22. Quatre sages et quatre cavaliers
Voici l'Histoire. Une cascade de révélations et de transformations se déclenchant les unes les autres. Je suis satisfait d'y avoir fait mon temps. Je suis fier d'y avoir pris part.
Adrian von Zögarn, Méditations parapsychiques
Almena n'avait pas prévu de s'enfoncer si loin dans la forêt. Une bouillie grise remplissait le ciel ; à l'abri des cyprès chuchotaient quantité d'ombres. Encore quelques degrés au Nord par rapport à l'angle de Nergal et le froid bloquerait sa marche.
Le hasard ne l'avait pas placée sur la route d'une tribu du cristal ; peut-être les dieux s'étaient-ils lassés d'elle et de son destin promis. Ils regardaient ailleurs, jouaient avec d'autres mortels.
Un éclat perça entre les fougères. Ayant mis pied à terre, elle ramassa un petit cristal de la taille du pouce, d'une transparence parfaite, dont les faces miroitaient de reflets mordorés.
Un homme très âgé, au crâne dégarni, attendait non loin. Ses bras chargés de pendentifs chantaient à chacun de ses mouvements.
« Tu es venue, Almena.
— C'est par Sat que vous connaissez mon nom ? Où est-il ?
— Sat avait peur de te revoir. Il a choisi de partir. Il fait route vers le monastère d'Outa-Mashou, dans les montagnes, à mille lieues d'ici. »
L'homme croisa les bras.
« C'est cette route que tu aurais suivie si tu en avais eu le temps. Mais je savais que ce temps te manquerait – Inanna, première des trois lunes, ne paraîtra qu'une seule fois avant ton départ. »
Elle lui rendit le cristal. L'homme joua avec d'une main ; de l'autre, il lui tendit un autre fragment de la même taille, d'une teinte rosâtre, poli avec autant d'élégance, mais qui se devinait friable. Le spectre de l'usure pesait sur lui comme une damnation.
« Tu devais rencontrer quatre sages et quatre cavaliers devaient te suivre. Tu progresses, Almena. Cependant, aucune divination ne m'a dit si les tribus du cristal devaient te suivre ou te fuir. Tes réponses à mes questions en décideront.
— Qui êtes-vous ? »
Il devait avoir un rôle similaire à celui de Valeria. Un druide du cristal, fin connaisseur des pierres, de leur pouvoir, de leur histoire ; capable de tracer les lignes de l'avenir à partir de celles du passé dépliées sous ses yeux.
« Nos noms ne sont pas importants comme le tien. Ils ne font écho à rien. Que tiens-tu dans ta main, Almena ?
— Un cristal de sel.
— C'est cela. Nous faisons commerce de ce sel avec les tribus du bois. Nous en faisions commerce avec Samera. Quant à moi, je tiens un diamant. Ces deux choses sont semblables à première vue. Pourtant, nous savons que le sel se dissout facilement. Volatile parmi tous, il disparaît à vue d'œil. Nous ne le capturons que brièvement ; nous le relâchons aussitôt. Au contraire, nous savons que le diamant est indestructible. Des maîtres-graveurs ont passé des années de leur existence à en polir les faces. Le sel et le diamant semblent donc parfaitement opposés. Ma question : en quoi sont-ils semblables ?
— Toutes les choses sont impermanentes. »
Il ne s'attendait pas à ce qu'elle réponde aussi vite.
« Qu'elles durent une minute ou cent mille ans, toutes les choses naissent et disparaissent, ajouta Almena. Il en est de même de la terre sur laquelle nous marchons, des astres qui se meuvent dans leur ciel, d'Utu, Ereshkigal, Nergal et Inanna. Ils viennent et repartent. Rien ne dure vraiment. La vie humaine se situe quelque part entre ces échelles, ni dans le temps d'une goutte d'eau, ni dans celui d'une étoile.
— Pourtant...
— Pourtant, aucune chose ne disparaît. Même perdu, le cristal de sel existe encore. Il se dissoudra dans l'océan, mais dans un siècle, dans mille ans, à l'autre bout du monde, il se reformera dans des marais salants. Un autre homme le tiendra en main.
— Ce sera un cristal différent.
— Mais il sera de la même nature ; car en réalité, il n'y a qu'une seule nature.
— Comment sais-tu tout cela ?
— Tu me poses des questions auxquelles j'ai déjà réfléchi. Tu appelles des conversations que j'ai déjà eues. On m'a annoncé ma mort ; j'ai été forcée de me demander où me mènerait ce chemin. »
Elle lui rendit le sel.
« Nous sommes comme ces cristaux. Nous disparaissons et nous réapparaissons. Nos âmes se dissolvent et se reforment différentes.
— Et c'est ce qui arrivera à la tienne.
— Ta tribu me suivra-t-elle ? »
Il sourit.
« Ton père adoptif a beaucoup parlé de toi. Tu fais honneur à son souvenir. Je n'ai aucune autre question à te poser, tu n'as rien à me prouver. D'autres t'attendent. »
***
Kira remonta la plaine suivi d'une armée, droit vers Lydr, où il devait rejoindre Almena.
Il aurait pu douter de la retrouver là-bas, mais c'était désormais une certitude inexplicable.
Valeria le rejoignit en tête du groupe, sur l'îlot de solitude d'où il bravait les immensités dépliées devant lui, ce ciel gris effronté, Enlil hésitant entre punir ses enfants d'un orage, ou écarter ses mains en un père débonnaire.
Le jeune homme avait affûté ses meilleures armes durant des heures. Il s'était surpris à méditer. Les dieux, s'ils s'étaient manifestés pour dicter son destin à Almena, s'ils avaient fait un autre miracle pour convaincre les nomades, ne pouvaient pas les abandonner.
À moins que tout ceci ne soit l'un de leurs jeux, une autre de leurs lubies où ils s'absorbaient sans considération pour les mortels.
Un humain se prépare sur la durée, mais se transforme de manière brutale. En quelques jours, Kira avait mûri. Il savait maintenant qui il était et ce qu'il voulait. Il connaissait sa place dans l'univers. Il était devenu sage.
Kira avait vécu les balbutiements de cette sagesse lors de ses jeunes années dans la tribu Málem, à côtoyer de loin Almena et Valeria, la promise des dieux et la révélatrice de cette promesse. Il n'avait pas compris que toutes ses peines provenaient de cette germe, de ce savoir dont il n'avait pas conscience, mais qui creusait son lit dans son esprit.
« Que me veux-tu ? » demanda-t-il à la druidesse.
Valeria avait changé.
Plus besoin de ce fard qui la vieillissait, de ces robes dont l'ampleur dévorait sa silhouette. Valeria s'était reconnue elle-même comme une messagère des dieux ; elle ne marchait plus à l'ombre de personne et rayonnait de sa propre lumière. Ils étaient deux sages.
« Tu étais prêt à partir seul, dit-elle. J'ai l'impression de ne plus te connaître.
— Tout change.
— Dis-moi quelles sont tes intentions. Que comptes-tu faire ?
— Almena est persuadée de devoir mourir face à Zor, dit-il. Elle est la meilleure d'entre nous. Ereshkigal a sans doute déjà réservé une place pour le roi au banquet des ombres.
— Quel rôle veux-tu jouer ?
— Il y a quelques années, j'ai compris qu'elle ne s'intéressait pas à moi. Alors je me suis forcé à la dédaigner. J'ai sans doute fini par le croire. »
Silence.
« J'ai bien cru mourir. Tu vois les femmes et les hommes derrières nous, eh bien... beaucoup perdront la vie comme j'aurais pu la perdre. Nous marchons vers le mal. Nous marchons vers l'enfer. J'ai été au milieu de cet enfer, j'ai vu Orhis et Pleia...
— Je sais.
— Almena m'a sorti de la fumée. Je la connais maintenant mieux que vous tous ; j'ai vu son véritable visage.
— Tu hurlais hier encore que c'était moi qui lui avais tout mis dans la tête.
— Je dois la suivre sur ce chemin. Je sais qu'elle est tout pour moi. Je marcherai dans ses pas, un pas derrière elle, pas plus. Lorsque nous serons devant Zor, j'attaquerai le premier. Il m'est impossible de la laisser aller au bout de ce destin.
— Tu es prêt à mourir à sa place ?
— Si les dieux me l'accordent, je suis prêt. »
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