2. Xiloth
Xiloth et Zor s'apprêtaient à disparaître dans les pages de l'Histoire. Qui en aurait gardé trace ? Les historiens, les scribes avaient fui eux aussi.
Adrian von Zögarn, notes sur l'Omnimonde
Sans nouvelles du reste de l'armée, ils ne firent halte qu'une fois engagés à demi sur le chemin. La forêt cédait la place au rideau marécageux derrière lequel se cachait Xiloth. En passant sur ces routes de pavés que la reine Électra avait fait planter sur le sol spongieux, Zor songea aux protections naturelles dont sa ville pouvait s'enorgueillir. Un jour viendrait où ces marais seraient asséchés, pour en faire des champs et y planter des villages. Certes, le peuple échapperait enfin aux moustiques et aux maladies, mais il aurait tôt fait de se ramollir, car Xiloth serait ouverte aux quatre vents.
À cette cité, il construirait alors une véritable muraille, comme elles en avaient toutes.
La reine Électra avait lancé ce projet titanesque sans le mener à bien. Une fois succédé à sa mère, Zor avait découvert des coffres vides. Il avait appelé son intendant, qui n'avait pu fournir d'explication satisfaisante. L'homme avait été renvoyé – ou pendu, ou les deux.
Xiloth était alors florissante, et elle le resterait, il en faisait le serment ! Mais le manque de fonds se faisait cruellement sentir. La ville se fatiguait, elle s'endormait presque, comme s'enfonçant déjà dans le marécage pour y disparaître. Zor voyait la guerre comme une nécessité ; plutôt que de se complaire dans le commerce, il préférait étendre son royaume à des terres plus favorables. Régner sur deux villes plutôt qu'une lui offrirait cette stabilité dont il avait besoin.
Sauf que Lydr ne voulait pas de lui comme roi.
Elle saurait bien vite qu'on ne lui refusait rien.
Zor lâcha la bride et se porta au niveau de Jilèn. Même avec des traces de boue de la tunique jusqu'aux pommettes, elle était de loin la plus belle femme de Xiloth. Pas pour lui, bien sûr – s'il supportait ses diatribes et ses critiques en tant que roi, il n'aurait pas tenu deux jours en tant qu'époux. Jilèn ne faisait preuve d'aucune complaisance, aucune mansuétude, aucune reconnaissance envers lui. Après leur rencontre fortuite dans une salle d'entraînement publique et au terme d'un affrontement qui avait rendu fous les parieurs, Zor l'avait propulsée à la tête de sa garde personnelle. Elle aurait pu se gonfler d'orgueil, comme certains de ses suivants et de ses ministres ; mais Jilèn avait gardé les pieds sur terre.
« À quoi penses-tu ? » demanda-t-il avec amusement.
Elle le transperça d'un regard capable d'envoyer un homme valide six pieds sous terre.
« À l'après. Tu as bien dormi la nuit dernière, me semble-t-il ; moi, pourtant, j'aurais bien été incapable de trouver le sommeil. Ne te rends-tu pas compte de ce qui vient d'arriver ? Ton armée est défaite. Tes vassaux se sont enfuis. Ton royaume est en lambeaux.
— Au diable ces traîtres. Qu'ils partent. Et que ne restent que les fidèles, ceux à qui je peux faire confiance pour construire mon empire.
— Il n'y a plus personne. Rien que moi et tes maudits chiens de garde. »
La meute des loups, Zor la tenait aussi de la reine Électra. Elle avait élevé les premiers d'entre eux ; ces prédateurs des marais formaient depuis une famille au service du roi de Xiloth. Excellents nageurs à la fourrure imperméable et aux crocs empoisonnées, ils étaient le premier cercle loyal au roi. Leurs grands yeux de serpent voyaient de jour comme de nuit ; leurs oreilles entendaient le moindre son et ils reconnaissaient un homme de loin à l'odeur. Ils entouraient Zor d'un cocon de sécurité.
« Les Lydres sont certainement à notre poursuite, dit Zor. Je gage qu'ils ont de belles surprises devant eux. Les maladies du marais ne font pas de différence. Leurs soldats tomberont comme des mouches.
— Tu n'as pas compris ? Ils ne nous suivent pas. Ils ne sont pas entrés dans la forêt. Ils s'en retournent dans leur ville, car nous ne sommes aucun danger pour eux.
— Alors, ils se trompent. Une fois rentrés à Xiloth, j'enverrai un nouvel édit. Je convoquerai les chefs et...
— Rien de tout cela. Tu n'as plus d'armée. Tu n'as plus de vassaux. Et si tu continues dans ta folie, tu n'auras bientôt plus de ville.
— À t'entendre, on dirait que le marécage s'apprête à tous nous engloutir.
— Ce n'est pas si loin de la réalité. »
Enfin, les arbres de mangrove s'écartèrent et le sol devint sec. Une foule hétéroclite, mais silencieuse, essaimait dans les faubourgs de Xiloth. Hommes, femmes et enfants portaient des bagages trop lourds pour eux ; les plus chanceux traînaient un mulet ou un âne.
« Que se passe-t-il ? » s'exclama le roi.
Personne ne vint à leur rencontre. Comme ils avaient cheminé pendant deux jours entiers, la crasse du marécage les rendait méconnaissables, jusqu'à teindre leurs cheveux dans des tons foncés. Le peuple de Xiloth les confondait avec les autres rescapés de la bataille.
Les tours de garde plantées aux abords étaient vides, signe d'une maréchaussée en déshérence. Parti depuis moins d'une semaine, Zor découvrait avec stupeur que sa cité ne tenait pas debout sans lui ! Remettre de l'ordre, voilà ce qu'il ferait.
Il eut envie de crier son retour, afin que ces visages hagards se tournassent vers lui, que le peuple se souvînt de l'homme qui tenait Xiloth à bout de bras. Mais quelque chose, ou peut-être un regard sombre de Jilèn, l'en dissuada.
Elle mit pied à terre et se fraya un chemin parmi les paysans sur le départ. Ils avancèrent à contre-courant jusqu'à déboucher sur une rue vide. Un chien abandonné circulait entre des masures aux volets fermés, fouillant dans des ordures abandonnées sur le bord de la route.
« Que font-ils ? s'exclama le roi.
— Ils savent que la bataille a été perdue. Ils craignent que le roi Clemn ne marche jusqu'à Xiloth. Ce qu'il ne fera pas ; mais le peuple l'ignore et la peur le pousse sur les routes.
— Ils ne sont pas fidèles à leur ville.
— Ces gens sont avant tout fidèles à leur vie et celle de leur famille. Ensuite seulement, quand ces deux premières sont assurées, on peut leur gonfler la tête de patrie et d'obéissance. »
Le chien malingre disparut à l'approche des loups du roi. Il régnait dans ces rues une puanteur sinistre, celle des repas abandonnés à même la table, des affaires brûlées pour que les pillards ne s'en saisissent pas, des animaux de ferme tués par leur propre propriétaire plutôt que de les laisser crever de faim. L'odeur de la peur et de l'effondrement.
Tout ceci pour une bataille perdue.
« Tu vois, dit Jilèn. Tu voulais lever une armée ? Même s'ils grossissaient tes rangs, tous ces paysans avec leurs fourches, tous ces pêcheurs avec leurs filets, il ne t'en resterait plus assez. »
Zor devait admettre que sa femme-lige, sur les nombres, n'avait pas tort. Mais elle mésestimait la volonté du roi.
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