34. Je verrai bien
Aucune célébration ne vint illuminer la nuit. Les nomades pansaient leurs plaies et s'occupaient de leurs blessés. Adrian se jeta à corps perdu dans son rôle de médecin. Comme pour compenser celle qui lui avait filé entre les doigts, il sauva des dizaines de vies.
Le lendemain fut blafard, les visages cireux, les traits tirés. Adrian n'avait pas fermé l'œil de la nuit ; il aida encore à la construction d'un bûcher funéraire. Les corps emmaillotés, des centaines pour quelques heures de bataille à peine, furent tous rassemblés. Ils montèrent un grand encaissement de bois et y mirent le feu.
Almena était parmi ces âmes qui montaient dans la fumée.
Les nomades avaient coutume de brûler leurs morts, les citadins de les enterrer. Chacun s'en retournait à son dieu, le vent ou la terre. En observant les visages des soldats de Zarith qui assistaient au bûcher, Adrian songea que ces coutumes allaient changer. Plus personne ne serait enterré. Car les golems du roi Zor, abandonnés sur la plaine chaotique comme autant de statues brisées, contenaient encore les os blanchis de squelettes remontés à la surface. En se desséchant, l'argile tomberait en poussière ; ces ossements, découverts comme si une coulée de boue emportait un cimetière, replongeraient dans les profondeurs ; ils referaient surface mille ans plus tard.
L'Alliance d'un jour durerait-elle mille ans ?
Ils avaient planté les graines d'une légende. Impossible de dire ce qu'il en naîtrait.
Le peuple de Zarith louangerait sa sauveuse. Sans doute construiraient-ils ici même un sanctuaire, qui demeurerait plus longtemps que leur propre mémoire. Sans doute bâtiraient-ils de nouveaux mythes, de nouveaux légendes, incrustant Almena dans leur panthéon déjà métissé.
Cela ne suffisait pas.
Cela ne suffirait jamais.
Ce qu'Adrian avait vu dépasserait toujours, et de loin, ce qu'un seul humain pouvait exprimer, ce qu'un seul poète pouvait dire, un seul artiste peindre. Seule l'humanité toute entière, seule la terre de Ki dans son intégralité pouvait-elle prétendre... rien qu'un peu... à rendre hommage.
Lui-même, d'ici cinq siècles, lorsque cent mille jours de plus auraient envahi sa mémoire, que lui resterait-il de la terre de Ki ?
Il faudra que j'écrive, songea-t-il. Que je trace les contours de ma vie. Sans quoi je ne serai plus qu'une outre percée. Un immortel vivant seulement dans le présent. Un dieu hédoniste, en quelque sorte, uniquement intéressé par le jour suivant, son lot d'aventures et de mystères.
Adrian, Isowen, Kira, Valeria et Jilèn formaient un groupe à part. La dernière se tenait debout, appuyée sur le maréchal de Zarith, au mépris de toutes les recommandations médicales. Aucun de ces femmes et de ces hommes qui s'étaient tenus si près de la mort n'était imperméable à la douleur ; ils ne cessaient de passer une main sur leurs yeux rougis, d'essuyer leurs visages où se mélangeaient l'eau et la cendre.
L'alchimiste se sentait étranger à ces rituels. Pour lui, Almena était partie, mais une porte restée ouverte. Ce Diel venu la voir, il n'en avait jamais entendu parler. Un jeune dieu ? Et le roi fou... qui lui avait donné ce pouvoir ? Certainement pas l'atman lui-même. L'atman n'était qu'une énergie brute. Quelqu'un l'avait concentré et déversé dans l'esprit déjà bien embrumé de Zor. Quelqu'un avait donné corps au mal... et Pirhus ? Ce prêtre d'Aton ? Que disait-il, déjà, sur de nouvelles forces ?
De nouveaux dieux étaient en train d'émerger dans l'univers. De bons dieux. De mauvais dieux. Si tant est que ces termes puissent avoir un sens.
D'un côté, Adrian souhaitait retourner à la tranquillité de ses recherches scientifiques ; de l'autre, il se sentait un devoir envers les affaires de l'univers.
Je verrai bien, se dit-il.
***
Ils entrèrent dans Zarith le jour suivant. Isowen et ses soldats marchaient en tête. Le peuple se massait pour apercevoir ses frères, sœurs et enfants. Les noms des disparus passaient sur toutes les lèvres.
Ensuite venait un groupe de nomades. La curiosité l'emporta sur la méfiance. Les habitants se demandaient s'ils avaient vraiment permis de battre Zor. On chuchotait que les fils d'Enlil n'avaient pas participé au combat ; que le maréchal Isowen avait chargé en premier ; ou encore, que c'était bien lui, et non les barbares, qui avait mis fin au règne éclair du roi fou.
Aux abords du palais, des notables fondirent sur Isowen comme une meute de hyènes souriantes. Ils avaient choisi de rester à Zarith, ils n'auraient jamais pu abandonner la ville, ils avaient toujours eu pleine confiance dans les capacités du maréchal.
L'homme les écarta du bras. Il ne reconnut parmi eux que quelques honnêtes gens ; les autres n'avaient tout simplement pas pu monter dans les caravelles, et s'étaient terrés dans les souterrains de leur maison pendant toute la durée de la bataille, tant que retentissait le fracas des armes.
La jambe immobilisée, Jilèn marchait en béquilles. Adrian l'aida à monter les marches d'un escalier d'apparat. Il faisait abstraction de ces visages curieux, étonnés de tout. Sauvé trop vite peut-être, le peuple de Zarith perdait déjà le souvenir de cette menace souterraine à laquelle il avait échappé.
Ils ne furent pas moins observés sous les arcades de marbre blanc. Les derniers membres du gouvernement restant avaient ressorti leurs plus beaux vêtements d'apparat, comme des oiseaux en parade nuptiale. Les employés des comptes, collecteurs d'impôts, chefs de la garde, tous ceux qui, la veille, donnaient Isowen perdant à cent contre un, l'applaudissaient maintenant sans arrière-pensée.
Le maréchal fuyait leurs regards insistants. Ils gonflaient déjà leurs egos pour remplir l'espace vide laissé par leurs prédécesseurs.
Il referma la porte du bureau du prince Trant sur lui-même, Adrian, Jilèn et Kira.
« Vous êtes le nouveau roi de Zarith, remarqua Adrian. Vous n'avez pas encore été couronné, mais c'est vous qu'ils veulent. Vous n'avez pas même le choix. »
Isowen écarta les dossiers abandonnés par Trant sur le meuble de cèdre. Il tira la chaise du prince sur le côté, face aux grandes vitres qui donnaient sur l'océan, et invita Jilèn a y prendre place.
« Je suis la nouvelle reine de Zarith, s'amusa-t-elle en se laissant tomber.
— Nous avons gagné contre Zor, mais nos problèmes sont loin d'avoir pris fin. Cette ville est le centre de mes préoccupations. Je m'en charge.
— Des habitants ont réussi à fuir Lydr, dit Jilèn. Ils doivent marcher vers Zarith. Serez-vous prêt à les accueillir ?
— Il n'y a qu'un seul qui risque d'être fort mal accueilli, c'est le prince Trant. Et toute sa clique. Je m'attends à ce qu'ils reçoivent mot de notre victoire et qu'ils reviennent le plus vite possible en criant des « je vous l'avais bien dit ».
— Si c'est le cas, laisserez-vous Trant reprendre cette place ?
— Trant a trahi son peuple. Peu m'importe la manière dont il tournera ce fait. Peu m'importe s'il se convainc que tout cela faisait partie d'un plan remarquable.
— Posez-vous sérieusement la question, dit Adrian avec sévérité. Le prince dispose d'alliés puissants dans cette ville ; si vous entrez en confit ouvert contre lui, votre société pourrait se déchirer en deux.
— J'en suis conscient. Réciproquement, il s'en trouvera beaucoup pour protester contre le retour de Trant. S'il commet l'erreur de poser son royal séant sur cette chaise, je ne doute pas qu'on l'y trouve poignardé deux jours plus tard. Sans successeur direct, il arrivera la même chose qu'à Lydr. Nous n'avons pas besoin de ça. »
Les yeux d'aigle du maréchal allèrent de l'un à l'autre.
« Nous avons formé un groupe tout à fait curieux, reconnut-il. Jilèn, lige de Zor. Kira, jeune chef nomade. Moi-même. Et vous, Adrian... qui êtes-vous au juste ?
— Adrian von Zögarn, alchimiste reconnu, scientifique en formation, artiste indéniable, philosophe discutable, combattant impensable. Je suis ici pour voir et pour apprendre.
— Avez-vous bien vu et bien appris ?
— J'ai appris que le mal résultait de la rencontre en un être brisé et un pouvoir antinaturel. J'ai appris que les dieux, bien qu'invisibles, sont encore présents dans cet univers. Et j'aurai sans doute deux mots à leur dire sur leurs méthodes. »
Sa réplique mit une fin trop abrupte à la question. Il y eut un silence gênant.
« Les nomades ont commencé à faire leurs bagages, indiqua Kira. Nous allons bientôt repartir. Chacun sur ses terres.
— Revenez ici, à l'occasion, proposa Isowen.
— Et moi ?
Les regards se tournèrent vers Jilèn.
— Qu'allez-vous faire de moi ?
— Nous allons vous oublier, dit Adrian. Ce monde va vous oublier. Personnellement, j'essaierai de me souvenir de tout ce que j'ai vécu ici. Mais votre personne disparaîtra dans les zones d'ombre de l'Histoire. Qui s'intéresse à la lige du roi Zor ? Aux dernières nouvelles, vous aviez disparu à Xiloth. Mais Xiloth elle-même n'existe plus. »
Elle allait protester, parler de ses responsabilités.
« Non, Jilèn. Le monde des mortels ne vous fera ni procès ni condamnation. Tout ceci se passera entre vous et les dieux. Un conseil : ne faites que moyennement confiance aux dieux. »
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