8. Le roi maudit


Sur la terre de Ki, Kaldar est un ajout récent à un ensemble de mythes très anciens. Il s'est imposé comme le dieu de la vérité et de la sagesse, capable de révéler le sens caché des choses. Il est aussi, grâce à son savoir, le seul à même de juger les hommes – et les dieux.

Les peuples de Ki ont un proverbe que partagent à la fois les enfants d'Enki et d'Enlil : « Utu voit. Kaldar sait. »

Avant l'introduction du culte de Kaldar, Utu et Aton ne faisaient qu'un : le dieu-soleil. Les adeptes de Kaldar sont parvenus à dissocier les deux, remettant Utu à sa place dans le panthéon initial, tandis qu'Aton devenait le pendant négatif de leur dieu-vérité.

Adrian von Zögarn, Notes sur mes voyages


Zor écrasait les armées de Lydr. D'un geste du bras, il fauchait les jambes des chevaux, broyait dans ses mains les soldats en armure comme des noix. Ils se déversaient sur lui avec une régularité d'insectes. Il ne faiblissait pas, mais n'avançait plus !

« Tu t'opposes à l'ordre des choses lui-même » jugea le roi Clemn.

Le monarque bedonnant, bouffi d'un costume ridicule, le dominait d'une falaise. Zor chercha autour de lui une lance pour l'embrocher sur place ; mais il n'arrachait aux soldats de Lydr que des pieux de bois misérables, qui se brisaient entre ses doigts.

« Tu cherches à remonter le cours d'un fleuve qui t'emporte. C'est impossible. Tu es fou. Tu t'épuiseras toujours ; tu perdras toujours.

— Assez ! » s'exclama Zor.

Il leva la tête hors de la mêlée grouillante. De colère, ses veines éclataient presque. Le monde lui-même devrait se soumettre à son courroux !

« Les dieux existent, dit Clemn. Tu le sais. Mais leur pouvoir ne se transmet pas aux mortels, non. En revanche, les rois comme toi et moi rêvent du pouvoir de l'atman. Celui-là est le seul capable de prendre la mesure de la volonté de l'humain. Toi, Zor, ta volonté est grande, mais tes mains sont vides. »

Il serra les poings.

« Assez ! cria le roi. Terre et ciel, je vous ordonne ! Que la tempête souffle sur Lydr ! Que mes armées surgissent du sol et m'apportent la victoire !

— Tu es fou » répéta Clemn.

Mais la terre et le ciel grondèrent comme mille chutes d'eaux. Ils lui répondaient ! Sa volonté avait prise sur l'univers !

Des marécages de Xiloth surgissaient les silhouettes de ses nouveaux guerriers, des hommes d'argile massifs et puissants, dont les lignes marchèrent bientôt derrière lui.

Clemn se retourna vers sa ville. Une tornade en arrachait les tours comme on effrite du sable.

« Je déclare ce monde mien ! proclama Zor victorieux. Toi, outrageux Clemn, je te condamne à mort ! »

Jilèn le secoua, le forçant à ouvrir les yeux. Ils étaient tous deux à demi allongés contre un tronc sec, écailleux, en attente du moment propice pour entrer à Lydr, par les chemins dérobés qu'empruntent les assassins.

« Tu dormais, annonça-t-elle à voix basse. Qu'y a-t-il ? Tu sembles de bien bonne disposition.

— Ma colère sera l'instrument de ma victoire, dit Zor.

— Elle est plus souvent le premier pas vers la défaite. »

Elle rabattit sur son visage un masque de tissu noir. Sa silhouette agile se confondait avec l'ombre des grands cèdres. Il y eut un geste non loin d'eux, un signe ; ils pouvaient avancer. Un des derniers soldats de Xiloth, pratiquement invisible dans l'obscurité, leur ouvrait la voie. Il était vêtu de noir, jusqu'au visage maculé de bitume.

« Nous n'avons pas beaucoup de temps, dit Jilèn, la voix étouffée par le masque. J'ai vu tous les plans du palais de Clemn. Suis-moi toujours sans hésiter. Es-tu certain de vouloir venir ?

— Je veux porter moi-même le coup qui l'enverra rejoindre ses ancêtres.

— Ce sera moi si les circonstances l'exigent.

— Nous verrons. »

Ils entrèrent dans ce qui ressemblait à une caverne creusée par l'érosion naturelle, dont serpentait un mince filet d'eau. Dans quelques jours à peine, le vent pousserait la mousson vers Lydr, qui transformerait ce ru en torrent.

Guidés par le soldat silencieux, ils cheminèrent entre les arêtes de pierre le long d'un boyau toujours plus étroit, jusqu'à une grille de fer. Des ossements d'animaux pris au piège de ce trou craquèrent sous les bottes de Zor.

L'éclaireur avait scié les barreaux de la grille.

Jilèn le laissa planté là. Elle monta seule avec le roi jusqu'à un conduit de pierre, dont la puanteur aux relents humides n'avait rien à envier à celle de Xiloth.

Le roi ne parvenait pas à se concentrer sur leur trajet. La frénésie de son rêve et l'exaltation de sa victoire prochaine happaient toutes ses pensées. Il admirait le calme de Jilèn alors qu'elle les menait au-devant du danger. Avait-elle conscience de guider Zor à l'aube de sa gloire ? Se contentait-elle vraiment de cette place en retrait ?

Zor avait bien hérité un trône de la reine Électra, mais que lui avait donné cette vieille folle à part un royaume déjà ruiné ? Électra lui avait donné sa mort ; Jilèn lui avait dédié sa vie !

Ce n'était pas faiblesse que d'avouer qu'il n'envisageait plus l'avenir sans cette femme à ses côtés. D'une manière ou d'une autre, il s'assurerait de la garder à jamais près de lui. Il acceptait sans hésiter ce prérequis à la montée vers la gloire et le pouvoir.

« Nous y sommes » dit-elle.

Ils avaient cheminé par des couloirs de service sans éclairage, par des accès secrets et par des faux murs ; voici que Jilèn et Zor surgissaient en pleine lumière, dans un salon simple, dont les tapisseries représentaient des chasses dans la forêt de cèdres.

Aucun garde à la ronde. Le roi reconnaissait là la confiance exagérée des Lydres dans la sécurité de leur ville. Quel ennemi serait assez féroce, assez déterminé pour venir jusqu'ici tuer Clemn dans son sommeil ? se disaient-ils. Pour Lydr, le reste du monde n'était que points sur une carte. La ville décadente se complaisait dans sa prospérité ; le peuple se goinfrait, les aristocrates faisaient mille cérémonies de leurs ors. Ils avaient oublié l'honneur et la gloire.

« Laisse-moi avancer seul, ordonna Zor. Monte le guet.

— Non. Je viens avec toi. »

La réponse cinglante de Jilèn gonfla son cœur de satisfaction – peut-être d'orgueil. La certitude d'être un roi ne provenait pas de ces innombrables masses assujetties, mais de ces femmes, de ces hommes qui plaçaient une autre existence devant la leur.

Zor poussa la porte de la chambre du roi. Les lumières allumées le surprirent – des lampes à huile brûlaient dans chaque coin. Loin de son lit à baldaquin, Clemn lui-même était assis dans un fauteuil, juste sous le portrait de son prédécesseur, à gauche d'une fenêtre donnant sur ses jardins. Plus maigre, plus digne que dans son souvenir, le roi de Lydr portait une tenue de ville sans fioritures. Il était prêt.

« Je vous attendais » dit-il.

Son regard se posa sur Jilèn.

« Vous savez pourquoi je suis venu » dit Zor en découvrant sa tête.

Il portait dans sa main un couteau à lame courbe, comme celui dont se servent les abatteurs sacrificiels. Zor aurait voulu que ses loups l'accompagnent : il leur aurait laissé l'œuvre. Mais malgré leur adresse féline, ils n'auraient pas pu les suivre dans le dédale de pierre.

« Vous êtes venus pour tuer le roi. Et vous avez raison. Qu'attendez-vous ? »

Le roi de Xiloth constata alors que Clemn l'ignorait superbement. Il s'adressait à Jilèn, dont la main levée tremblait en signe d'hésitation. Tous les trois se tenaient à égale distance. Leur cercle se fermait lentement comme un piège.

« Qu'attendez-vous, Jilèn ? N'est-ce pas ce que vous êtes venue faire ? »

Les mains crispées, Clemn écrasait les accoudoirs dorés de son fauteuil. Zor ne l'avait jamais entendu parler ; il lui concédait une certaine aura de tribun.

« Quoi ? cria-t-il.

— Pardonnez-moi, souffla Jilèn.

— Une seule vie peut permettre d'en sauver des milliers, poursuivit Clemn. Une seule ! Vous pouvez rétablir l'équilibre sur la terre de Ki. Vous pouvez rebâtir la cité de Xiloth. Il est temps de mettre fin à l'errance de sa lignée. Vous avez ce pouvoir, Jilèn. Faites comme nous en avons convenu. »

Le regard trouble, le roi se tourna vers elle.

« Pas toi ! » clama-t-il.

La voix lui manquait. La jeune femme avait donc comploté contre lui, avec son pire ennemi ?

« Je suis désolée. »

Zor prit peur. La prise sur son arme s'effilocha, sa main glissante de sueur. La résolution dans ces yeux infiniment profonds, noirs comme le reste de sa tenue, était celle qu'il leur avait toujours connu. Que Jilèn se rebelle contre lui, qu'elle le trahisse, c'était inenvisageable... pire que de voir les morts surgir des marais de Xiloth pour le hanter !

« Je suis désolée » répéta-t-elle.

Il n'était pas en mesure de la combattre.

« Je sais, reprit Clemn. Mais nous en avons convenu. C'est le seul moyen. Vous l'avez répété, madame, dans notre correspondance. Vous êtes liée à votre roi, mais tout comme moi, un devoir supérieur vous enchaîne à votre ville. Xiloth ne peut pas souffrir plus longtemps ! Et il n'y a qu'un seul obstacle à renverser !

— Je sais » dit Jilèn.

Le tuerait-elle sans verser une larme ?

« Pas toi ! » s'étrangla Zor.

Il avait déjà épuisé ses chances. Il avait tout perdu lors de cette bataille fatidique. L'ange de la mort venait réclamer son dû, sous le regard du roi Clemn victorieux !

La jeune femme ferma sa marche. Clemn comprit sa décision en un éclair.

« Soyez maudits ! »

La lame entrée dans son cœur, il balla des bras et s'effondra dans un râle.

Une trombe de gardes armurés roula aussitôt dans la pièce. Ils avaient attendu un tout autre dénouement ; leur intervention dans l'urgence manquait de préparation. Jilèn se précipitait déjà par la fenêtre, entraînant Zor à sa suite. Les gardes de Clemn, aux armures trop lourdes pour ces acrobaties, se penchèrent par la lucarne, mais ils les avaient déjà perdus de vue.

Les deux assassins descendirent le long d'un mur de pierres pentu, d'abord en escaladant, puis en se laissant glisser. Une cohorte de cris se répandait déjà dans le palais.

Ils traversèrent les jardins où sommeillaient des paons et un garde d'apparat, tout de plume, réveillé par les cris et les lumières provenant des tours. Jilèn le tua avant qu'il puisse donner l'alerte. Passer le mur d'enceinte leur fut d'une facilité déconcertante. Ils s'arrêtèrent dans une ruelle où cuvait un ivrogne entre deux caisses de légumes avariés.

« Ne traînons pas, dit Jilèn en ôtant son masque. Ils fermeront bientôt les portes de la ville. À nous d'aller plus vite que la nouvelle.

— Tu ne m'as pas abandonné, remarqua Zor, ému.

— Pourquoi le ferais-je ?

— Je t'aime. Régnons ensemble sur Xiloth, et faisons de ce monde le nôtre.

— Ne traînons pas » répéta-t-elle en évitant son regard.

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