23. Lydr


Le mal s'avance en plein jour, mais les hommes regardent ailleurs.

La colère des fous noircit le ciel, mais les hommes regardent ailleurs.

Les griffes des démons emportent les premiers d'entre eux, mais les hommes ont le dos tourné.

Jilèn, Méditations


« Halte. Qui êtes-vous, et d'où venez-vous ? »

Adrian avait eu quelques doutes en approchant, quelques craintes ; Jilèn serait peut-être reconnue. Mais quand bien même on aurait aperçu son visage et fait mille copies du portrait de la meurtrière, Lydr avait de nombreuses autres préoccupations. La ville, prise dans un imbroglio politique depuis la mort du roi Clemn, s'assombrissait comme un arbre sans eau.

« Je suis Adrian von Zögarn, alchimiste, scientifique, philosophe, médecin, poète, inventeur, artiste peintre, botaniste, etc., et je suis porteur de nouvelles graves, urgentes et de la plus haute importance. »

Deux paires d'yeux suspicieux détaillèrent son accoutrement abîmé, le sang qui collait sa chemise à son corps, la cendre qui noircissait ses tempes et salissait ses cheveux.

« Vous avez l'air d'avoir passé un sale quart d'heure, dit le garde à plumes, mais ce n'est pas notre problème, encore moins celui de Lydr.

— Dans quelques heures tout au plus, le problème ouvrira votre muraille comme le fourmilier qui chasse les termites, et il massacrera votre ville sans distinction. Qui dirige Lydr depuis la mort de Clemn ?

— C'est toute la question.

— Alors, à qui puis-je m'adresser ?

— Vous pouvez essayer le Parlement, mais il doit être encore en délibération.

— « Encore » ?

— Ces vieux schnoques ne font que ça depuis trois mois, depuis que le régent a jeté l'éponge. Ils cherchent un successeur. On a un nouveau volontaire tous les jours ; tous les coups sont permis, ils jouent à qui sera le dernier en lice.

— Je vois. Auriez-vous la bonté de m'indiquer le chemin, mon brave ? »

La nouvelle n'avait pas pu traverser la steppe plus vite qu'Adrian et Jilèn. Inconsciente, Lydr sombrait dans l'indolence d'un soir de demi-saison. Noyés dans l'incertitude politique, les habitants désabusés pariaient sur le résultat de la prochaine session du parlement. D'un comptoir d'auberge à l'autre, on se jetait des noms sans signification pour les étrangers, ceux d'hommes que l'Histoire oublierait vite, quand elle les aurait enterrés dans les cendres de leur ville.

Jilèn serra les dents à l'approche du palais. Elle était responsable de tout, de cette confusion comme de la menace qui rampait sur la terre de Ki ; ou du moins le croyait-elle. Adrian chevauchait en tête ; ils furent arrêtés net par des gardes moins affables que ceux de l'entrée, bien mieux armés. Des hallebardes se croisèrent devant eux. L'alchimiste mit pied à terre et affronta l'invective.

« Où est-ce que vous allez, tous les deux ? s'exclama la cheffe des gardes. Le palais n'est pas à visiter.

— Nous sommes porteurs d'un message de haute importance, qui doit être délivré au Parlement sans plus attendre.

— Je regrette, adressez-vous à l'officier de garde ; cela attendra bien demain.

— Une tempête s'approche de Lydr et vos murs n'y résisteront pas. Cette nuit encore, vous pouvez choisir de l'oublier. Demain, lorsque les morts se relèveront de leurs tombes pour vous emporter dans le monde souterrain, vous connaîtrez le regret. »

La femme fronça les sourcils et interrogea ses équipiers du regard. Elle le prenait pour un fou. Il en avait certainement l'allure.

« Qui êtes-vous, déjà ?

— Adrian von Zögarn, alchimiste, philosophe, scientifique et... et puis, envoyé des dieux, si ça vous chante. Allez dire au Parlement que nous devons leur parler, ou je le ferai moi-même. »

La sincérité de ses paroles leur posait un infernal dilemme. Avec un soupir excédé, Adrian mit fin aux tergiversations en passant la barrière des gardes. Des mains gantées se posèrent sur ses bras, se refermèrent sur ses épaules, mais il semblait doté de la force d'un dragon et de l'inertie d'une montagne. Jilèn le suivit mollement. Un homme venait de traverser le dispositif de sécurité en marchant ; dans le sillage de cet impensable, elle passait inaperçue.

L'alchimiste prit la direction du Parlement. Le palais des rois de Lydr, entre ses tours et ses jardins, formait une ville dans la ville ; mais Adrian marchait droit et sans hésiter. Il écarta les premiers gardes rués sur lui ; les suivants l'observèrent à distance en hésitant.

Un officiel se tenait debout devant une lourde porte de chêne, aux battants scellés par un cachet de cire. La séance plénière du parlement, dont perçaient les éclats de voix déformés, ne pouvait pas être interrompue tant que les adversaires politiques en présence n'auraient pas convenu d'une trêve.

Adrian poussa le greffier et donna un coup de pied dans la porte.

Le tumulte de la réunion tomba sur eux tel un coup de vent. Les vieux magistrats s'invectivaient d'un bord à l'autre du gigantesque amphithéâtre. Ils en venaient aux mains, se jetaient leurs encriers et leurs plumes à la figure, déchiraient leurs robes de soie noire, se griffaient au sang comme des harpies enragées. Un président de séance désabusé observait ce désordre depuis un bureau en hauteur.

« Silence ! » s'exclama Adrian.

Des visages se tournèrent vers lui, en même temps qu'une vague de protestations.

« Faites-les sortir ! piailla un des parlementaires.

— Silence ! reprit le président de l'assemblée, profitant de cette occasion inespérée. La parole est au sieur Aler Dican. Député Dican, vous pouvez prendre la parole. »

Trop surpris de la reprise habituelle du cours de la réunion, l'homme balbutia et fouilla dans ses notes. Des éclats de voix retentirent de l'autre côté ; on se moquait déjà.

Adrian fondit sur le perchoir du président en poussant les vieillards qui se mettaient en travers de son chemin.

« La parole est à moi ! rugit-il. Votre ville est menacée ! Le roi Zor... »

Ses efforts se révélèrent inutiles à endiguer les injures d'en face. Les magistrats, vent debout, poings levés, hurlaient à plein poumons un cortège d'insanités.

« Vous serez tous morts demain ! »

Mais ils ne l'écoutaient pas.

Jilèn le tira par la manche. L'assemblée reprenait son chaos habituel, une démence qui les poussait tous les deux vers la sortie.

Des gardes s'étaient pressés à l'entrée de l'amphithéâtre.

« Demain, le roi Zor va attaquer cette ville, leur dit Adrian en passant. Il a écrasé Samera en quelques heures. Si vous ne pensez pas pouvoir lui faire face, fuyez.

— L'avez-vous vu ?

— J'ai vu les morts revenir à la vie sous la forme de golems d'argile.

— Pourquoi devrions-nous vous croire ? s'impatienta l'un des casques à plume.

— Parce que si vous ne le faites pas, vous serez bientôt tous morts. »

L'alchimiste considéra qu'il était inutile de perdre plus de temps. Lydr ne s'éveillerait peut-être que trop tard à la raison, auquel cas, lui et Jilèn se replieraient sur la prochaine ville, Zarith...

La femme qu'ils avaient croisée à l'entrée du palais réapparut au bout du couloir.

« Partez, dit-elle. Si ce que vous dites est vrai, nous attendrons Zor ici même... quant à vous, portez la nouvelle plus à l'Ouest. Zarith est une cité plus puissante que Lydr. Le prince Trant vous écoutera et, si ce que vous dites est vrai, il vous croira. »

Jilèn opina du chef.

« Et les nomades ? demanda Adrian.

— S'ils arrivent à temps, Lydr sera sauvée, dit la xilothe. Sinon, la ville sera seule. »

L'alchimiste sentit de nouveau le poids du temps sur ses épaules. Sortant déjà du palais, il se répandait en conseils auprès des gardes, tel un vieux précepteur qui voit arriver la fin de son heure de cours hebdomadaire et accélère le rythme de ses paroles.

« Doublez la garde. Regardez au loin. Frappez les golems avant qu'ils se forment. Faites évacuer la ville le plus tôt possible, ne laissez pas la population prise au piège de ses murs ! Des tribus de nomades sont sur le chemin de cette ville. Si vous parvenez à tenir jusqu'à leur arrivée, ils vous rejoindront.

— Vous plaisantez » répondaient les officiers.

Mais il parvenait à éveiller en eux l'inquiétude ; il savait que ses mots atteignaient leur cible. Dès ce soir, la garde serait doublée. Lydr ne dormirait que d'un œil.

Ce ne serait pas suffisant.

Lorsqu'Adrian tourna le dos à la ville, il sentait déjà le goût amer de la défaite.

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