5. L'alchimiste
Je ne me souviens pas de tout. Je n'ai pas l'ambition d'un Caelus, par exemple. Mon existence se situe dans le présent.
Adrian von Zögarn, Notes sur mes voyages
Le jeune homme releva le flacon à la lumière blafarde de la lampe à huile.
Bleu.
Il le secoua un peu.
Toujours bleu.
Sa tête se pencha sur le côté, manifestant sa déception. Il lissa une moustache inexistante, pensif, puis se tourna vers le garçon qui, du coin de la pièce, observait son manège avec déférence.
L'homme transpirait le savoir et l'intelligence. Toutes les apparences jouaient pour lui. Sa valise de voyage ouverte, il avait déplié une table à tréteaux et déployé une collection d'instruments digne du meilleur charlatan. Les alambics portaient encore la couleur des précédentes expériences ; certains des flacons de verre avaient été rongés par des acides inexpugnables. L'homme avait revêtu un grand tablier noir avant de se mettre au travail.
Ça et là se trouvaient des échantillons de sang, de petites boîtes contenant des moisissures et des colonies de bactéries en autarcie, une grenouille séchée, des mollusques marins dans un bocal à confiture.
« Eh, jeune homme. Peux-tu me dire quelle est la couleur ?
— Bleu.
— C'est bien ce que je pensais. »
Il secoua encore le flacon.
« Je trouverai » marmonna-t-il.
Du bruit à l'extérieur attira son attention. En un froissement de haillons, le garçon prit la poudre d'escampette. Cramponné à la porte qu'il refermait sur lui, sur un air de confidence, il annonça :
« C'est la garde. Ils viennent pour vous.
— Hum.
— Il faut que vous partiez.
— Je vais bien tranquillement ranger mon matériel. Toi et ta famille, ne bougez pas le petit doigt. Et surtout, faites bouillir votre eau, lavez-vous les mains au savon, n'approchez pas des rats. Répétez ça autour de vous. La peste n'est pas une fatalité. C'est une chose vivante, comme vous et moi ; un prédateur certes invisible, mais que l'on peut combattre. »
Satisfait de son sens de la formule, l'homme ramassa les ustensiles de verre avec dextérité. Il reboucha les fioles et en vida quelques-unes dans le trou d'égout à l'autre coin de la pièce.
Peu pressés, les gardes entrèrent au moment où il bouclait sa valise. Il se tourna vers eux, mains sur les hanches. La belle affaire ! Les plumes à leur casque tombaient en ruine et le tissu sous les pièces d'armure était dévoré aux mites. Des traces de rouille remontaient jusque sur leur plastron ; leurs épées émoussées devaient coller à leur fourreau. Quant aux individus eux-mêmes, ils n'étaient ni propres, ni rasés ; quelques soudards sans envergure, soucieux avant tout de manger, si nécessaire en se servant lors de leurs sorties en ville.
« C'est vous, l'alchimiste ? » hésita le chef du groupe.
Il avait sans doute tout fait pour éviter cette rencontre. Trop de problèmes en vue. La nécessité de retourner au palais, faire un rapport, présenter le prisonnier à une autorité supérieure...
« Si fait, répondit l'homme.
— Déclinez votre identité.
L'individu au tablier noir prit une inspiration théâtrale.
— Vous faites face au célèbre Adrian von Zögarn, alchimiste certain, occultiste reconnu, scientifique confiant et philosophe autodidacte.
— Au nom du roi, je vous arrête. Suivez-moi.
— Je vous suis. »
Constatant qu'il n'opposait pas de résistance, les gardes amorphes ne tentèrent même pas de l'entraver. Il marcha derrière eux dans les rues vides de Xiloth. Adrian ne pouvait pas rêver meilleure occasion pour approcher le roi. Un peu de persuasion et il aurait bientôt entre les mains les moyens nécessaires pour libérer la ville de ses épidémies catastrophiques.
Adrian avait le verbe facile, l'art du discours ne lui était point étranger. La persuasion était son fort.
« Vous étudiez la peste bleue » dit un des soldats approximatifs, qui boitait à sa droite.
Son regard naviguait de la valise en cuir au visage du jeune savant en herbe.
« J'essaie de sauver des vies, plaida Adrian.
— Qu'est-ce que vous essayez de faire ? Le mal est envoyé par Ereshkigal. Chaque fois que le royaume faiblit, la déesse repeuple le monde d'en bas. Cette fois sera peut-être la dernière.
— Si tel est le cas, vous devriez fuir.
— Je n'ai nulle part où aller. Ce sera mourir ici ou mourir ailleurs. »
Qui avait infusé parmi ces hommes une telle indifférence ? Qui pouvait rester insensible face à ces dizaines de morts quotidiennes ? Lorsqu'Adrian verrait le roi en personne – car il le verrait, c'était certain, son devoir serait de le tirer hors de sa torpeur.
Un peu de persuasion.
Il rajusta le col de sa chemise de lin. Six jours dans la ville en perdition, six jours au chevet des malades et de ses expériences. Ses vêtements avaient pris une odeur âcre, encore fort loin de la puanteur de charogne qui imprégnait les rues de Xiloth, comme si les murs eux-mêmes se décomposaient sur pied.
« Ce mal ne provient pas des dieux, trancha fermement Adrian. J'ai démontré dans mes travaux que l'air qui nous entoure contenait une grande quantité de petits animaux, que j'ai nommés les microzootes. La plupart d'entre eux sont inoffensifs ; un sujet sain, bien nourri et en bonne santé, ne craint rien. La peste bleue est une espèce bien plus vorace et invasive. Elle ne touche pas tous les humains. Cela, il me reste à l'expliquer. De même qu'il me reste à découvrir un remède efficace contre la maladie.
— Je le savais, dit le boiteux. Ce sont de petites mouches, toutes petites. Elles sont partout sur nous et dans ce que nous mangeons. »
Il se gratta le visage. De nombreuses maladies de peau se partageaient le terrain.
« J'ai trouvé des souches du microzoote dans des rats, l'informa Adrian. Je pense qu'ils sont les vecteurs principaux. Les défauts des égouts de la ville et la prolifération des ordures ont amené grande quantité de rats dans les rues ; cela a certainement favorisé le contact avec les habitants et accéléré la propagation de la peste. »
Le chef du groupe renifla bruyamment.
« Tout n'est pas perdu, ajouta l'alchimiste. J'ai besoin de plus de temps, de plus d'échantillons, peut-être d'un plus grand laboratoire... mais nous trouverons un remède. Déjà, je suis formel : le microzoote ne se transmet que du rat à l'humain. Les malades ne sont pas contagieux. J'ai vu des charlatans en costume de carnaval prétendre le contraire...
— De notre point de vue, l'informa un soldat plus rustre, c'est toi, le charlatan.
— Je suis capable de prouver chacune de mes allégations.
— Tu crois qu'on a le temps ?
— C'est peut-être naïf de ma part, mais je reste persuadé que seule la raison peut rendre la raison. »
Ils passèrent une grille entrouverte. Faute d'entretien, la plupart des arbustes des jardins étaient morts sur pied. Les poissons exotiques des bassins avaient été pêchés jusqu'au dernier. Des vitres au rez-de-chaussée avaient été brisées lors d'une échauffourée. Les éclats de verre craquaient sous leurs pieds. Xiloth, malgré cette chaleur moite qui collait les vêtements à la peau, avait tout d'un royaume pris dans les glaces.
« C'est la reine qui veut vous voir, dit le chef des gardes. Elle hésite à savoir si vous causez la peste ou si vous la guérissez.
— La reine ? J'ignorais que le roi Zor... »
L'homme ricana. Malgré son parler moins fruste que les autres rustauds, il n'en avait pas moins les dents gâtées.
« Il n'est pas marié, mais c'est tout comme. De toute façon, personne ne l'a vu depuis le retour de la dernière bataille. Il est peut-être mort depuis. »
Comment convaincre un mort ?
Adrian ne se souvenait pas d'avoir rencontré pareille situation.
En tout cas pas plus d'une fois.
Avant d'entrer dans le secret du palais, l'alchimiste découvrit son poignet gauche. Il portait une montre construite par un artisan de Daln, une merveille d'engrenages de laiton, de finesse et de précision. La seule montre, également, que l'on pouvait adapter à la durée des jours, en changeant de planète. Sa vie dépendait de la précision de ce décompte du temps. La moindre expérience pouvait déraper en une minute. Il essuya le cadran et vérifia l'horaire, histoire de pouvoir raconter, plus tard, à quelle heure exacte il était entré dans la gueule du loup.
Il retira aussi ses gants de travail et se recoiffa du dos de la main, afin d'être un peu plus présentable.
Depuis un siècle, Adrian s'était décidé à se laisser pousser la moustache ; or on la lui refusait toujours. Son corps ne lui obéissait pas. Il était toujours aussi imberbe.
« Jilèn ! » appela un garde.
Il se raidit. Dans la pénombre de cette ancienne salle de réception perçaient deux flambeaux – et dix paires d'yeux félins.
Une femme avança vers lui. Son attitude détachée et la puissance de sa personnalité monopolisaient l'espace. Elle portait des vêtements de patrouille usés par l'effort, principalement du cuir, et les cheveux noirs plus courts que les siens, sans doute pour se prémunir des parasites qui infestaient Xiloth.
« Asseyez-vous » commanda-t-elle.
Les gardes attendirent à l'extérieur. Un visage curieux parut derrière une planche clouée.
Adrian prit place sur un fauteuil à l'abandon. Sous le drap écru qui le recouvrait, des insectes détalèrent.
« Qui êtes-vous ?
— Vous faites face au célèbre Adrian von Zögarn, alchimiste reconnu, occultiste certain, scientifique notable et philosophe autodidacte.
— Alchimiste ? Je sais que vous êtes arrivé à Xiloth il y a quelques semaines. De quelle ville venez-vous ?
— J'étais au village de Shamouf. Mais dès que j'ai entendu parler de l'épidémie ici, je suis venu en vitesse. Écoutez-moi, je vous en prie. Nous avons, vous et moi, je pouvoir de renverser la balance. Nous pouvons vaincre la peste bleue avant qu'elle ne décime le tiers de la population de cette ville. Tout d'abord, en édictant des directives très simples. Ensuite, en soignant les malades ; nous avons peu de moyens, mais je dispose des meilleurs techniques dalniennes...
— Qui êtes-vous ?
— Je vous l'ai dit. Adrian von Zögarn, alchimiste...
— Je ne reconnais pas votre accent. Êtes-vous un fils d'Enki ou d'Enlil ? Citadin ou nomade ?
— Je... »
Seule la raison peut rendre la raison.
« Je ne suis pas de la terre de Ki.
— D'où venez-vous, alors ?
— Je suis un voyageur. Un alchimiste itinérant. Le but ultime de mes travaux est d'étudier les similarités entre familles d'espèces vivantes habitant différents milieux... »
Jilèn rapprocha de lui son visage inquisiteur.
« Êtes-vous un dieu ?
— Certainement pas.
— L'envoyé d'un dieu ?
— Je ne suis que mon propre chemin.
— Que voulez-vous ?
— Je veux aider, tant qu'il en est encore temps.
Elle hocha la tête.
— J'aurais aimé vous croire.
— Laissez-moi au moins voir le roi !
— Qu'y gagnerez-vous ? »
***
« Que veux-tu ? » demanda l'homme assis sur le trône de pierre.
Son immobilité le rendait semblable aux quatre statues dont les regards vides convergeaient vers lui, vers le centre de la pièce.
Zor se leva.
C'était un colosse de grande envergure. Une peau de loup recouvrait ses épaules larges. Sa barbe taillée de manière approximative, ses cheveux désordonnés, l'étincelle de folie dans son regard criaient à Adrian que le seigneur de Xiloth, reclus au plus profond de son palais depuis des mois, avait perdu la raison.
« Que veux-tu ! cria-t-il d'une voix rauque.
— Je t'apporte un homme, dit Jilèn atone. Comme tu le sais, le peuple souffre. La peste a déjà emporté plus d'un millier de nos gens. Cet homme prétend pouvoir nous aider à l'arrêter.
— Ce n'est pas une simple prétention. J'ai déjà rencontré des résultats... dans... de nombreux cas.
— C'est le roi Clemn qui nous a envoyé ce fléau, dit Zor. Il me tarde de l'expédier dans sa tombe. Alors, nous serons libres.
Il serra le poing.
— Une décision. Une seule mauvaise décision, et tant de malheurs... ah, le peuple souffre... et moi plus encore...
— Non, dit sèchement Jilèn. Pas une seule décision. Un millier de décisions. En t'enfermant dans cette pièce, tu as condamné ta ville. Ce n'est pas le roi Clemn qui est responsable de ton cauchemar, c'est toi-même. »
Zor ne sembla pas relever cette phrase. La vérité ne pouvait pas lui rendre la raison. Le roi ne se voyait pas fou.
« Je ne demande pas grand-chose, reprit Adrian. Le champ libre, pour commencer. Un changement des règles en vigueur dans le traitement des malades. Une tribune, des édits à la population... rien que vous ne puissiez faire. Je vous en prie, votre Grandeur, des milliers de vies sont en jeu !
Le roi ne l'entendait pas.
— Quand partons-nous ?
— Dans quatre jours, répondit Jilèn. La préparation nous prend du temps.
— Dans quatre jours, tout ceci sera terminé.
— Oui. »
Adrian se sut étranger à leur délire.
« Votre Grandeur, tenta-t-il, permettez-moi...
— Jilèn, je n'ai pas besoin de cet homme.
— Votre peuple...
— Écoute-moi, petit être. Apportes-tu le blé de mon peuple ? Apportes-tu l'acier de mes soldats ? Apportes-tu l'or de mes coffres ? Rien ? Rien que de vaines paroles. Je suis roi. Je ne veux pas écouter ces paroles. »
Jilèn ferma à demi les yeux. Était-elle habituée de cette folie, complice, volontaire, ou les trois à la fois ?
« Tue-le » ordonna Zor.
Adrian regarda sa montre.
Il se persuadait que l'heure de sa mort n'avait pas sonné.
Le feulement d'une lame de guerre lui suggéra le contraire.
Jilèn lui faisait face. L'hésitation n'était pas dans son geste, mais dans sa voix.
« Êtes-vous un dieu, ou l'envoyé d'un dieu ?
— Les dieux ne s'intéressent pas à ce monde, vous le savez bien, rétorqua Adrian. Tout ce qu'il vous reste, c'est des gens comme moi. »
La lame s'abattit ; il leva le bras ; des gouttes de métal tombèrent sur sa blouse de travail et s'y cristallisèrent. L'épée de Jilèn, liquéfiée sur le milieu, s'était rompue en deux. Un fragment déformé tomba à terre.
« Intéressant » dit le roi Zor.
Adrian ne tremblait pas, mais les réactions de son corps ne trahissaient guère l'agitation de son esprit. Il ne faisait que rarement face à un péril mortel ; on ne le tirait d'affaire que plus rarement encore.
« Il semblerait que je ne puisse faire mon travail dans de bonnes conditions, dit-il d'une voix mal assurée.
— Attends, petit homme, dit le roi Zor. Es-tu un dieu, ou l'envoyé d'un dieu ?
— Je ne suis qu'Adrian von Zögarn, alchimiste itinérant.
— Est-ce ton alchimie que je viens de voir à l'œuvre ? D'où te vient ce pouvoir ?
— Il n'est pas à moi. Il ne sera pas à vous. Ne désirez aucun pouvoir. Celui qui viendra combler votre désir ne sera là que pour vous détruire. »
Lorsqu'Adrian reparut à l'entrée du palais, Jilèn marchait sur ses talons.
« Il n'y a rien à sauver à Xiloth, dit-elle. Pas tant que Zor y est roi.
— Vous continuez de cautionner son comportement.
— Ne jugez pas et vous ne serez pas jugé. »
Le scientifique attrapa sa valise de voyage.
« Les nomades ne souffrent pas de la peste bleue, dit brièvement Jilèn. S'il existe un moyen de s'en prémunir, peut-être le trouverez-vous auprès d'eux.
— Je prends note. Ne doutez pas que je reviendrai, madame. N'en doutez pas : si votre roi fou est encore en place, j'aurai l'audace de le renverser. Ceci est une promesse et Adrian von Zögarn tient ses promesses. »
Du moins, à partir d'aujourd'hui, décida-t-il.
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LE VOILÀ !
L'un des meilleurs personnages du projet Nolim.
L'un des rares à faire des blagues !
Il est de retour !!!
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