18. Samera


Voici le pouvoir.

Certains le nomment magie ; pour moi, il porte le nom d'atman.

Il peut percer les frontières de l'espace, balayer la vie et vaincre la mort.

C'est une malédiction.


Adrian von Zögarn


Zor monta sur la colline accompagné de Statma.

Il peinait à oublier Jilèn. La traîtresse le suivait où qu'il aille comme une tache indélébile de son histoire. Zor ne trouverait le repos que lorsque la terre de Ki lui serait acquise. Il conquerrait ce monde seul, contrairement à ce qu'il avait imaginé autrefois ; Jilèn serait détruite avec la masse informe de ses ennemis.

« Il ne sera jamais plus le temps du repos, dit Statma de sa voix sifflante. Les étoiles t'attendent, seigneur, ne l'oublie pas. Tu n'as pas un monde à conquérir, mais des milliers. »

Zor serra le poing. Un peu moins haut que lui, le golem avait l'allure d'une chose mal faite, tout juste bonne à repasser sur le tour de potier. Tout premier parmi ceux qui étaient sortis des marécages à sa demande, il était le seul doué de parole et de raison. Les autres, deux fois plus hauts qu'un homme, aux larges épaules et aux mains carrées, étaient des marionnettes. Statma faisait l'intermédiaire entre Zor et son armée.

Deux loups de garde se couchèrent près de lui. Le roi les flatta ; ils étaient les seuls êtres à l'avoir suivi dans sa chute, à avoir assisté au renouveau de son règne. Eux aussi avaient changé. Ils avaient grandi, leurs mâchoires plus puissantes, leur venin plus mortel encore. Zor leur avait insufflé un peu de cette volonté capable de changer le monde à sa guise.

Les yeux de Statma, deux billes d'onyx dans un masque d'argile parsemé de craquelures, rencontrèrent ceux du roi.

« Qu'attends-tu, seigneur ?

— Regarde cette ville sur notre chemin. Elle se nomme Samera. »

Derrière eux, l'armée de glaise en sommeil ressemblait à une marée de statues, une humanité nouvelle tout juste conçue par les dieux, mais stoppée dans son élan, avant de recevoir le souffle de vie.

« Observe ces murailles, dit Zor. Dénombre ces tours. Regarde ces colonnes de fumée. Je sens d'ici les parfums illusoires dont s'entourent les notables de cette ville corrompue. La peste n'est pas arrivée jusqu'ici, cependant. Les dieux ont donné à Samera la richesse et l'orgueil, tandis qu'ils réservaient leur morgue à Xiloth. Par le pouvoir de mes ancêtres, il n'en sera plus ainsi.

— Que veux-tu, seigneur ?

— Détruis cette ville. »


***


Ils quittèrent le campement à l'aube. Almena ouvrait la marche, Kira et deux hommes la fermaient.

Adrian était fier de lui ; la réussite de son expérience le plaçait en position de sauver de nombreuses vies.

Il avait encore un peu mal à la tête. Son corps s'était pleinement remis de la grippe drom et de la peste bleue, mais Zögarn semblait faire durer les effets de cet atroce vin distillé qu'on lui avait offert lors de sa visite sur Daln. Il avait commis l'erreur de boire en entier un flacon qui devait contenir une livre d'alcool. Ce voyage dans l'ivresse serait son dernier, se promettait-il – nul doute que Zögarn l'empêcherait de renouveler l'expérience.

Il ne se faisait pas d'illusions. L'intuition qui reliait la grippe des droms et la peste lui avait été soufflée par son hôte. Mais qu'importe ! Il avait prouvé que les deux microzootes avaient un rapport ou une ressemblance. Le corps sachant se défendre contre le premier, il accueillait le deuxième avec des armes affûtées, déjà prêt au combat.

Comment allait-il nommer ce procédé révolutionnaire ? La grippation ? La dromation ?

Il aurait volontiers traîné un de ces mammifères remarquables jusqu'à Xiloth. À vrai dire, il en aurait aussi ramené un sur Terre si c'était possible. Mais en essayant d'ouvrir une brèche suffisamment large vers sa planète natale, il aurait certainement mis le feu à son concentrateur. Il n'était par ailleurs pas pressé de rentrer sur Terre. À son dernier séjour, on avait essayé de l'assassiner dans son sommeil et de lui arracher des aveux de satanisme suite à un procès en sorcellerie tout à fait bâclé, ce qui ne lui laissait qu'un souvenir en demi-teinte.

« Et maintenant, qu'allez-vous faire ? demanda Almena.

— Une fois rentré à Xiloth, je commencerai à gripper les habitants. Plus personne ne contractera la peste bleue, la maladie disparaîtra donc d'elle-même. Je pourrai consacrer mon temps aux malades, afin de voir si leur condition est réversible. »

Il avait évacué de sa valise un grand nombre de flacons dont les étiquettes ne lui revenaient plus et de notes qu'il ne parvenait pas à relire, pour la remplir de cultures du microzoote responsable de la grippe des droms. Il avait sélectionné une des formes les plus bénignes, qui guérirait en quelques jours à peine en ne laissant que quelques boutons sur les mains et les avant-bras.

Certes, le peuple de Xiloth ne l'accueillerait peut-être pas avec un tapis rouge. Les charlatans en costume noir qui rôdaient dans les rues, s'ils n'avaient pas tous déjà attrapé la peste, continueraient de lui jeter leurs anathèmes à la figure. Mais, maintenant qu'Adrian savait où il allait, sa détermination lui permettrait de franchir tous ces menus obstacles.

Le roi Zor lui-même pouvait se mettre en travers de son chemin, il n'en ferait qu'une bouchée.

« Et toi, Jilèn ? poursuivit la jeune fille.

— Je pars pour Samera. Je ne suis certainement pas la bienvenue à Lydr ; là-bas, au moins, je trouverai un assassin pour le roi Zor...

— Ce n'est pas une façon de faire, protesta Kira en s'incrustant dans leur conversation. Tu ne peux pas tuer quelqu'un sans le regarder dans les yeux. Utu voit...

— Kaldar sait. Crois-moi, je suis déjà maudite par tous les dieux qui existent.

— Pas par moi, se déchargea Adrian en levant les bras. Et vous, Almena ?

— La vie continue.

— Almena est promise à un grand destin, railla Kira. Lequel, mystère.

— Valeria était contente de vous voir parmi nous. Je pense que nous nous reverrons. »

Elle plissa des yeux soudainement. Jilèn suivit la direction de son regard.

« Samera... »

Ils accélérèrent, laissant Adrian en arrière, qui s'empêtrait dans ses rênes.

« Attendez-moi ! » brailla-t-il.

De fait, ils s'arrêtèrent au même instant, comme bloqués par un mur invisible, lui permettant de les rejoindre. Une plaine morne les séparait encore de Samera, quelques kilomètres à peine. Toutes ses murailles éventrées, la cité était en feu. Des colonnes de fumée noircissaient le ciel. L'odeur de carbonisation refluait vers eux par vagues.

« C'est lui » dit Jilèn.

Elle porta la main à sa ceinture. Adrian l'avait vue passer des heures à aiguiser la lame de son cimeterre d'acier, l'arme noire volée au roi. Jilèn s'était fait une promesse. Si elle ne trouvait pas un assassin pour Zor, elle devrait prendre ce rôle.

« Attendez ! s'écria-t-il en la voyant partir au galop.

— Partons d'ici » proposa Kira.

L'incendie excitait et désorientait les chevaux.

« Je vous trouve prompt à la débandade, jeune homme, protesta Adrian. Personnellement, je veux surtout empêcher que la dame là-bas affronte une armée à elle toute seule. »

Il détacha sa valise et la déposa contre un arbre solitaire avant de remonter en selle, au grand dam de sa monture.

« Depuis quand Zor dispose-t-il d'une armée ? s'étonna Almena.

— Je n'en sais rien.

— Elle a fait un choix, dit Kira, déjà en retrait. Là-bas, c'est l'enfer. Je ne tiens pas à l'y suivre. C'est le destin qu'elle a scellé avec les dieux. C'est son destin.

— Ce que vous pouvez être stupide, râla l'alchimiste en remettant de l'ordre dans ses rênes.

— Viens, ordonna Almena à son camarade de tribu.

— Je ne suis pas tenu de te suivre.

— Par quel devoir ? Le devoir que tu as envers les hommes, ou celui que tu as envers les dieux ? »

Kira jura dans sa barbe mais consentit à se joindre au groupe.

Au dehors de la ville déjà perdue, la population en fuite se dispersait sur une plaine parcourue de panaches de fumée, qui erraient tels des spectres sur une terre meurtrie. Adrian perdit Jilèn de vue ; bientôt il perdit le reste du monde, remplacé par un brouillard de fusain âcre et soufré, comme si la région toute entière était sise sur un volcan proche de l'éruption.

Quelque chose faucha les pattes de son cheval, qui s'effondra dans la terre poussiéreuse. Il lâcha la bride et fut catapulté vers l'avant. Zögarn empêcha ses os de se briser, mais ne stoppa ni la douleur ni la désorientation qui en résultait. Adrian eut l'impression que le monde, déjà bien confus, clignotait. Son premier réflexe fut de se relever, titubant, hagard. Les hennissements terrifiants de son cheval retentissaient derrière les fumées qui montaient du sol comme les brouillards de la nuit.

La bête s'était tue. Adrian découvrit que sa seule arme avait été arrachée de sa ceinture lors de la chute. La chercher aurait requis de plonger les mains dans cette brume cendrée où s'enfonçaient ses pieds. Il y renonça.

D'ordinaire, à cette période de l'année, la terre absorbait sans compter les eaux tombées lors des orages, gorgeant ses nappes phréatiques jusqu'à la saison sèche. Or le cours des choses semblait s'inverser ; le sol dégorgeait une eau putride, telle le sang et la lymphe qui suintent d'une blessure à peine refermée.

Adrian chercha son cheval du regard. En plus de peser sur sa respiration, la fumée lui volait la majeure partie de son champ de vision. Il agita vainement des bras, trébucha sur une masse. Un corps. Un homme déjà mort, vêtu de l'armure d'une armée régulière – Samera sans doute.

Guidé par des gémissements, il marcha jusqu'à un autre homme à terre. Il avait au moins une épaule démise et du sang imprégnait la chemise par-dessous son plastron de cuir.

« Ne bougez pas » dit l'alchimiste.

Le blessé ne parlait pas, se contentant de hoqueter erratiquement. Adrian fouilla dans toutes ses poches à la recherche de quelque chose pour l'aider. L'homme n'avait déjà plus assez de force pour comprimer sa blessure à l'abdomen. Il tourna rapidement de l'œil. Il fallait le tirer hors de là.

Adrian retira son manteau, arracha les manches avec rage et noua un semblant de compresse. Dans quelle direction ? Il trouva un couteau de chirurgien dans une de ses poches et s'en servit pour couper quelques attaches, allégeant le malheureux de pièces d'armure inutiles, avant de le prendre sur ses épaules.

À chaque pas, il espérait que la fumée s'ouvrirait, qu'il quitterait l'enfer pour la terre de Ki, qu'il arracherait enfin cet homme à la mort qui rampait depuis la ville détruite, depuis le cratère dont tous les démons semblaient se jeter sur le monde. Mais les voiles se refermaient aussitôt.

Maudit soit le roi Zor, s'il ne l'était déjà pas assez !

Des voix montaient de toutes les directions, se rapprochant et s'éloignant tantôt. Ce monde perdu ne lui parvenait plus qu'au travers d'œillères. Il songea au concentrateur dans ses bagages, sa seule porte de sortie, le seul moyen durable et certain d'échapper à la folie qui s'emparait de Ki... et se sentit coupable d'envisager la fuite.

« Tiens bon, camarade, le pire est derrière nous. »

Un cheval sans cavalier, affolé, passa à quelques mètres de lui comme un fantôme. Ses pieds s'enfonçaient maintenant dans la boue exsudée par le sol. Il n'avait jamais observé tel phénomène géologique. Quel monstre se préparait à faire un festin de la terre de Ki ?

Une main.

Une main sortait de la terre, sous ses yeux. Une main aux gros doigts griffus, à la paume carrée, que suivait un bras épais, creusé de ridules comme un vieux bois. Adrian agrandit les yeux. Il se surprit à prier Zögarn. L'immortel ne pouvait-il pas surgir de son silence en majesté et écraser d'un geste dédaigneux les monstres qui remplissaient les ombres de leurs auras suspectes ?

La main prit appui sur le sol, suivie d'une deuxième, suintant d'une eau bouillonnante, comme des glaires ferrugineux. Une tête et un torse approximatifs s'arrachèrent au sol. Le golem n'était pas tout à fait formé ; un gros trou perçait sa poitrine, dans lequel coulait encore de l'eau argileuse. Son cou presque inexistant, tordu sur le côté, faisait pencher sa tête comme celle d'un fou.

Il n'avait pas de bouche, ni de nez, ni d'oreilles. Son menton était aplati de travers. Mais il n'avait besoin que d'yeux et de bras ; les uns pour voir, deux petites pierres blanches incrustées dans des orbites profondes, les autres pour frapper, deux battoirs gigantesques.

Il ne parla donc pas, mais un grondement parcourut son corps. Ses bras se tordirent en direction d'Adrian. L'alchimiste comprenait parfaitement ce qu'il voulait lui dire. Meurs.

Il se souvint de Pirhus. De tous les pouvoirs dont Zor avait pu faire usage, le versatile atman semblait le plus probable. Mais Adrian ignorait qu'on pouvait donner vie à l'argile grâce à l'atman. Pour lui, ce n'était qu'une magie de bas étage, juste bonne à le transporter à sa guise sur Terre ou sur Daln.

Déséquilibré par l'incrustation imprévue d'une grosse pierre, un des bras du golem se détacha. L'argile bouillante se reforma aussitôt. S'aidant de son seul bras fonctionnel, la créature essaya de s'extraire complètement du sol.

Adrian ne pouvait pas courir avec le blessé sur les épaules. Le sang poisseux et moite imprégnait déjà ses propres vêtements. Il fallait faire un choix.

« Bougez de là ! » cria Jilèn.

Elle surgit entre les arabesques de souffre comme l'ange Gabriel. Le golem tordit son bras pour la cueillir au vol ; elle se baissa pour l'éviter. Son cimeterre décrivit un arc de cercle impeccable et trancha la tête à la base du cou.

La créature fut soudain privée de vie. Comme une outre percée se déforme et se vide, la glaise s'étala parmi les remugles visqueux, laissant apparaître de vieux ossements remontés du sol. Adrian y reconnut un squelette humain enterré là à une autre époque, à qui l'atman redonnait vie. Il reconstruisait un corps avec la matière à portée de main, la terre elle-même.

« Par Kaldor...

— Foncez ! s'exclama la xilothe. J'ai eu de la chance, il se formait à peine. Les autres sont indestructibles.

— Je voudrais bien vous y voir, grogna Adrian en raffermissant sa prise sur l'homme qu'il portait.

— Cet homme est mort, dit-elle. Laissez-le. Nous devons partir.

— Je suis le meilleur médecin sur cette terre de fous, et je suis le mieux placé pour dire si un homme est mort ou pas !

— Laissez-le. »

Une vague de fumée se colla à ses yeux, bientôt noyés de larmes.

« Laissez-moi sauver au moins une personne ! cria-t-il.

— C'est fini, Adrian. »

Elle le força à lâcher prise. Il voulut encore prendre le pouls – plus rien. Adrian se remit piteusement debout.

Un coup de vent écarta les exhalaisons de la terre. Sur un ordre bref, les monstres chtoniens qui s'agitaient dans les profondeurs avaient fait taire leurs forges démoniaques. Une silhouette, jusqu'à présent ceinte de brouillard, prit forme à dix mètres à peine d'eux.

Une voix brisée monta par-dessus le silence.

« Je ne pensais pas te retrouver ici, Jilèn. Je suis content... »

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top