4. La ville fantôme


Certains événements de l'Histoire nous forcent à regarder de plus près.

La naissance et la fin des empires nous ramènent à l'impermanence de toutes les choses, quelle que soit l'échelle. Qu'il s'agisse de la fourmilière inondée par l'orage ou de la cité en proie à l'anarchie.

Adrian von Zögarn, Notes sur l'Omnimonde


Zor aurait dû être fou pour ne pas constater que son royaume, depuis la défaite face au roi Clemn de Lydr, s'effondrait.

Xiloth se flétrissait comme une fleur sans eau.

La misère grossissait chaque jour, plus insupportable ; le roi détournait son regard.

Aucun des vassaux appelés à ses côtés pour la bataille décisive n'était revenu à la capitale, soit qu'ils fussent morts au combat, sur le chemin du retour, ou qu'ils eussent fait défection. Zor était seul ; sa garde décimée, seuls rôdaient autour de lui les loups venimeux de la lignée.

Il avait mis le pied dans un palais vide. Les intendants, les ministres avaient fui les premiers ; ne restaient que quelques vieux domestiques durs d'oreille, incapables de se rendre compte, fondus dans le décor. Les ailes désormais vides avaient attiré les pillards. Elles s'étaient rapidement vidées de leurs objets précieux ; les graffitis avaient gagné les murs comme le lierre. Ces bâtiments attenants désormais clos, leurs fenêtres sinistres pesaient sur les jardins délabrés comme les orbites vides d'un crâne rieur.

Pour préparer son armée à la bataille, le roi avait levé l'impôt, raclé les coffres de Xiloth jusqu'au dernier sou. La ville était ruinée, le royaume avec elle. Et quand bien même il y aurait eu de l'or caché dans les catacombes du palais, où le dépenser ? Comment recruter une nouvelle garde parmi ces enfants affamés et ces vieillards édentés ? Comment reconstruire ce qui s'était effondré en une nuit à peine – en un instant ?

Zor maudissait le destin.

Zor maudissait la lignée, qui avait voulu qu'il arrive en ce lieu, en cette heure, qu'il soit le témoin de la chute, tout juste bon à prendre note de la décadence du royaume de Xiloth.

Il maudissait la reine Électra !

Dès les premières semaines, la ville avait empesté. Puanteur des animaux abandonnés, égorgés en pleine rue par les chiens errants, puanteur des égouts où s'amoncelaient les eaux surabondantes de la saison humide, puanteur des ordures jetées hors des fenêtres, que plus aucun ouvrier ne venait ramasser. Les habitants se barricadaient chez eux. Les derniers membres de la garde ne faisaient plus la ronde qu'aux alentours du palais, laissant la nuit silencieuse aux mains des brigands.

Qu'ils viennent, songeait Zor sans trouver le sommeil. Qu'ils viennent.

Ses derniers serviteurs, séniles et à demi aveugles, cuisinaient une soupe chaque jour plus fade. Les gardes avaient posé des pièges pour les chiens errants. Xiloth, affamée, aurait tôt fait de se dévorer elle-même. Et lui, Zor, promis à toutes les gloires, n'aurait d'autre choix que de sortir sur le balcon des annonces ; il ouvrirait grandes les fenêtres de verre teinté et porterait un regard désabusé sur la fin de son royaume.

Le roi s'était assis sur son siège de pierre. Cet objet austère symbolisait un pouvoir qu'il avait désiré depuis l'âge tendre ; qu'il désirait tant qu'à la mort de sa mère Électra, il n'avait pas su pleurer. Un signe de force morale, avait murmuré le peuple. En réalité, son esprit bouillait trop d'ardeur et d'impatience.

Or, le royaume de Xiloth s'effondrait comme un mirage.

Les quatre statues des rois fondateurs de la cité, gigantesques colosses de pierre volcanique, encadraient la salle. Zor y passait des journées entières, seul assis à son trône, dispersant sur la table de pierre les notes de ses ancêtres. Il cherchait le secret qui résoudrait tous ses maux, le souterrain caché d'où une armée d'argile surgirait enfin pour le porter aux sommets de sa gloire... ou tout simplement, le trésor endormi amassé par ses pères.

Rien !

Les rois debout, visage neutre, mains fermement repliées sur la poignée de leurs épées de deux mètres, semblaient se rire de lui.

Rien !

Il ruminait sa solitude des jours durant.

Rien !

Et rien n'était plus atroce que la nuit venue, car ses songes s'agitaient en tous sens, comme une bête que l'on saigne. Tantôt, dans l'éclat funeste d'un miroir d'argent, se découvrait-il vieillard impotent ; ses cheveux sombres tombaient comme ceux d'un scrofuleux, ses dents éclataient, ses muscles fondaient. Tantôt, pire encore, la reine Électra elle-même surgissait de la tombe pour moquer son incapacité à gouverner !

« Que veux-tu ? » criait-il.

Il ne dormait plus ailleurs qu'assis sur son siège de pierre, car fût-il inconfortable, c'était le dernier refuge, le havre où son esprit ruminait encore des plans de conquêtes. En songe, il marchait alors seul, nu et sans armes, face à l'armée innombrable de Lydr ; il entendait le ricanement des soldats sûrs de leur domination. Mais les flèches se brisaient sur son torse ! Les lames se fendaient contre ses bras ! Au sortir de la mêlée, couvert de sang et de victoire, il avançait encore – parfois jusqu'aux murs de Lydr, qu'il écrasait de ses mains ; parfois jusqu'au roi Clemn lui-même, qui se changeait en squelette.

« Votre Grandeur. »

Jilèn parut. Elle ne passait plus le chambranle de la porte, laissant Zor à distance, attendant peut-être qu'il se lève. Elle se contentait toujours de brèves annonces.

Zor ne l'avait jamais vue si peu ; elle ne lui avait jamais paru si froide, si fatiguée. Mais Jilèn était plus belle que jamais, car dans ce monde en perdition, elle seule gardait le cap. Il l'aurait demandée en mariage sur-le-champ si les conquêtes n'avaient pas occupé son esprit d'autres urgences.

« Nous avons reçu un message du roi Clemn de Lydr, annonça-t-elle sans émotion. Il s'inquiète de la santé des citoyens de Xiloth, à cause de l'épidémie de peste bleue, et propose de nous envoyer de l'aide. En échange de quoi tu lui feras allégeance.

— Jamais je ne m'abaisserai devant ce chien, cracha Zor.

— Tu as ta fierté, mais le peuple a faim, et se tord de douleur.

— Ne me fais pas croire que cet immondice est porteur de bonnes intentions.

— Je ne sais pas. Tout ce que je sais, c'est que le peuple souffre. Et tu es ici, seul, entouré de tes ancêtres et de tes chiens de garde, sourd à cette souffrance, sous prétexte que la tienne est plus grande encore. »

Elle s'apprêtait à tourner des talons.

« Jilèn, m'es-tu fidèle ? dit le roi.

— Je te suis fidèle, et je suis fidèle à Xiloth.

— Je veux que nous aillions tous les deux à Lydr, sous couvert de secret. Je veux que nous entrions dans le palais de Clemn et je veux le tuer de mes mains. Feras-tu cela avec moi ?

— Est-ce un ordre ?

— Oui.

— Je vais faire des préparatifs. Mais n'oublie pas, Zor. Les dieux te jugent. Utu voit. Kaldar sait. »

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