n'est qu'un fragment de ton avenir. Elle peut ou non se produire. J'ai refusé que tu en prenne conscience, j'ai donc bloqué l'accès à ma propre fille. Je voulais te laisser ton libre-arbitre.

Je me plongeai dans mes réflexions. Je m'étais attendu à plus d'informations différentes me concernant, mais celle-ci n'en avait pas fait partie. Pourquoi la Pythie ne m'avait pas fait part que c'était sa mère qui bloquait ses visions ? Quel lien partageai-je avec l'Oracle ?

Je détaillais inconsciemment ses traits gracieux. Le teint grisâtre de sa peau ne jurait pas. Il lui donnait une harmonie surnaturelle et mystérieuse qui la caractérisait si parfaitement. Puis, mes yeux s'accrochèrent à l'empreinte des siens sous son bandeau. Et le flash de la Pythie hanta ma mémoire.

— Qu'est-il arrivé aux yeux de votre fille ?

J'avais murmuré ma question de peur de gêner.

La vision de la jeune oracle me perturbait toujours. Je me demandais sans cesse ce qui lui était advenu pour arborait des cicatrices aussi profondes. Je redoutais la réponse, mais j'avais un besoin avide de savoir.

— Les oracles sont des femmes rares et précieuses. Certains Surnaturels se les approprient comme des denrées qu'ils pavanent fièrement.

Elle avait détourné la tête et c'était exprimée d'une voix déchirée. La tristesse marquait profondément les traits de la Dame. Elle revint de son pays des songes lointains où devaient y régner douleur et regret.

— La Pythie est prisonnière des Anciens du Clan Tŭlķ'iŋs depuis de nombreux siècles.

Cette révélation me répugnait. Je n'avais déjà pas le Conseil dans le cœur, mais là, il avait osé asservir une Surnaturelle sous le Clan. Et le plus impardonnable, ce fut que personne ne réagissait. J'étais indigné.

Je comprenais mieux sa folie. Être seule constamment ne devait pas arranger sa santé mentale déjà fortement perturbée par les visions. Les rares personnes qu'elle voyait la plongeait dans les limbes de leur futur. Pourquoi n'avais-je pas compris cela plus tôt ?

— Ne pouvez-vous rien faire ?

Elle poussa un soupir qui exprimait son dilemme.

— Je ne peux intervenir. Mon rôle m'y oppose... Elle me l'interdit... murmura-t-elle avant de reprendre d'une voix plus forte, même les plus puissant ne peuvent rien accomplir sans l'aide d'autrui.

Un bruit derrière moi me fit sursauter sur ma chaise. Dans l'ombre de l'escalier, une forme se recroquevillait pour se faire oublier de la civilisation. Sa longue parure céleste l'associait au joueur de flûte rencontré plutôt sur le sentier.

— Mon doux ami ! Ne craint rien de notre invité, le rassura La Cendre d'une voix chaleureuse.

Elle avait volontairement effacé la tristesse de ses traits. Elle arborait un large sourire qui cachait la profonde blessure que je venais de réveiller. Et le joueur de flûte m'en voulait de la perturber autant.

Il sortit la tête encapuchonnée de l'amas étoilé tel un oiseau de son plumage. Il se dandina dans le coin avant de rejoindre sa bienfaitrice en se plaquant contre le mur pour être le plus loin possible de moi.

— Excuse-le ! Rossignol n'a pas l'habitude des visiteurs.

— Vous vivez seuls dans cet endroit ?

La question m'avait échappé. L'intrusion de la créature avait apaisé mes pensées. Le calme reprenait peu à peu le dessus ainsi que dans mon corps.

— Il n'y a aucune place pour nous sur Terre. Nous nous sommes trouvés il y a bien des siècles. Seul cette dimension à bien voulu de nos âmes. Ici, loin des tumultes du Caché, je suis enfin chez moi.

Cela devait être merveilleux et apaisant de trouver enfin un lieu où on se sentait bien. Moi, je suis à ma place nulle part. Enfant métis, je suis rejeté de mon Clan. Enfant de Haut-Chevaliers, je suis envié de tous. Seul Jarys m'apportais une sérénité et l'impression de ne pas être jugé. Il me manquait ce petit bout d'humain optimiste.

— Tu ne seras jamais un Surnaturel comme un autre.

La Cendre avait murmuré tout en caressant le tissu de son compagnon. Il était accroupi et avait posé sa tête sur les cuisses de l'Oracle. J'apercevais le contour de son nez en trompette, de sa bouche fine et de son menton qui dépassaient de la voile lactée. De doux sons s'échappaient de ses lèvres blanches entrouvertes. Il se serait mis à ronronner que ça ne m'aurait pas étonné.

— Bientôt, je n'aurais plus l'étiquette de métis collée sur le dos.

Ses traits se crispèrent tandis que Rossignol l'observait en s'exclamant par petits bruits syllabiques.

Là, je craignais des réponses qu'il pouvait franchir les lèvres grisâtres. Elle les avait tellement pincées. Une chape de plomb s'écrasa dans mon estomac.

Elle releva le menton de son ami pour plonger son regard dans le sien. Elle sourit tristement et lui frôla d'un doigt une ligne sur sa peau d'un front jusqu'au bout du nez. J'avais la sensation d'un dialogue inaudible se déroulait entre eux.

Rossignol s'écarta abruptement d'elle. Il courut se réfugier dans l'ombre de l'escalier. Je l'entendis feuler dans mon dos.

Que se passait-il à la fin ? Je redoutais les paroles futures de La Cendre. Que cachait-elle encore à mon sujet ? Mon cœur tambourinait dans ma cage thoracique tellement fort qu'il allait bientôt s'échapper.

J'allais la supplier de ne rien dire de plus. Je ne voulais plus rien savoir. La vérité était bien trop dure à entendre. Ma bouche refusa de s'ouvrir et une petite voix me soufflait que je devais ne plus attendre. Cette petite voix qui vous vient de votre inconscient. Je la détestais car elle avait toujours raison. Et ma lucidité chancelait.

— Un destin hors norme t'enchaine. Bien avant ta naissance, un être puissant à influencer des destins pour assouvis ses désirs. Des nombreuses répercussions ont ébranlé des vies. J'ai...

Elle s'arrêta. Elle déglutit pour se donner du temps à chercher ses mots.

— Tu es en possession de capacités qui dépasse l'entendement des Surnaturels. Pour eux, tu es divergent, car...

Ma respiration était laborieuse. Mon cœur cognait à mes oreilles. Mon cerveau était complètement bloqué incapable d'analyser correctement. Il allait me falloir du tout pour digérer toutes ses révélations.

— Tu es un Énonciateur.

Ce mot résonnait étrangement. J'en n'avais jamais entendu parler. Alors pourquoi toutes les fibres de mon corps me hurlait qu'enfin j'étais entier ?

Énonciateur ? Qu'étais-je pour finir ?

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