Chapitre 2 • Les voix des centenaires, sagesse d'un temps révolu °2e partie°

— Je vois que tu t'es débrouillé comme un chef, me taquina la Dryade.

De moins bonne humeur, j'étais dos par terre avec un corps de plume et de poil avachi sur le mien. Le buste chaud du jeune reposait sur mon torse. Depuis son arrivée dans notre campement, le chenapan m'avait mené la vie dure en renversant nos affaires, mâchouillant nos sacs à couchage et d'autres frasques. Après son élan d'énergie indomptable, il avait somnolé avant de s'affaler sur moi m'utilisant comme coussin. L'avantage, il tenait chaud.

Pendant la petite conversation de la Dryade, j'avais accueilli nos destriers. Un couple s'était présenté avec leur rejeton de l'année. Les adultes étaient magnifiques, leur partie antérieure de cheval se mélangeaient à celui d'un coq au plumage flamboyant. Une paire d'ailes rousses de part et d'autre de leur flanc était soigneusement repliée.

Un peu en dehors de la limite du sortilège d'Eulalia, la femelle se reposait au pied d'un arbre, le regard alerte. Le mâle grattait la couche de neige des sabots de ses pattes antérieures. Les créatures étaient calmes et sans crainte envers nous. Ils m'avaient permis de caresser leur crinière d'où j'avais pu admirer longtemps les plumes foncées aux reflets verts de leur queue. Je m'étais demandé si ce n'était pas elles qui avaient provoqué leur chute vers l'extinction...

— Que t'ont raconté les arbres ?

Je n'avais pas arrêté de m'inquiéter sur le dénouement de la discussion entre la Dryade et les centenaires. Leur réponse pouvait changer la donne.

— Ils ont longuement discuté sur la signification de l'énigme. Ils n'ont pas connaissance d'un tel oiseau, ils pensent à une métaphore... mais ils ne m'ont pas laissé sans piste. Ils nous envoient auprès du Cornu qui se trouve actuellement en Bretagne.

— Le Cornu ?! m'étranglais-je.

La jeune femme me confirma d'un hochement de tête.

Mes parents m'en avaient plusieurs fois parler de cet être. Bien avant la création de la Compagnie, il avait longtemps était considéré comme une menace par les Surnaturels avant que Natūre, dans sa bonté, le prenne sous son aile et en fasse son Protecteur. Les rares êtres du Merveilleux encore vivant qui l'avaient un jour rencontré en gardaient des séquelles.

— Pourquoi lui ?

— Aucune idée ! Mais ils étaient formels sur son implication dans notre quête.

Les arbres avaient été catégorique en nous envoyant vers le Cornu. Peut-être que lui détenait la clé ?

— Que faisons-nous ? La Russie ou la Bretagne ? me questionna Eulalia.

Je déglutis difficilement ma salive. Nous avions deux options et chacune avec ses avantages et inconvénients.

Toujours couché sur le sol, je baladais mon regard sur les branches qui filaient dans le ciel. Le sifflement du vent entre les bras décharnés des centenaires me fit frémir. Je fermai les yeux pour me concentrer.

D'un côté, aller dans une immense plaine très froide à la recherche d'un Surnaturel ornithologue avec l'espoir qu'il connaisse notre oiseau. De l'autre, partir en France, dans une langue que je maitrise parfaitement mais demander de l'aide à un être légendaire craint de beaucoup des nôtres.

Les arbres qui en connaissaient un rayon sur la faune ignoraient la présence de ce Rossignol. Et d'un autre côté, je m'interrogeais sur l'érudition de l'homme. Un vrai dilemme. Je devais suivre mon intuition comme j'avais toujours fait quand je me trouvais dans une situation similaire. Qu'est-ce qu'il me disait ?

— Suivons la voix des arbres.

Le sourire qui m'accueillit quand j'ouvris les yeux me donnait du baume au cœur. Pour une Dryade, quelqu'un d'extérieur à leur sororité qui rendait hommage à ses amis les arbres était un bienfaiteur. Accorder de l'importance à leurs dires était un geste immense pour elles.

— Pour commencer, aide-moi avec ce petit chenapan ! la suppliai-je.

Eulalia ria aux éclats quand elle réveilla doucement l'animal. Je m'extirpai sans mal de l'amas de plumes et de poils alors que le jeune Hippalectryon léchait les doigts de la jeune femme.

Nous emballions nos affaires et parlions d'organisation pour la suite de notre voyage. Les animaux attendaient sagement non loin tandis que le jeune turbulent jouait à attraper les quelques flocons qui tombaient doucement. Par moment, Eulalia et moi pouffions devant ses cabrioles.

Mon paquetage sur le dos, je caressais un des Hippalectryons pour nous familiariser. Un picotement au niveau de la nuque me fit retourner comme une toupie. Je scrutais les fourrées à la cherche du responsable de mon désagrément instinctif ; rien n'était détectable entre les branches nues ou les buissons persistants.

Eulalia s'approcha de moi. Épaule contre épaule, elle me susurra d'une voix inquiète d'être observée. Je n'étais donc pas le seul à ressentir, dans la pénombre du sous-bois, des yeux obnubilés par notre présence. Menace ou simple surveillance pour un Surnaturel vivant dans cette forêt ? Peut-être un membre du Peuple Silencieux ? Sous ma main, les muscles de la créature se tendirent.

— Ne restons pas ici, nous ne sommes pas le bienvenu, murmurais-je à la Dryade avant de continuer d'une voix forte pour bien me faire entendre des environs, nous allons partir, nous sommes désolés d'avoir importuné par le dérangement votre tranquillité.

Je déposai dans les herbes quelques victuailles. Quand on bafouait un lieu fréquenté par le Peuple Silencieux, il fallait toujours y laisser une offrande pour le dérangement occasionné.

Nous marchions en file indienne sur le sentier. Nous cherchions un lieu dégagé et éloigné des yeux Ignorants pour une piste de décollage. Pour gagner du temps et puisque nous amis à poils avaient des ailes, il serait dommage de ne pas en profiter.

La Nymphe me secoua le bras et me confirma qu'elle continuait à ressentir la présence, tout comme moi. Un simple membre du Peuple Silencieux n'aurait pas été si vengeur pour si peu. Ce qui nous suivait été à un degré bien supérieur.

Le paysage changea. Au cœur des montagnes, nous empruntions un chemin étroit ; d'un côté une paroi escarpée et de l'autre une inclinaison vertigineuse qui nous offert un paysage sur la cime des conifères en contrebas. Même les Hippalectryons marchaient lentement d'un pas sûr.

Au fil de la piste, je me perdis dans mes pensées. Me creusant les méninges, je ne sentis pas l'espagnole m'attirer entre les buissons en dehors du chemin. Mes pieds se prirent dans une racine et je faillis m'étaler de tout mon long sans un remarquable pas de danse pour reprendre mon équilibre.

— Qu'est-ce que tu fous ? J'ai bien fail... vociférais-je avant qu'une main froide se plaque sur ma bouche.

Eulalia me fusait du regard et m'intima le silence.

Après le tournant que nous venions de dépasser, une petite alcôve naturelle avait permis la pousse de buissons qui camouflaient parfaitement nos deux corps. Usant de sa magie, la Dryade nous rendit invisibles dans son terrain de jeu forestier. Nos destriers continuaient leur chemin comme si de rien n'était.

Je fronçais des sourcils devant mon interrogation des agissements de la Nymphe. Celle-ci scrutait le sentier avec avidité. Le vent sifflait quand il s'engouffrait dans les failles de la montagne tandis que la neige s'était remise à tomber à gros flocons, rendant la lisibilité hasardeuse.

Quand l'arrière-train des Hippalectryons ne fut plus visible, un petit corps se découpa de l'angle. Dans une posture mi-quadrupède, il passa furtivement devant notre repère puis s'arrêter à mi-parcours. Sa toison argentée se secoua au rythme de ses mouvements de nez qui humait l'air. Ses muscles se contractèrent. Prise de panique, la créature se retourna pour prendre la fuite.

Ne pouvant tolérer que notre guetteur nous échappe, je sortis hors des fourrées pour barrer sa retraite. D'un saut preste, il prit appui sur la paroi pour m'éviter. Abasourdi, mes réflexes ne furent pas assez rapides pour attraper le maigre tissu qui recouvrait partiellement son corps. Je pestai devant mon incapacité quand j'entendis le bruit d'un corps qui s'écrasait.

La créature venait de trébucher, face contre sol. Elle se retourna sans prendre la peine de constater de ses blessures pour s'acharner, ongles sortis, sur les lianes qui retenaient sa cheville prisonnière. Le regard haineux, elle siffla entre ses dents quand je m'approchai d'un pas lent d'elle.

Un voile de sang se répandit sur son œil et joue gauche. Les courbures de ses pommettes, ses mâchoires et nez étaient anormales pour un humain. Ses yeux gris à la pupille horizontal étaient soulignés par de longues cils noirs. Deux oreilles effilées et alertes trônaient dans sa foisonnante crinière argent ainsi qu'une paire de jeunes bois qui se débattaient pour être à la lumière des filaments crollées.

— Alfdis ?!

Derrière le masque de biche, je pouvais y reconnaitre les traits de la fillette. À l'appellation de son nom, elle se figea. Ses yeux gris me dévisagèrent avec animosité tandis qu'un grognement sortit de sa petite bouche entrouverte.

— Ah, mais c'est le lèche-botte des Anciens ! s'exclama d'une voix hautaine Eulalia dans mon dos.

Un râle bestial sortit du fond du poitrail de sa prisonnière. Celle-ci voulut sauter à la gorge de la Dryade qui activa la liane magique pour la maintenir le dos contre les graviers.

— Pas de ça ici, Charmuzelle ! menaça l'espagnole.

— Détache-moi, mauvaise pousse ! hurla Alfdis.

Une tension électrique crépitait entre les deux filles. Une répugnance mutuelle se lisait sur les traits de leur visage, sûrement une ancienne querelle. Je devais absolument calmer le jeu avant que le sentier finisse en champ de bataille.

— Pour commencer, Alfdis, je te prierais de prendre forme humaine. Nous ne sommes jamais à l'abri en dehors des limites du Clan.

Elle reporta son glaçant regard gris sur moi. La colère habituelle à mon égard couvait toujours dans les profondeurs de ses yeux.

— Tu veux une sanction de la part de la Compagnie ? Qu'en penserait Phoebé ? Et les conséquences qui en découleraient sur elle ?

Les menaces de la Dryade eurent l'effet escompté. Le visage de la Charmuzelle se liquéfia, toute trace de colère et d'animosité avait déserté ses traits. Je ne savais laquelle avait eu le plus d'impact sur la fillette, la Compagnie ou Phoebé ? La Naïade était un peu comme une mère adoptive pour l'enfant.

Sous nos yeux, Alfdis reprit une physionomie plus humaine. Ses cheveux habituellement argentés devinrent blonds à la limite du blanc alors que ses yeux se nuancèrent d'une pointe de bleu. Quelques taches de rousseur parsemait le bout de son petit nez.

— Pourquoi tu nous suivais ? l'interrogeais-je, abruptement.

Le regard toujours fuyant, elle observait le contre-bas de la piste en silence.

— Je ne sais pas...

Elle avait parlé d'une si petite voix que je lui sommai de se répéter. Elle hurla ces quelques mots en tapant des points sur le sol tandis qu'elle se mit à pleurer à chaudes larmes.

Interloqué par ces changements soudains d'émotions de la Charmuzelle, je zieutai la Dryade qui lui lançait un regard noir.

— Bon, maintenant, retourne dans le Clan. Phoebé doit s'inquiéter de ton absence, lui suggérais-je.

— NON ! hurla-t-elle. Je la déteste, je ne veux plus la revoir. Elle m'a menti...

Noyé dans son sanglot, elle continua à vociférer des propos de trahison de la Naïade. Je n'avais pas le temps de démêler le vrai du faux dans les déclarations d'Alfdis. Ma sensibilité me tuera ! Jarys en aurait ri à s'en rouler parterre devant ma tendresse face à cette enfant qui se vidait de toutes ses larmes.

— Tu veux nous accompagner ?

Derrière moi, j'ai cru qu'Eulalia allait s'étouffer avec sa propre salive. Les grands yeux ronds de la Charmuzelle se posèrent sur moi avec interrogation. Elle renifla un bon coup.

— Pour du vrai ?

Je lui confirmai d'un hochement de tête. Folle de joie, elle voulut me sauter au cou mais la liane arrêta son geste et elle se retrouva le nez dans les graviers. J'ordonnai à la Nymphe de défaire les entraves. Je dus faire face à une avalanche de reproches. Devant mon inflexible, elle se résigna à s'exécuter non sans broncher de mécontentement.

J'aidai Alfdis à se relever. J'entrevis alors à son poignet un bracelet à l'ouvrage singulière mais professionnaliste ; des pierres précieuses assemblées par un alliage argenté et rigide. Quand l'enfant remarqua mon regard, elle recouvrit de tissu son bijou avant de reporter son attention sur les Hippalectryons qui venaient de revenir.

Après avoir nettoyé et soigné la plaie de la fillette, nous continuons notre chemin. Pendant que la Charmuzelle gambadait devant parmi nos destriers, Eulalia se mit à ma hauteur pour début une discussion discrète.

— Tu ne l'as trouvé pas suspecte ? Tu es facilement tombée dans son piège, quel naïf !

Elle bouscula mon épaule pour passer devant. Je lui attrapai le bras pour la forcer à se retourner et me faire face.

— Ne crois pas que j'ai plié avec naïveté. Elle ne m'a jamais aimé quand je venais au Clan. Et que le chien des Anciens nous suive, je trouve cela suspect. Comme me disait toujours ma mère : Reste proche de tes ennemis. Avoir à l'œil Alfdis et prévoir ses agissements. J'espère pouvoir compter sur toi.

Je ne savais dire si la Dryade me croyait ou non, car tellement d'émotions passèrent dans ses yeux noisette. Pour finir, elle hocha de la tête avant de continuer sa route.

Je les regardais s'éloigner. Moi qui pensais accomplir ma mission seul, me voilà flanqué de deux filles qui à la première occasion s'étriperaient. Je n'arrivais toujours pas à comprendre les agissements de la Charmuzelle.

Perdu dans mes pensées, je regardai le ciel grisonnant chargé de neige. Mon nez picotait de froid et mes doigts s'engourdissaient. Quel étrange voyage...

— Alaric ! Dépêché-toi, tu es encore à la traine !

Je m'activai en grommelant à la réplique d'Eulalia.

Au détour d'un tournant, le paysage changea. Notre étroit chemin s'ouvrit sur une plaine et en contre-bas, encore un précipice. Des brins d'herbes secs piquèrent le manteau blanc. Il craquait sous les sabots des Hippalectryons.

— Super piste de décollage.

La Nymphe était aux anges. La vue en altitude nous donnait un plongeon sur la vallée boisée recouverte de neige. Nous ne voyons aucune habitation à l'horizon. L'endroit parfait !

— Eulalia, tu prends Alfdis avec toi.

Un sifflement bestial et un refus menaçant accueillirent ma déclaration. Je m'y attendais de la part des deux jeunes femmes qui restaient constamment à distance l'une de l'autre.

— Je ne peux pas imposer trop de poids à l'Hippalectryon qui me porte, tu es bien plus légère que moi.

Pour le bien des animaux, la Dryade prit sur elle. J'espèrerais juste que le temps du voyage, elles n'allait pas essayer de se tuer. Un accident était si vite arrivé à cette altitude...

Assis sur le dos à la limite des poils et des plumes, je regardais le duo d'acolyte qui ne chamaillait sur le second animal. Toutes mes espérances envolées, une pensée fugace se débattit pour s'imposer dans mon esprit. Le souvenir d'un roman lu dans ma jeunesse.

— Trois pour une quête donnée par une oracle grec...

— Je vois bien à quoi tu fais allusion.

Un regard complice entre Eulalia et moi et nous pouffions de rire sur les yeux interrogateurs de la Charmuzelle. Elle n'avait jamais quitté le Clan. Un roman d'Ignorant ne devait pas faire partie de ses lectures vu l'aversion des Anciens pour le monde extérieur au Caché.

Sur cette note d'humour qui arrêta net les enfantillages des filles, je talonnais l'Hippalectryon. Il courut vers le précipice. Au dernier moment, il contracta son corps pour se propulser dans les airs. Se laissant glisser sur les courants, il se stabilisa avant de former des cercles pour prendre de l'altitude.

Le vent froid me foutait le visage. Je cherchai une meilleure position pour me protéger grâce à l'encolure de mon destrier.

En contre bas, le jeune animal battait de ses ailes engourdies sur la plaine. Poussé du museau par son parent, il se lança lui aussi à la suite. Il chuta avant de remonter sous la puissance de ses jeunes appendices. Son vol était disgracieux par rapport à l'adulte.

Quand tout le monde fut dans les airs, nous primes la direction des larges plaines. Le petit entre ses parents, nous volions calmement. La lumière du soleil déclinait à travers les épais nuages.

Devant moi, ma brumeuse destinée. Je ne pouvais plus faire marche arrière, l'engrenage était lancé.

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