7. Le voyageur


L'un est la discrétion, l'autre la curiosité. S'il s'avère que le premier s'est ouvert au monde, on ne peut pas dire que le deuxième a appris la discrétion en retour. (C'est moi, le deuxième).

Adrian von Zögarn, Notes sur mes voyages

Ereshkigal avait quitté le ciel. La plus grande lune de Ki se séparait de ses sœurs ; la déesse de la mort s'en retournait dans son domaine.

Bien que nouveau à ce monde, Adrian s'était déjà formé un modèle astronomique cohérent. Il avait calculé les masses respectives des satellites, leur distance à Ki et l'angle de leur orbite elliptique, expliquant ainsi leur vitesse de déplacement. Ereshkigal, cercle gris griffé de cratères et de montagnes, semblait la plus ancienne des lunes. Le disque bleu de Nergal, son époux malheureux selon la mythologie, était plus récent. Adrian soupçonnait l'irruption d'un astéroïde de grande taille, entré en collision avec Ki ou satellisé.

Inanna, la petite dernière, ne s'expliquait pas. La déesse jouait d'ailleurs un rôle ambigu dans le macrocosme de la terre de Ki. Sagesse, intelligence, stratégie et, selon certains, accumulation des amants, lui permettaient aussi bien de faire prospérer les cités que de gagner les guerres qu'elle provoquait par jeu.

Des guerres, Ki en avait connu de très nombreuses. Conflits entre les cités-états qui se partageaient le centre fertile du continent, affrontements des tribus de nomades qui circulaient aux abords de la zone d'influence des citadins ; chocs entre les deux versants d'un même monde. Les enfants d'Enki, la terre ; les enfants d'Enlil, le vent.

Adrian jugea qu'il était temps de s'arrêter. Aussi harassant qu'eût été le trajet dans le marécage, son arrivée dans les plaines le reposait. Ici, point de moustiques porteurs de fièvre, ni de varans venimeux, ni de pieuvres carnivores dont les tentacules menaçants jaillissaient des eaux boueuses. Les troupeaux de gazelles paissaient dans le lointain ; les oiseaux nidifiaient dans les arbres dispersés ; même les prédateurs félins, méfiants de l'humain, passaient loin de lui.

Il déroula une couverture à l'ombre d'un arbre, posa sa valise de cuir sur le côté, retira ses chaussures, s'allongea et réfléchit à haute voix.

« Que penses-tu de cette femme... l'intendante ? Rien ? Vraiment ? Son attitude m'a surpris. Elle sait que le roi est fou. Elle sait que la ville s'effondre... elle le voit tous les jours. Pourtant, c'est comme si elle ne faisait rien. Il suffirait de l'enfermer, ce type. »

Il revivait ces instants, rejouait les scènes décisives. Adrian aurait aimé se comporter comme un héros.

« J'en ai le pouvoir, dit-il. J'aurais pu m'opposer à lui. J'aurais pu le renverser sur place. »

À moins que Zögarn ne décide le contraire.

Adrian poursuivit son monologue, sans savoir si l'autre l'écoutait, approuvait ses paroles, ou s'en désintéressait.

« Je dois devenir plus fort moi-même » conclut-il.

Ni les maladies, ni l'acier n'étaient parvenus à le tuer. Adrian avait échappé plusieurs fois au bûcher, à la noyade, à la faim et à la soif. Mais être virtuellement immortel, depuis son association avec Zögarn, ne suffisait pas. À quoi bon se faire le témoin de cette longue série de catastrophes que l'on nomme « Histoire », sans pouvoir agir sur elle ?

« C'est la seule chose remarquable que j'ai faite dans ma vie pour l'instant, dit l'alchimiste. Invoquer un esprit. Par hasard. Si je n'étais pas tombé sur ce bouquin... si je ne m'étais pas trompé de page... »

Il n'avait pas su en lire la moitié, mais le grand alchimiste Alleris Bombastus savait faire des schémas précis. Adrian avait reconstruit les appareillages que décrivait son confrère. Il s'était formé à la manipulation de l'atman – le nom que Bombastus donnait à la magie.

L'atman permettait, entre autres, de traverser les dimensions, de passer d'un monde à l'autre, voire, de pénétrer dans la sphère des esprits.

Et de ces esprits sans corps, l'un des plus fameux était Zögarn.

Dans son souvenir, Adrian ne lui avait pas proposé littéralement d'entrer en symbiose. Il n'aurait pas compris le concept. Mais il faut croire que Zögarn en avait assez d'évoluer entre les chimères de l'imagination ; il voulait retrouver un corps, retourner à la réalité concrète d'où il avait été chassé. Il voulait voir et agir.

Pour l'heure, il se contentait de sortir Adrian des situations les plus délicates.

« Il y a un problème, c'est ça ? Je ne fais pas ce que tu veux ? Parle-moi, dans ce cas. Je ne suis pas un grand alchimiste. Je suis un piètre manipulateur d'atman. Je suis un scientifique balbutiant et un philosophe raté. Mais je veux encore apprendre ! »

Il se tourna sur sur le côté. Adrian était parti de la Terre. Il s'était d'abord transporté sur la planète Daln, accomplissant un vieux rêve de Bombastus. Ses horizons s'étaient ouverts : un autre monde, sur lequel vivaient des humains, accompagnés de nouvelles variétés de pseudo-humains... face à ces nouveautés, Adrian avait évacué toute intervention divine : le seul spécimen de dieu dont il disposait à ce jour ne se montrait pas des plus actifs. Alors, comment imaginer que ses comparses se soient donné le mal de bâtir autant de mondes ?

Mais Zögarn lui avait envoyé des rêves confus, suggérant qu'à son apogée, sa propre race avait grimpé les montagnes de la connaissance, expérimenté avec la vie et peuplé les mondes de leurs créations.

À la faveur d'un rebond de concentration d'atman, Adrian s'était ensuite déplacé vers Ki. Un dépaysement nouveau l'attendait : les habitants de la terre de Ki parlaient une toute autre langue, qu'il supposait proche du sumérien ou de l'akkadien.

Ki avait apporté son lot de nouvelles questions. Comment s'étaient formés ces mythes et croyances, dont certains échos portaient d'un monde à l'autre ? Les humains avaient-ils voyagé de la même façon que lui, en traversant la réalité grâce à l'atman, et dans ce cas, quel était leur monde d'origine ? Comment expliquer la proximité entre les milieux naturels ?

Malgré son silence, Zögarn guidait ses tâtonnements scientifiques. Chaque fois qu'un mouvement lui échappait, c'était l'immortel qui prenait le contrôle. Sa main ouvrait une page d'un livre, pointait vers le bon indice, ou se saisissait elle-même de la pièce manquante à sa machine.

« Tu ne parles pas, constata Adrian. Ce n'est pas que tu ne veux pas parler... c'est que tu ne le peux pas. »

Il n'était qu'un jeune humain trop dissipé ; Zögarn un vieux maître malade d'exister.

Adrian soupira. Incapable de trouver le sommeil, il tendit le bras vers sa valise et entreprit de vérifier l'état de son concentrateur. Dépliant une serviette de cuir, il se munit d'une brosse en poils de sanglier, d'un grattoir en laiton et d'une baguette de cuivre. Il ôta la feuille de tulle qui protégeait la machine. C'était un cube de métal creux, dont toutes les faces ouvertes dévoilaient un assemblage de verre, de miroirs et de cristaux. Au centre se trouvait une pierre pour laquelle Adrian avait dépensé cinquante livres de plomb transmuté, dans l'arrière-boutique obscure d'un négociant en diamants.

La toucher avec les mains causait des maux de tête, voire des dommages irréversibles au cerveau.

Depuis que Zögarn vivait en lui, Adrian savait ressentir une augmentation locale de la concentration d'atman. Le concentrateur lui permettait d'atteindre la densité nécessaire à l'ouverture d'une brèche dans la réalité.

Il vérifia qu'aucun cheveu ne s'était infiltré entre les miroirs.

« Demain, nous allons à Lydr, annonça-t-il. Le pays est vaste et je ne compte pas trouver tout seul les enfants d'Enlil. Je pense que les citadins habitués à leur passage auront de bons conseils à me donner. »

Zögarn ne fit aucun signe.

Peut-être n'avait-il rien à dire.


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Il cueille des champignons... il fait des blagues... il construit des machines compliquées... tonnerre d'applaudissements pour le grrand Adrian !!

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