21. Je suivrai !
Comme partout dans l'histoire, l'esprit humain simplifie jusqu'au concept. Il ne garde que les os. Qui retient encore que derrière Almena se trouvait une alliance unique dans l'histoire de Ki ? Les uns sont trop occupés à lui bâtir des statues, les autres à méditer sur des textes qu'elle n'a pas écrits. En substance, tous ramènent cette histoire à cette d'une personnalité miraculeuse, et omettent que leurs parents faisaient partie de ce miracle – qu'ils ont eux aussi été transformés.
Adrian von Zögarn, Méditations parapsychiques
Kira n'avait jamais vu un tel attroupement. Le feu de camp était si vaste qu'il fallait deviner la présence d'autres hommes et femmes de l'autre côté du rideau ondulant, qui éclairait comme un phare. Il ne s'attendait pas à ce qu'autant de tribus dépêchent leurs membres les plus sages.
Une fois formé le grand conseil, le temps s'était élargi ; la discussion tournait autour de considérations quant aux fils d'Enki, aux bouleversements de l'échiquier de pouvoir des cités, sans jamais mentionner le roi Zor – alors que toutes les lèvres balbutiaient son nom.
Enfin, on appela Kira. Le jeune homme avait une journée de repos derrière lui. Il se sentait prêt à repartir seul, sûr que les chefs ne l'écouteraient guère, trop occupés à la gestion de leurs troupeaux, aux disputes entre tribus, au commerce avec les cités. Certains avaient traîné des pieds pour participer à cette réunion et ils comptaient en profiter pour expédier les affaires courantes. D'autres s'ennuyaient déjà et le montraient ouvertement.
Kira n'avait jamais été doué pour raconter des histoires, pas comme le volubile Adrian, pourtant son discours fut des plus mémorables. Il ne raconta pas seulement ce qu'il avait vu, mais ce qu'il avait senti ; l'odeur de la mort remontant des profondeurs, le regard des morts ramenés à la vie dans leur gangue d'argile, et cette terre où le pied s'enfonçait. Cette terre vivante qui réclamait de nouveaux soldats pour l'armée de Zor.
Il sentit le trouble naître au fur et à mesure de son allocution, mais quand il eut fini, le calme revint sur les visages.
Un des chefs posa alors la question impitoyable :
« Quelqu'un a-t-il un tarot à trois bras ?
— Moi » dit Valeria.
Elle avait mis ses affaires en ordre pour le départ, confiant son statut au sourcier de la tribu, qui l'assistait souvent. Valeria semblait mille fois plus fragile sans son maquillage exagéré de druidesse, sans ces étoffes qui la faisaient paraître grande, inaltérable. Il se souvint qu'elle, Almena et lui avaient presque le même âge.
« Qui s'oppose ici à ce que tu nous en fasses la lecture, afin de déterminer si Kira nous dit la vérité ?
— Je ne mens pas, protesta le jeune homme.
— Il existe deux formes de mensonge. Le mensonge de duplicité et celui auquel tu crois malgré toi. Nous devons savoir vite ; seul le tarot permettra de nous en assurer. Êtes-vous d'accord ?
— Je suis d'accord » répondit Valeria.
Quelques hochements de tête confirmèrent. Kira ne croyait pas à toutes ces sornettes, voire, se tenait prêt à les maudire. Maudit tarot qui envoyait Almena sur un destin trop grand pour elle, avec le monde entier pour adversaire !
On fit silence. La druidesse s'avança entre les têtes curieuses. Elle ouvrit la boîte marquetée qui contenait le tarot, déplia un linge, posa le paquet de cartes.
« Par Kaldar, que je sois damnée si je pense mentir moi-même » prononça-t-elle.
Elle invita le plus vieil homme du groupe à observer les vingt-sept cartes. Il les compta deux fois et attesta que le jeu était bon.
Valeria commença ses manipulations.
Une seule carte importait à Kira : la Vérité. Une femme ou un ange, bras écartés, mains demi-fermées, les yeux clos. Une silhouette reconnaissable. Si elle sortait parmi les trois, cela donnerait du poids à ses dires.
Le jeune homme se surprit d'entendre battre ses tempes. Que lui importe qu'il parte seul ou suivi de millions ? Zor serait toujours le même danger. Non, ce n'était pas la promesse de voir des guerriers rejoindre cette entreprise folle, c'était la sensation que les dieux, Kaldar ou autres, allaient approuver ou non cette action. Qu'ils se manifestent et Almena, dans sa course insensée, serait peut-être moins seule.
Alors même qu'il ne croyait pas en ces dieux.
Valeria tira la première carte.
Vérité.
Les yeux s'agrandirent. Murmure étouffé.
Elle reposa la carte dans le paquet de défausse et recommença son travail avec des gestes d'automate.
Elle tira la deuxième carte.
Vérité.
Impensable !
Ce fut la première chose qui lui vint à l'esprit. Chaque carte était unique. Le vieux chef avait vérifié ! Deux fois ! Valeria avait déposé la carte dans un autre paquet, à un mètre au moins.
La druidesse parut tout aussi surprise. Elle lâcha la carte de la Vérité et écarta les mains.
« Vérifiez » demanda-t-elle.
Le chef parcourut les deux paquets. La carte avait disparu de là où elle venait d'être posée. Piège ? Miracle ? Quel intérêt aurait Valeria à jeter le doute sur sa divination ? Et elle avait juré... et elle croyait.
Elle posa la carte sous le paquet de défausse et recommença.
Troisième carte. Sa main tremblait.
Vérité.
Une voix s'éleva parmi les nomades pétrifiés. Celle de Karea.
« Pourquoi Almena veut-elle tuer le roi Zor ?
— Elle pense que ce destin lui a été dicté par les dieux, dit Kira. Elle ne l'avait jamais vu, jamais rencontré auparavant. Lorsque Zor a croisé sa route, elle y a vu la source du mal dont elle est censée sauver ce monde.
— Les dieux... et ce même tarot. »
La cheffe se leva pour paraître au grand nombre.
« Les dieux et les démons s'intéressent rarement au monde des mortels, reconnut-elle. Nous ne pouvons pas détourner le regard ; sans quoi notre monde pourrait bien connaître la ruine, et nous aurions manqué la dernière bataille. Almena a peut-être raison, peut-être tort, mais je suis d'avis de la suivre.
— Je n'ai jamais entendu le nom de Zor et je ne l'ai jamais vu, dit un homme du groupe. Mais je t'ai vu, Kira, de Málem, et j'ai vu les cartes. Si tu ne mens pas, il reste à Ki peut-être une poignée de jours avant d'être étouffée sous une armée d'argile. Je veux que cette terre soit celle des vivants. Je suivrai. »
Je suivrai !
Le miracle se poursuivit.
Des femmes et des hommes dont il ne connaissait pas les visages, qu'il n'avait jamais vus, se levèrent. Leurs silhouettes ondulaient à la lueur des flammes. Ils firent le geste de promesse, la paume relevée, trois doigts dressés, deux repliés. Et ils répétèrent la même annonce, la même décision. Spontanément. Je suivrai !
Il avait l'impression d'assister à un rêve ; mais ce ne pouvait en être un, car son esprit était incapable de créer de tels fantasmes. Incapable d'imaginer cinquante, cent chefs de tribu faire le même geste, répéter la même phrase – je suivrai !
Ils n'avaient jamais vu Almena ni croisé son regard. Ils avaient entendu un témoignage, ils avaient vu une divinatrice lire un jeu de tarot. Comment cela pouvait-il leur suffire ?
Je suivrai !
Il sentit la fierté de se savoir sur le bon chemin, de pouvoir accomplir quelque chose, avec ces enfants d'Enlil. Elle étincelait. Mais, bientôt, les visages de ces cousins éloignés s'assombrirent ; il sut que nombre d'entre eux allaient mourir de la même façon qu'il avait vu deux des siens disparaître – avalés par les ombres...
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