20. Qu'est-ce donc que Málem...


Kira était, somme toute, un jeune homme tout à fait respectable. Je ne m'en suis rendu compte que tardivement. Il y avait du conflit en lui. Je pense qu'il est parvenu à le guérir. Fort peu d'entre nous, les humains, en sont capables.

Adrian von Zögarn, Notes sur mes voyages


Lorsque Kira atteignit le camp de la tribu Málem, il ne répondit à aucun appel, ne donna aucune explication. Son cheval écumant était prêt à mourir sur place ; des cernes se creusaient sous ses yeux et il se tenait raide comme un mannequin qui n'aurait tenu que par un assemblage de fils. Il n'avait pas dormi.

Kira ne s'arrêta pas. Il fendit le camp en deux tel un coup d'épée dans un drap de soie, sans un regard pour les chefs, sans un mot pour les guerrières et guerriers qui voyaient sa blessure comme le signe d'un conflit à venir. Quelle tribu les avait attaqués ? Les autres étaient-ils morts, ou retenus en otage ?

Il arrêta son cheval à quelques mètres de la tente de Valeria. L'animal tremblait de tous ses membres ; en descendant, il parvint à peine à se remettre debout, mû par l'adrénaline et par la colère.

« C'est toi ! » cracha-t-il.

La druidesse avait entendu le vacarme de son arrivée. Elle avait déjà compris ; nul besoin d'expliquer davantage.

« Zor.

— Oui, Zor ! »

Kira donna un coup de coude dans le vide. On l'aurait volontiers assis, nourri et soigné, mais pour l'heure, ses gestes brusques, erratiques, gardaient les nomades à distance.

« C'est toi, dit-il essoufflé et la gorge sèche. C'est toi qui lui a mis en tête ces projets de dieux, ces histoires inventées de toutes pièces, toi et tes visions, toi et ton tarot à trois bras, toi et tes dieux qui n'existent pas... »

Il manqua de s'évanouir ; Valeria s'agrippa à lui pour l'empêcher de s'effondrer.

« Qu'est-il arrivé ? demanda-t-elle.

— Zor a marché sur Samera. La ville n'existe plus. Nous l'avons rencontré, le roi. Orhis et Pleia sont morts. Adrian et Jilèn sont partis vers Lydr la prévenir de l'invasion, Almena est allée rassembler d'autres fils d'Enlil, et moi, et nous... »

Il se tourna vers les nomades qui se rassemblaient autour de lui. Ils n'osaient pas croiser son regard.

« Qu'est-ce que c'est que Málem ? s'exclama-t-il. Qu'est-ce que c'est que ce groupe de jeunes et de vieux qui n'arrive pas à protéger son propre enfant ! Où sont-ils tous ? Où sont ceux grâce à qui les parents d'Almena sont morts, encore pour une de ces histoires de chasse et de territoire ? Où est Sat, le sourcier qui sent les nuages à mille lieues, incapable de voir venir le danger pour sa fille adoptive ? Où sommes-nous tous ? Et toi, Valeria, ce que tu lui as mis dans la tête...

— Je n'ai fait que suivre les enseignements, dit la druidesse. Je n'ai fait que lire les cartes. C'était à Almena, et à elle seule, d'en déduire son chemin.

— Il n'y a pas de chemin. Il n'y a pas de dieux. Ils vont la massacrer, là-haut ; tu n'entendras plus jamais parler d'elle. »

Le regard de Valeria se voila.

« Je ne savais pas... murmura-t-elle. Je ne croyais pas moi-même... j'avais tort.

— Prends tes responsabilités. Quels que soient les dieux qui parlent par ta voix, ils ont eu tort eux aussi : tu vas tuer Almena pour rien. »

Une des cheffes de la tribu, une nomade de deux fois leur âge, écarta une partie de l'attroupement. Rien ne se décidait à Málem sans l'assentiment du groupe des sages et des anciens. Rien ne décidait non plus l'appartenance à ce groupe ; un jour, sans doute, Kira serait reconnu tacitement digne. Pour l'heure il était seulement en bonne voie.

« Qu'y a-t-il avec Zor ? »

Karea, se nommait-elle, qui connaissait mieux que tous les cités des enfants de Ki, leurs rois et leurs coutumes, leur organisation, leur commerce.

« Zor a détruit sa ville et levé une armée ; il vient de marcher sur Samera. Il n'en reste plus rien. J'ai vu Orhis être écrasé comme un insecte et Pleia...

Les yeux rougis, la respiration saccadée, il acheva :

— Pleia a été emporté par la terre vivante.

— Tes paroles ne font pas de sens, jugea Karea. Zor est le roi de Xiloth. S'il a détruit sa propre ville, par action mauvaise ou par inaction, dans ce cas il n'a plus d'armée. Se serait-il allié avec quelqu'un d'autre ? Qui ? Pourquoi Samera ? »

Un sourire surprenant barra le visage brouillé par la poussière du jeune homme.

« Tu ne comprends pas ! Vous ne comprenez pas ! Zor a passé un pacte... il a des alliés... mais ils ne sont pas de ce monde.

— Qu'as-tu vu ? demanda posément Karea.

— Nous marchions sur la terre comme sur une éponge. Des ruisseaux d'eau sale jaillis du sol coulaient autour de nous. Nos pieds s'enfonçaient dans la glaise. J'ai vu des guerriers d'argile deux fois grands comme un homme s'en arracher, comme si la terre donnait naissance à ces monstres. J'ai vu Pleia aspiré par les profondeurs comme dans des sables mouvants... j'ai vu le brouillard s'emparer de Samera. Les morts en ont fait leur demeure. Zor marchera sur la terre de Ki, et lorsqu'il sera passé, il n'y aura plus aucune vie.

— Répète-moi ce qu'est devenue Almena.

— Almena pense que Zor doit être battu et que c'est son devoir. Elle est partie vers les autres tribus.

— Pourquoi ne l'as-tu pas suivie ?

— Elle m'a envoyé vous quérir.

Kira essaya de faire plusieurs pas. Valeria l'empêcha de perdre l'équilibre.

— Le roi Zor marche sur Lydr ! cria-t-il à la cantonade. Vous pouvez laisser mourir tous ces fils d'Enki, ou vous pouvez choisir de mourir pour eux.

— Toi, dit Karea, que choisis-tu ? »

Il cherchait son cheval du regard, mais la bête avait déjà été mise à l'écart.

« N'est-ce pas évident ? J'ai fait ce qu'elle m'a demandé. Je suis venu vous chercher. Maintenant je repars. Que vous me suiviez ou non, ce n'est pas mon problème.

— Je consulterai les chefs, dit la nomade. La tribu Málem prendra une décision ce soir.

— Laissez-moi, s'énerva Kira face aux bras qui tentaient de l'entourer.

— Tu partiras demain à l'aube, commanda Karea. Pas avant. Selon ce que nous avons décidé, tu seras seul, ou bien accompagné de cent de nos guerriers.

— Zor est innombrable. Almena n'attend pas de vous cent hommes, mais mille, dix mille peut-être. Demandez les autres tribus, faites réunir les chefs au sein d'un grand conseil ; je leur dirai ce que je vous ai dit ; ils décideront. »

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