Chapitre 4 • Chants et Mantras aux pouvoirs incertains °2e partie°
Plusieurs jours s'écoulèrent sans grande réjouissance. Carthew enchainait les lectures sur le Caché sans n'y percevoir l'exaltation des premiers moments ; elles parlèrent de tout et de rien, mais l'envie n'y était plus. Se sentir comme un fauve en cage ne convenait plus au baronnet qui avait goûté à l'ivresse de la société mondaine. Son maigre cercle d'amis et les divertissements qui avaient lui manquaient terriblement, au point que mêmes les bouquins tant désirés ne le nourrissaient plus suffisamment, il avait une soif d'aventure et de flâner dans les rues. Il se serait pris pour un fou si, il y avait encore un mois, on lui avait dit qu'il penserait cela.
Shade passait de temps en temps pour apporter des livres supplémentaires, mais sa compagnie n'enivra point de vivacité le noble en manque. L'homme de main gardait un sérieux où plus aucune autre trace ne s'y dessinait. La joie, l'émerveillement, le sarcasme avaient déserté complétement son visage austère, au point que Carthew se demandait s'il ne les avait pas rêvés. Lui qui avait tellement espéré dégoter quelques racontas à l'ombre des ruelles à grignoter, il se sentait bien furibond. Leurs conversations se résumaient à de bonjour, merci et au revoir, des dialogues plats, indignes des discours éloquents des aristocrates.
Enfoncé dans son fauteuil depuis des jours durant, William en oublia presque la couleur du ciel. Il ne se força même pas à camoufler un bâillement à s'en décrocher la mâchoire, il n'arrivait plus à trouver un semblant de plaisir à ajuster noblement ses manières.
En silence, Alfred s'activait à ses côtés. Il déposa un plateau, où siégeait une théière accompagnée de sa tasse assortie ainsi qu'une ribambelle de viennoiserie, à porter de mains sur la table basse. Le cinquantenaire se rongeait les sangs de voir son maitre se dégrader de la sorte. Un mutisme énigmatique lui maintenait les lèvres scellées. Ce fut sous un regard de tendresse pour le noble qu'il quitta la pièce, une pointe de tristesse lui tirailla le cœur quand il referma la porte.
Plongé dans sa lecture d'un traité, Carthew ne remarqua pas la danse peinée de son serviteur. Il claqua le livre quand il eut fini la dernière phrase. Un long soupir s'échappa de ses lèvres, sa tête bascula en arrière et les paupières clos, il ne put réprimer son esprit à se précipiter dans la tourmente. Plus aucun attrait à la vie arrivait à le maintenir, il allait bientôt commettre un acte irréparable.
Mécaniquement, sa main attrapa le volume suivant sur la pile et le posa sur les genoux. Il fallut une dizaine de minutes à William pour porter son attention sur l'ouvrage ; une couverture en cuir brun sans fioriture, seul un titre à la calligraphie dorée gravée à même la peau tannée : Chants et Mantras de la Rose. Grognon, il se demandait si le contenu allait être à la hauteur de sa patience. Il poussa un énième soupir, seul le temps à tuer le motivait encore à commencer une nouvelle lecture.
La préface acheva Carthew qui somnolait tout en lisant les mots en patte de mouche. Il sirota une tasse de ce thé fumant dont l'amertume persistait en bouche, un caractère très apprécié du noble. Le breuvage eut le mérite de tirer quelques peu les pensées de William de la brume onirique qui les enivrait.
Il sirotait le liquide prisé par la haute société et parcourait superficiellement les chants et mantras qui avaient une utilisation propre dans le Monde Caché, mais aucune pour le Sir. L'ombre d'Alfred vint recharger le ventre rond de la théière en eau brulante et infusion avant de disparaitre sans un bruit. Le baronnet ne s'en rendit pas compte non plus, ni de sa consommation excessive de la boisson chaude.
Arrivé à la moitié du manuscrit, il s'étrangla et recracha le thé dans sa tasse. Les lèvres entrouvertes, il relisait méticuleusement les lignes qu'il venait de survoler par mimétisme depuis le début du livre. Il reposa la porcelaine dans sa soucoupe sur la table basse sans quitter des yeux les écrits tandis que sa bouche articulait silencieusement les mots.
Le paragraphe référençait un mantra au pouvoir de révéler les secrets entourant un objet inerte, mais son emploi avait une limite. Si le sortilège appliqué pour camoufler se déclara d'un cercle supérieur, des étincelles — une explosion mineure de magie — ne seront que le résultat. Maigre enchantement qui attisa pourtant la curiosité du noble, il n'avait rien à perdre, juste du temps interminable long.
Émoustillé, Carthew sentit renaitre une flamme d'énergie en lui, il sauta sur ses échasses pour sortir de sa tanière l'œuf noiraud. William, debout, face à l'objet posé sur le bureau, une main au-dessus et l'autre tenant le livre, il récita la formule syllabique incompréhensible d'une voix grave.
Son sang bouillonna dans son organisme, exaltant l'intrépide. Sa chevalière, toujours suspendue à son cou, s'illumina faiblement sous sa chemise. Les pierres incrustées formant le C vibrèrent de plus en plus intensément au fur et à mesure de la prononciation.
Les éternels aurores boréales s'activèrent en journée et s'amplifia au point de pulsées violement à la sombre surface. Le feu verdoyant engloba l'entièreté de l'œuf. Entre panique et émerveillement, Carthew finit dans un murmure la dernière répétition du mantra. Les flammes sortirent des faces, grignotèrent le plan de travail et en son cœur, l'objet ovalaire qui ne cilla sous la chaleur, mais y avait-il réel danger ? Le bois ne se consuma point sous le brasier et William, intrigué, se risqua d'y approcher le bout de ses doigts.
Les flammes léchèrent la paume du noble, au contraire de le bruler, elles dégagèrent une froideur anormale. Curieux, le baronnet y enfonça sa main entière, il joua avec le feu avant de se rendre compte que celui-ci s'aviva à son contact. Toute la surface du secrétaire s'en retrouve recouvert. Il se recula pour constater l'étendue de ce brasier hivernal, pour ensuite, réfléchir à une solution pour éteindre ce phénomène, mais il fut pris de court car le danseur verdoyant courba l'échine pour ne devenir qu'un crachin au pied de l'œuf redevenu complétement noir.
Le rideau tombé, des mots incrustés au bois marquèrent la dernière scène. La belle calligraphie recouvrait la surface revenue à la normale du bureau et Carthew en comprenait chaque mot :
« Vous, être à l'apparence fragile, vous détenez un objet qui dépasse votre compréhension. Ne soyez pas tenté de l'ouvrir. Remettez-le à un Chevalier de la Compagnie de la Rose Noire. »
Les phrases restèrent lisibles le temps que le Sir puisse les lire, puis elles s'estompèrent peu à peu au point de disparaitre aussi mystérieusement qu'elle étaient apparues. La menace n'eut aucun effet sur l'esprit curieux de nanti, bien au contraire, piqué, il désirait ardemment découvrir le mystère de cet œuf. De toute manière, il lui était impossible de se présenter devant un Chevalier, une mort certaine l'attendait vu ses yeux magiques et sa connaissance du Monde Caché. Il n'allait pas s'y risquer.
Après cette petite expérience enrichissante, Carthew se demanda bien quel autre mantra ou chant renfermait ce manuscrit qui pouvait assouvir sa soif. Après avoir remis l'objet ovalaire dans son lieu sécurisé, il reprit, bien plus assidument, sa lecture.
〰️
— Il est l'heure ! dit Shade qui venait de s'incruster dans le bureau.
Depuis le temps, Carthew ne s'était toujours pas habitué à ses arrivés silencieux, il sursauta à la plupart quand la voix brisait la monotonie du mutisme de son quotidien.
— Il est l'heure de quoi ? grogna le noble.
La consternation se lut une fraction de second sur les traits du maraud, mais il répliqua d'une voix calme :
— L'heure pour vous d'absorber une certaine potion.
La réponse ne fit qu'un tour dans le cerveau de William. Enjoué et en même temps révulsé, il se dirigeait vers le tiroir qui retenait en son cœur la fiole.
— L'avez-vous correctement maintenu dans une obscurité absolue ? s'inquiéta le roturier.
Tout en défaisant le cordage, Cathew le fusilla du regard et cracha qu'il n'était pas un sombre idiot. La potion, enfin libérée de sa prison, se balançait au bout des doigts du baronnet dont le souvenir de l'odeur infecte planait encore dans sa mémoire. Il la posa tout de même délicatement sur le bureau avant d'approcher son nez du corps rond de verre translucide.
— N'était-elle pas verte à l'origine ?
Le vert abject avait fait place à un liquide carmin.
— N'avez-vous pas lu le parchemin de sa confection, soupira Shade. Il stipule clairement son changement de couleur après une lune entière dans l'obscurité.
— Je n'ai que survolé quand vous me l'avez mis dans les mains, ensuite, jamais vous ne m'avez fait part d'un tel prodige, rétorqua le noble, blessé dans son estime.
— Autant pour moi, j'ai dû omettre ce détail de peur que votre curiosité fasse échouer la potion.
Un combat silencieux se déroula entre les deux hommes. Carthew n'appréciait pas la pointe offensante de son acolyte, il ne pouvait plus faire abstraction de la manière disgracieuse quand cet insolent s'adressait à lui. Leur rang était au antipode.
— Veuillez m'excuser, mais je ne vais pas passer toute la nuit à attendre que vous la buviez. Si vous ne vous décidez pas, je vais vous laisser à votre noblesse outragée.
— Vous n'avez pas à me le répéter, siffla le nanti.
Réticent, Carthew attrapa d'une main tremblante le récipient et retira le bouchon en liège. Un dernier regard vers Shade qui contracta les muscles de ses mâchoires, William déglutit sa salive avant de porter le breuvage à ses lèvres. Une douce odeur boisée, agrémentée en arrière d'une pointe plus piquante lui chatouilla les narines. Mêmes les effluves s'étaient modifiés avec le temps. Quel étrange élixir !
Plus confiant, le baronnet lampa goulûment le contenu d'une traite. Il grimaça sous la forte amertume du liquide légèrement pâteux ; le goût âpre resta longtemps présent sur sa langue engourdie. Il ressentit quelques picotements dans ses membres.
— Apercevez-vous une différence ? s'inquiéta le noble.
— Patientez, l'encouragea Shade.
Des sueurs froides dégringolèrent le long de la colonne vertébrale du Sir. Ses mains appesanties lui semblèrent de plus en plus moites, au point qu'il les essuyaient frénétiquement sur sa chemise. Sa vision se brouilla et la nausée, fidèle amie, lui retourna l'estomac.
— Sir Carthew ?
Les sons lui parvenait d'un autre lieu bien trop lointain. Il porta un regard trouble vers son acolyte ; une aura sombre voila les traits de l'homme de main. Le feu obscur consumait la luminosité qui désirait s'accrocher à Shade.
William, dans un dernier élan de vivacité, voulut se soutenir au dossier d'un fauteuil. Il rata sa prise et s'effondra sur le parquet. Les forces le quittaient, l'empêchant de se relever et le laissa donc faible, convulsant, la face contre terre. Le noir absolu accapara peu à peu ses yeux. Il ressentit un vide en lui puis l'inconscience le berça de ses bras.
Quand Carthew revint à lui, il était allongé sur le dos contre une matière molle, le dur plancher de bois n'était plus présent. Il remua, perdit l'équilibre dans le vide, se rattrapa à un objet plus haut in extremis. Il ouvrit en grand ses yeux, désorienté, il mit quelques secondes pour reconnaitre la décoration de son bureau. La cheminée crépitait joyeusement dans son foyer en face de lui. William s'assit convenablement dans son sofa double et chercha son compère ; celui-ci somnolait, enfoncé dans le fauteuil de velours bleu nuit aux accoudoirs en forme de sirènes. Le nanti se racla la gorge.
Sursautant, Shade se redressa dans son siège. Surpris au premier abord, son visage se referma très vite sur son masque d'austérité.
— Comment vous portez-vous ?
Les poils de Carthew se hérissèrent sous la politesse forcée de Shade. Il fit abstraction de ce sentiment, et entreprit d'analyser l'état de son corps. Légèrement vaseux, il se sentait extrêmement faible, une fatigue monstre engourdissait ses paupières.
— Allez me chercher le miroir sur la commode, ordonna le Sir à la place d'une réponse.
Malgré le grognement qu'émit le maraud, il s'exécuta sans autre signe de résistance. Il tendit le miroir à main au noble qui s'empressa d'inspecter ses yeux. Ils avaient repris leur couleur noisette originale. Ce fut la première fois que Carthew se réjouit de les revoir avec leur iris fade, sans aucune extravagance.
— N'oubliez pas ! Ceci n'est point réel, seul un camouflage voile vos yeux. Ils sont toujours modifiés par la magie du Caché.
William espérait bien garder sa capacité extraordinaire, comment pouvait-il encore rencontrer un être surnaturel sans elle ? Percevoir le Merveilleux lui donnait un avantage qu'il n'allait plus négliger. Pendant sa retraite forcée, il avait prémédité un millier de solutions pour contraindre le destin à réitérer l'exploit.
L'agréable mélodie de la liberté chantonnait aux oreilles du nanti qui affichait un sourire béat. La douce brise automnale ne serait que réjouissante, même la pluie sur sa peau lui semblait être une merveille. Mais très vite, la réalité le reprit sur ses rêves.
— Comment expliquez-vous que je ne puisse percevoir l'apparence anormale de mes iris ?
La désolation passa dans ses yeux noisette. Il aurait voulu supplier du regard Shade de lui donner une raison bien plus profitable que celle qui trainait dans son esprit, mais il ne pouvait se résoudre à se rabaisser à son rang. Il fixait les flammes orangées qui léchaient avec envie le bois tendre des bûches.
— Je ne vois qu'une seule explication : la potion était d'un niveau bien trop supérieur au sortilège de vos yeux.
— Comment est-ce possible ? Comment une simple potion peut être plus puissante que l'apparence d'un surnaturel ? haussa d'un ton Carthew qui, les sourcils froncés, braqua son regard dans celui de Shade.
— De mes maigres connaissances, le déguisement de la surnaturelle ne devait pas être sophistiqué, juste une simple illusion, ce qui pour les humains ne changent point d'une complexe métamorphose.
Le couperet était tombé, le roturier était arrivé aux mêmes conclusions que le noble, maigre réjouissance pour le curieux. Las, déçu et blessé dans ses rêves, il chassa poliment Shade de son bureau.
La tête entre les mains, il entendit les lattes de bois grincés quand le maraud se leva de son siège. Les yeux perdus dans les flammes orangées, le Sir regardait leur danse quand un souvenir s'imposa à lui. Sans quitter des yeux le feu, sa voix tonna :
— Attendez ! Je me dois de vous faire part d'une découverte faite lors de mes nombreuses lectures.
Après un effort surhumain, il se retrouva debout à arpenter d'un pas incertain son bureau. Il se dirigea vers les piles précaires de livres qui trônaient sur tout son secrétaire. Sans hésiter, il attrapa un livre de cuir brun d'où un marque-page rouge en dépassait, puis le tendit à son acolyte. Suspicieux, son regard oscilla du livre au visage de Carthew avant de s'avancer pour s'emparer du manuscrit.
— Chants et Mantras de la Rose, récita Shade d'une voix insipide.
— Ouvrez-le, page de droite, insista le noble.
L'homme de main s'exécuta, il déambulait dans la pièce tout en lisant les paragraphes. Le dos tourné à William, il referma le livre, redressa la tête, il rétorqua avec un sourire carnassier :
— Très intéressant et il semble être dans nos cordes pour l'exécuter. Avez-vous déjà prévu une date ?
— D'après mes calculs, nous pouvons l'accomplir à l'aube du 25 novembre, ce jour est le plus propice.
Toujours invisible de Carthew, les prunelles de Shade brillèrent d'un éclat étrange sous les mèches sombres. Il respira une fois profondément, ferma les yeux, reprit son air austère avant de faire face au baronnet.
Ils passèrent les heures suivante à discuter des différents actes à poser pour la réussite de leur incantation. Quand l'ombre du maraud quitta la demeure du noble, le soleil s'éveilla à l'horizon. Il posa ses bras incandescents sur les plaines londoniennes et réchauffa l'atmosphère frisquet et humide. Inconscient de ce qui se jouait en ce bas monde, l'astre accompagnait les veilleurs, bientôt, il sera même l'assistant de leur machination.
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