28. L'élue


Je suis lâche, dit l'homme, et je l'assume.

Vous avez l'impression que l'Histoire ne cesse de vilipender les lâches. Mais n'oubliez jamais qu'elle a été, avant tout, écrite par ceux qui ont survécu...

Jilèn, Méditations


Le prince Trant observa Almena sans paraître impressionné ni déçu.

« Ainsi donc, c'est vous, la sauveuse inattendue censée stopper l'avancée de Zor ?

— Seul l'avenir le dira.

— Êtes-vous prête ?

— Je l'ignore.

— Vous semblez bien peu sûre de vous.

— Je ne suis sûre de rien.

— Vous vous permettez de parler par énigmes, mais le temps nous manque. »

Le prince rajusta les manches de son costume.

« Vous me dites que Zor sera ici demain matin. C'est plus tôt que ce que j'escomptais.

— J'ai besoin de votre soutien.

— Je sais. J'ai beaucoup réfléchi. »

Le prince croisa les bras. Il tourna son regard vers l'agitation du port. La frénésie s'emparait des navires. Certains ne seraient pas prêts à temps. Ils partiraient sans le chargement de vivres nécessaires ; plutôt manger des rats et faire bouillir le cuir de ses propres chaussures, que d'être soi-même dévoré par la terre cruelle.

« Je refuse de prendre part à cette folie, lâcha Trant.

— Ce n'est pas un choix qui vous est offert, prince.

— Assez ! Qui êtes-vous pour croire en votre destin ? Qui a prédit que vous sauveriez ce monde ? Certes, votre dernière bataille nous a arraché dix jours de plus, mais tôt ou tard, Zor sera ici, et son drapeau flottera sur les murs de Zarith. J'ai fait mon choix. Nous partons par la mer.

— Vous faites erreur au regard de l'Histoire.

— Je laisse l'Histoire à ceux qui s'arrachent ses pages. Sachez que les vainqueurs l'écrivent avec le sang des vaincus. »


***


Adrian parcourut le camp des nomades avant de trouver Almena près d'un feu.

Le prince Trant était parti quelques heures plus tôt, au coucher d'Utu. Inanna, la troisième et la plus perturbante des lunes de Ki, était inexplicablement apparue dans le ciel. Un bon présage.

L'alchimiste ayant désormais estimé l'orbite de la lune, sa théorie d'une origine artificielle de l'astre tenait la route. Le peuple disparu de Zögarn, des milliers d'années auparavant, avait disposé d'un tel pouvoir. D'un claquement de doigts, ils auraient anéanti l'armée de Zor et ses velléités divines, le ramenant à sa place comme un enfant gâté que l'on réprimande. Mais ces anciens dieux avaient disparu, avalés par leur propre vanité ; pour le meilleur sans doute. Ils auraient eu tôt ou tard prétention à régner sur l'univers.

Un silence pesant régnait sur le campement. Des milliers d'hommes et femmes de plus d'une dizaine de tribus s'y trouvaient réunis ; certains sortaient à peine d'une querelle ; demain, si Zor était vaincu, ils se remettraient peut-être aussitôt à s'entre-tuer.

Comment Almena avait-elle pu les réunir ? Ce phénomène ne s'expliquait pas. Il serait consigné, rapporté, voilà tout.

D'une conversation à l'autre, Adrian avait capturé quelques bribes de la bataille qui avait arraché à Zarith dix précieux jours, gâchés en vaines préparations de fuite. Les nomades s'étaient réunis aux abords de Lydr. Ils avaient fondu sur Zor comme un essaim bourdonnant, mais jamais n'étaient parvenus à approcher le roi. Sur la défensive, il avait levé des lignes de golems pesants et cuirassés, des monstres de pierre impossibles à amocher.

Blessé dans son orgueil, le Zor du lendemain serait un conquérant ; ses troupes seraient plus mobiles, plus friables, dispersées sur de plus grandes lignes. La stratégie d'Almena se résumait en quelques mots : déconcentrer le roi, puis se glisser entre ses fantassins, à la vitesse de l'éclair, pour le frapper au cœur.

Elle semblait y croire.

Apercevant Adrian, Almena s'excusa auprès des chefs de tribus qui venaient d'écouter ses dernières recommandations. Elle le traîna aux abords du camp, hors de portée de voix des sentinelles, dont les silhouettes surgissaient par instant des dunes environnant Zarith.

« Vous vous en sortez très bien, la complimenta l'alchimiste.

— Pourquoi êtes-vous encore ici ? Vous n'avez pas rejoint votre monde ?

— Je n'ai pas de monde. Je suis un voyageur, qui s'arrête lorsqu'il a quelque chose à faire. Est-ce que vous avez perdu beaucoup d'hommes dans la bataille ?

— Les nomades sont trop fiers pour se le rappeler, mais nous avons rapidement battu en retraite. Une fois que Zor a fait se lever son rempart de pierre, nous ne pouvions plus avancer. C'était une folie. Cela n'a servi qu'à le déstabiliser. Le rendre plus méfiant, voire attiser sa colère. »

Elle semblait chercher quelqu'un du regard. Une absence était née dans ces yeux qui ne reflétaient jusqu'à présent qu'une tranquille insouciance.

« Que savez-vous des dieux, Adrian von Zögarn ?

— Ceux que vous nommez dieux ne sont que les échos d'êtres de plus grande puissance que vos peuples ont connus, que vos ancêtres ont vus, ou qu'ils ont rêvé. Ils ont marqué les esprits de la même façon que j'ai impressionné Zor : là où l'homme ne comprend pas, il crée un mythe.

— Quand bien même, que savez-vous d'eux ?

— Je sais que les immortels de la race de Zögarn ont été de puissants dieux, du temps de leur apogée, mais ils se sont éteints. Zögarn lui-même n'est qu'un souvenir vivant qui dort au fond de mon âme. Je sais que Kaldor, que vous appelez Kaldar, a été puissant voici quelques siècles, que son culte s'est répandu sur de nombreux mondes ; mais le flot de ses adeptes se tarit déjà.

— Valeria vous a-t-elle parlé du tarot à trois bras ?

— J'ai déjà rencontré ce jeu de dessins sur un autre monde. »

Sur Daln, les derniers occultistes de Kaldar en étaient friands. Bien qu'ils interprétassent différemment les signes, le principe du tarot restait le même : trois figures devaient révéler trois vérités essentielles, dont la combinaison suffisait à un individu pour démêler l'écheveau de son existence.

Adrian était dubitatif.

« Ereshkigal, Aton et l'Écho. Je sais que je mourrai demain. Je sais que j'accomplis ma mission en affrontant Zor. Je sais que quelqu'un m'attend.

— Je connais une toute autre lecture de ces cartes, tempéra Adrian. Ereshkigal annonce une mort métaphorique. Ce peut être toute sorte de transformation. Ce peut être la naissance d'un nouvel ordre mondial, d'un nouveau royaume, une nouvelle page de l'Histoire que vous aurez tournée. Aton est le mal qui naît de la volonté de bien faire. D'aucuns diraient que vous faites peut-être fausse route. Et l'Écho... c'est aussi la synthèse. Et la synthèse, personne n'a jamais pu me l'expliquer sans faire intervenir des concepts fumeux, des infinitudes, des transcendances, des transfinitudes, et tutti quanti.

— J'ai su qu'il s'agissait de la vérité. Je l'ai su dès que Valeria me l'a dit. Mais cette vérité s'est inscrite dans mon âme quand j'ai affronté la guerrière Helane.

— Qui sont...

— Une tribu du bois. Ils se sont installés en périphérie du camp, à un quart de lieue. »

Almena tendit ses mains vers lui, paumes ouvertes.

« Il y a du sang sur ces mains. Élue des dieux ou pas, il ne s'effacera pas. Le royaume d'en bas me promet un bien triste séjour. Ma seule issue sera d'accomplir ce que les dieux – quels qu'ils soient – veulent de moi. Tuer Zor. »

Adrian voulut répéter que les dieux avaient déserté Ki, qu'ils n'existaient plus que par le truchement des esprits humains, prompts à se reconstruire des commandeurs invisibles. Mais cela n'avait pas d'importance. Seul le résultat comptait – sauver Ki ou disparaître.

« Si j'y parviens, peut-être Kaldar m'octroiera-t-il l'ascension. »

Kira et Jilèn descendaient une dune dans leur direction.

« Des hommes de Zarith veulent te voir, indiqua sobrement Jilèn, remarquant qu'elle interrompait une conversation.

— Demain, j'aurai besoin de mes quatre cavaliers, dit Almena. J'aurai besoin de vous à mes côtés, du fer de lance pour traverser les lignes de l'armée maudite.

Kira hocha solennellement la tête.

— Quatre ? » s'étonna Adrian.

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