32. Maudite, je suis déjà


Les humains se maudissent couramment entre eux, mais la plupart de leurs malédictions sont caduques. N'y faites pas attention.

Adrian von Zögarn, Notes sur mes voyages


Zor s'apprêtait à descendre, lorsque l'adversaire qu'il avait toujours souhaité monta vers lui.

Jilèn avait escaladé le rocher par sa face abrupte, et à peine apparue, avait bondi sur Statma, tuant le golem sur le coup. Son corps d'argile tomba dans la tempête de sable que soulevait le martèlement des armées en lutte.

Ils se retrouvèrent seuls, hormis deux loups de garde de marbre, devinant qu'ils n'avaient pas à intervenir.

« Tu es venue » dit-il non sans émotion.

Il voyait devant lui les possibles se disjoindre en deux voies. Premier choix : Jilèn était venue pour le tuer ; face à l'intransigeance de sa décision, il devrait la tuer de ses propres mains. Deuxième choix : Jilèn était venue pour le rejoindre.

Dans les deux cas, la boucle était bouclée.

Ou bien elle faisait repentance de sa trahison et retrouvait son rôle auprès de Zor – ne venait-elle pas d'occire le commandant temporaire de l'armée d'argile ? Ne se montrait-elle pas en tous points supérieure à tout ce que ses ancêtres lui avaient donné, essentielle à tous ses plans, centrale à tous ses projets ?

Ou bien, elle terminait son combat ici même, en le perdant face à celui qu'elle avait maudit et juré de défaire.

Dans les deux cas, sa trahison prenait fin.

Dans les deux cas, Zor pourrait connaître l'ascension.

« Tu ne peux pas concevoir à quel point je suis satisfait que tu sois ici, Jilèn, dit le roi en détachant deux lames soudées à ses bras.

— Je ne t'avais pas vu transformé à ce point... tu es monstrueux.

— Tout être en transformation est un monstre. Bientôt, cette métamorphose sera complète. Alors, je serai plus beau que je ne l'ai jamais été.

— Je t'interdis de te comparer à l'homme que tu fus.

— Pourquoi donc ?

— Car cet homme de ton passé, lui, m'appartient encore. Ce que tu es aujourd'hui est une insulte. Un affront que je dois venger. »

Lors de leurs entraînements, Zor avait toujours attaqué le premier ; cette fois, il la laissa venir à lui en bon prince. Jilèn était trop lente pour ses réflexes accélérés ; même parfaite, sa frappe à la jambe fut parée. Le roi riposta d'un coup de poing sur la tempe. Jilèn perdit tous ses moyens ; il faucha ses jambes et brisa sa cheville d'un coup de pied.

Même au bord de l'inconscience, un genou à terre, elle s'accrochait encore à son arme – mais ce cimeterre ne lui convenait point. Il n'avait pas l'ardeur qui convient aux fauves de guerre. Zor s'écarta d'elle, déçu par le combat.

Le troisième choix se força à lui : il laisserait disparaître cette relique du passé, comme Xiloth, comme les autres cités de la terre de Ki, comme tout ce qui avait fait son monde jusqu'alors, un monde qui avait craché sur lui et qu'il avait renié en retour.

« Je suis là. »

Jilèn accueillit l'intruse avec un râle réprobateur. À l'opposé de la lige, elle avait monté l'autre versant du rocher, une série de strates qui formaient des marches irrégulières. Sa lame gouttait encore du sang des loups du roi.

Les deux animaux restés auprès de Zor grondèrent, pressentant toutefois que le roi s'occuperait d'elle à lui seul.

« Tu es la cheffe des nomades » remarqua-t-il.

Ce n'était qu'une jeune humaine, mais elle avait réussi à cheminer jusqu'à lui ; elle avait franchi les lignes de son armée, traversé l'essaim de ses loups. Pas une seule blessure n'avait entamé son assurance.

« Il est temps de mettre fin à ce chaos, dit-elle.

— C'est toi, le visage du chaos. Tu es venue pour me tuer. C'est donc toi, l'avatar de la mort. Je suis ici pour me transformer et pour transformer ce monde. Tu es là pour détruite mon rêve en ascension. En vérité, qui es-tu ? Quel dieu t'envoie ?

— J'ai posé cette question au silence, et le silence m'a répondu : je suis sans visage. Je suis sans destin. Je suis la spirale du Temps.

— Balivernes » la coupa Zor, attaquant aussitôt.

Elle glissa sur le côté pour dévier son coup. Les deux lames sans garde que Zor manipulait sifflèrent, heurtant en fin de course le cimeterre de Jilèn.

« Almena ! »

C'était cela, son nom, Almena. Un nom sans avenir, contrairement au sien.

Un homme apparut en retrait, un nomade qui avait cheminé derrière elle. Lui aussi avait échappé aux crocs des loups. Il hésitait maintenant, conscient qu'il n'appartenait pas au temps de ce duel ; que derrière Zor et Almena s'affrontaient des forces plus grandes.

Le roi tenta de nouveaux assauts. Il fut forcé de reconnaître les compétences techniques de la jeune femme. Elle aurait fait une bonne remplaçante à Jilèn. Il était peut-être encore temps.

« Nous ne connaissons les choses que par leurs effets, dit-elle dans un instant de répit. Nous ne pouvons pas voir l'air ; mais nous ressentons le vent. Cela, les fils d'Enlil le savent. Je me suis souvenue.

— Fais silence et incline-toi. »

Zor frappa de haut en bas, mais rencontra la pierre ; la lame se tordit. Il l'abandonna au ralenti du monde, qui tournait autour d'eux comme un moulin désaxé.

« Je me suis souvenue, répéta Almena.

— Incline-toi, et j'épargnerai ton peuple. Je te laisserai régner sur Zarith. »

Pourquoi tant de générosité subite face à une épine dans son pied ? Parce que Zor savait reconnaître sa valeur. Almena s'était montrée valeureuse et combative ; son seul défaut était de faire durer à l'excès son instant de gloire, d'étirer sur la longueur ce combat perdu d'avance.

Trop orgueilleuse, elle périrait. Avec un peu de bon sens, elle rejoindrait le roi, à ce poste de fidèle où Jilèn lui avait failli.

« Une infinité de liens invisibles relient les choses, les rêves et les mémoires. Nous ne percevons ces liens que par les relations de cause à effet.

— Silence ! »

Elle se suspendit dans le vide pour éviter la lame ; la gravité détourna le regard un instant.

« Le silence est ce qui nous précède et ce qui nous suit. Le silence contient les échos de nos questions, et les échos de leurs réponses.

— Tais-toi ! »

Elle sauta sur le côté pour éviter la lame, unie avec l'atmosphère, portée par le doigt d'Enlil. Zor fouilla l'air au hasard, certain de pouvoir la toucher ; mais la lame se métal s'y refusait toujours. Il l'abandonna donc. À mains nues, il pouvait balayer une montagne !

Or Almena n'était pas une montagne, mais une forme d'air.

Elle évitait ses poings plus vite qu'il ne les lançait, devinant le coup avant que son cerveau n'en ait donné l'ordre.

« Tu ne peux pas m'atteindre, asséna-t-elle. Je suis consciente de chacun de tes atomes ; aucun ne peut vibrer sans que je le sache.

— Silence !

— Je n'ai pas encore posé de question, pourtant j'en connais déjà la réponse. »

Les loups attaquèrent à ce moment, tous les deux.

L'homme qui assistait à la scène réagit. Un poignard de jet quitta sa main et rencontra, trop tard, un des animaux en plein vol.

Du revers de son cimeterre, Almena frappait l'autre loup à la gorge. Des dents se refermèrent sur son bras armé, pénétrèrent le cuir et meurtrirent la chair ; puis l'animal déjà mort poursuivit sa course dans les airs.

De la main gauche, elle avait tiré un couteau de lutte et planté ce dernier dans le cœur de Zor.

« Maudite sois-tu » siffla-t-il en portant la main à sa poitrine.

Il refusait de mourir !

« Maudite, je suis déjà. »

Il tendit la main vers elle, mais s'effondra.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top