6. Trois vérités
Les sages de Kaldor – ou ceux qui se croient mandatés par lui – ont la prétention de pouvoir révéler trois vérités à leur prochain. J'ignore d'où leur vient cette idée. J'ignore quelle est la part de vrai dans leurs tentatives de divination, quelle est la part d'invention.
Adrian von Zögarn, Notes sur mes voyages
« Approche. »
Des odeurs familières chantaient à ses narines. Dans la minuscule tente de la rebouteuse, l'air était saturé de parfums. Alemna reconnut les trois boîtes aux multiples tiroirs dont Valeria ne se séparait jamais. La peinture vernissée s'écaillait par endroits et les fermetures brunissaient. Valeria les tenait de la précédente druidesse de la tribu. On la voyait souvent cheminer dans le campement en portant la petite mallette verte, onguents et décoctions mineures pour cicatriser les blessures superficielles, guérir la grippe et prévenir l'infection. Plus rare, la boîte bleue était signe d'urgence ; il fallait sauver un malade qui semblait perdu, ramener parmi les vivants une femme ou un homme aux prises avec Ereshkigal. Enfin, la rouge ne sortait jamais, ou dans le secret de la nuit, lorsque le monde s'écroule avec lenteur ; elle contenait toutes les potions qui donnent la mort.
« Mon enfant. »
Alemna avait connu la rebouteuse au début de son enseignement, peu avant qu'elle s'éloigne du reste de la tribu. Valeria avait le même âge qu'elle, mais les étoffes et le maquillage la vieillissaient. Elle parlait du même ton aux doyens et aux enfants. Tous se trouvaient à égalité face à sa science.
Les vapeurs tournaient déjà la tête à Alemna. Elle baissa la tête et posa ses genoux au sol ; devant elle, Valeria avait déjà disposé les cartes sur un carré de toile.
« Tu as seize ans depuis le solstice, mais nous avons attendu l'alignement pour procéder à la lecture. Sais-tu ce qu'est ceci, Alemna ?
— Il s'agit du tarot à trois bras. »
Valeria acquiesça en silence. Au dehors, le campement fêtait la conjonction exceptionnelle des trois lunes de Ki. Inanna, Ereshkigal et Nergal ne s'alignaient que deux fois l'année, un signe que les dieux baissaient les yeux vers le monde des mortels. Les nomades, enfants du vent et de la tempête, descendaient d'Enlil ; les citadins, d'Enki. Rarement ces frères bougons se réunissaient-ils ; seulement lorsque les trois lunes se rejoignaient dans la lumière du dieu-soleil Utu.
« Je vais t'apprendre quelque chose, dit la rebouteuse. Le tarot à trois bras est un don de Kaldar. Nous n'avons pas autant d'histoires sur lui que sur les autres. Pourtant Kaldar est le plus puissant de tous. Sais-tu pourquoi ?
— Kaldar pourvoit la vérité.
— Exactement. Kaldar a donné la Vérité aux humains. C'est très important. Voilà pourquoi il se place au-dessus d'Utu lui-même. Kaldar nous a donné des signes que nous pouvons interpréter. Cette Vérité, Alemna, procède d'une source primordiale. Il s'agit d'Anh, l'âme de l'univers lui-même.
Tu dois savoir que Kaldar a mené de grandes batailles et a vu s'effondrer ses certitudes. Kaldar a connu le doute comme toi et moi. Il a craint de ne pas être un véritable dieu. Il a alors amorcé un voyage jusqu'à l'âme de l'univers, dont il a pu extraire un éclat de vérité. Dans cet éclat, il a vu son avenir. Une fois devenu savant, Kaldar a de nouveau séparé cet éclat en neuf cent quatre-vingt dix neuf fragments, qu'il a dispersés dans le monde des mortels. »
Valeria manipulait les cartes de roseau, toujours retournées. Elles avaient cinquante fois son âge ; même utilisées une fois l'an à la lumière des bougies, leur peinture avait vieilli.
« L'un de ces éclats est en toi, Alemna, fille d'Enlil. Mon rôle est de le révéler, au moyen de ce tarot. Je vais maintenant te donner tes trois vérités. Grave-les au plus profond de toi, car elles sont toi. Elles sont d'une importance capitale pour ta vie et pour le monde. »
Valeria respirait au rythme de ses manipulations. Elle semblait hésiter ; ses mains volaient au-dessus des vingt-sept cartes en ordre dispersé sur la toile.
Elle retourna la première carte et lut le dessin.
« Ereshkigal », dit-elle dans un souffle.
Alemna ignorait les subtilités du tarot à trois bras et l'interprétation des cartes ; la rebouteuse lui donna aussitôt l'explication.
« Tu mourras avant de vieillir. »
Une sensation de froid se creusa dans son cœur. C'était une chose de se représenter l'avenir ; une autre de tracer une coupure dans son futur.
« Dois-je...
— Ces vérités t'appartiennent, l'interrompit fermement Valeria. Personne ne peut t'obliger à les confier. Sache que les démons se nourrissent d'un tel savoir ; en connaissant ces vérités, ils peuvent dévorer ton âme. »
Un poids supplémentaire tomba sur ses épaules. Valeria reposa ses yeux noirs sur le ballet de ses mains.
Deuxième carte.
« Aton. »
Elle lui montra. La figure, mi-humaine, mi-oiseau, était auréolée de lumière ; mais cette apparence cachait une sombre réalité. L'Aton représentait le chaos en puissance, la corruption rampante des cœurs et des esprits.
« Tu es une purificatrice, annonça Valeria. Tu vas sauver Ki de la corruption. »
Oui, mais à quelle échelle ? Cette question n'aurait pas de réponse. Alemna devait faire son propre chemin ; les vérités de Kaldar étaient des guides dans le brouillard, telles les lumières vacillantes d'un phare derrière la tempête.
Troisième carte.
« L'Écho. »
Les yeux de Valeria s'agrandirent. La jeune femme devina qu'elle n'avait jamais tiré cette carte ; bien que le dessin ne représentât rien d'autre qu'un maillage confus de traits, la signification semblait peser beaucoup plus que le reste du tarot.
« Quelqu'un t'attend.
— Qu'est-ce que ça veut dire ?
— Je l'ignore. Je sais que la carte de l'Écho est dans ce paquet, mais c'est la première fois que je la vois... que je la tire...
— Est-ce que tu t'es...
— Trompée ? Ton doute est bien la preuve que cette vérité a pris racine, ma sœur. Kaldar révèle, mais il n'explique pas. Ton chemin consistera maintenant à mettre une signification sur ces mots. »
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Ça fait un paquet de personnages, tout ça, mais on devrait avoir fait le tour.
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